Tous les ans, pendant quatre mois, les frères von Siebenthal montent dans les alpages pour s’occuper d’un troupeau de chèvres et produire du fromage. Une vie de labeur et de sobriété.
Par Victor Coutard. Photographies Paul Lehr.
À 1667 mètres d’altitude, Jakob et Mathis von Siebenthal font des semaines de 135 heures. Chaque jour, ils commencent à travailler aux aurores et finissent leur journée au crépuscule. La première traite doit être effectuée à 5 heures, la dernière se termine, si tout se passe bien, vers 19 heures. Puis il faut encore compter une heure pour tout nettoyer, retourner les fromages de la veille et accompagner les chèvres sur leur parcelle de nuit. 5h-20h, 15 heures par jour, 135 heures par semaine. Et ça ne s’arrête jamais pendant les quatre mois que dure la saison des alpages. Pas de jours de repos, pas de vacances ni même de congés maladies. Lors de notre visite, Mathis avait attrapé froid mais n’était pas exempté de ses tâches, à savoir les deux traites et la surveillance des animaux sur des alpages d’altitude battues par les vents.
L’impuissance de manger beaucoup
Depuis Zurich, nous avons pris le train pour la ville de Coire où nous devions prendre une voiture pour grimper dans les montagnes du canton des Grisons et plus précisément dans la vallée de Lumnezia jusqu’au village de Puzzatschs. À cause d’un micmac de communication, nous nous sommes rendu compte ne pas avoir effectué de réservation de voiture et les prix prohibitifs proposés par les agences de location nous poussèrent à trouver une solution alternative. Un bretzel, un train, un bus et deux heures de marche sur des sentiers de randonnée de haute montagne plus tard, nous arrivions enfin en vue de Parvalsauns, le chalet où Jakob et Mathis font la saison. Assoiffés par tant d’efforts, nous nous réjouissions d’avance de trouver chez nos deux amis allemands la bonne bière fraîche dont nous rêvions. En lieu et place nous nous vîmes proposer un verre d’eau fraîche ou de lait de chèvre. Mathis ne boit pas d’alcool et, quand il est ici, Jakob non plus. “Si je bois je m’endors” explique ce dernier.
À Puzzatsch, au chalet Parvalsauns, on ne boit pas, on ne fume pas, on saute les déjeuners, on mange très peu de viande, très peu de sucre, on ne capte pas internet, on est trop fatigué pour lire et, pour tout dire, on ne baise pas tous les quatre matins. À 21 heures tout le monde est au lit, à 4h30, quand sonne le réveil, on va à l’essentiel et on évite de trop se parler. Ici, loin du village et au cœur de la vallée, on vit en autarcie au rythme des bêtes et des fromages, on subit la météo, on ne compte pas ses efforts. “La sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup ” écrivait La Rochefoucauld dans ces Maximes. Jakob et Mathis ne sont ni des grincheux, ni des apôtres de la continence. Quand on leur prépare un petit salé, ils en mangent avec appétit, quand on ouvre une bière, Jakob se sert un bon demi, le boit avec joie puis lâche un râle de plaisir. Mais d’ordinaire, quand ils sont ici dans les alpages, Jakob et Mathis n’ont plus le temps, plus l’énergie nécessaire pour les plaisirs sensibles. La montagne et les bêtes apprennent la sobriété à l’esprit, comme au corps.
Pas une horloge suisse
À Puzzatsch, chaque jour est réglé comme une horloge mais pas forcément comme une horloge suisse tant sont nombreux impondérables et imprévus. Il y a les animaux malades et les fugueurs, le matériel revêche, les orages soudains, les visiteurs en quête de fromage. Le réveil sonne donc vers 4H30, le temps d’enfiler un pull et des chaussures de montagne. Mathis part chercher les chèvres, puis les regroupe près de la salle de traite. Pendant ce temps, Jakob démarre un feu de bois sous le chauffe-eau dont la vapeur servira à faire monter en température le lait du jour. Les deux frères préparent ensuite les pots trayeurs et branchent ce qui doit l’être là où ça doit l’être. Les chèvres entrent dans l’étable par groupe de tente, passent leur tête dans le cornadis et se régalent d’un mélange de céréales pendant la traite. Les premiers jets de lait, impropres à la consommation, sont tirés à la main et récupérés dans une bouteille à bec évasé qui rappelle les trompettes pour asthmatiques. Chaque animal donne environ un litre de lait, il y a 130 chèvres. La traite prend deux bonnes heures au son des “tschi-tschi” des trayeuses et dans les effluves de foin, de chèvres et de crème. Puis enfin, il faudra nettoyer le bâtiment comme les instruments. Nettoyer, briquer, astiquer représente une majeure partie du temps de travail quand on veut bien faire du fromage.
Hormis les deux traites journalières qu’ils réalisent ensemble, Jakob et Mathis se répartissent les rôles et alternent tous les dix jours. Pour le dire simplement, l’un s’occupe des fromages quand l’autre s’occupe des chèvres. La semaine de notre venue, Jakob passait la journée à la fromagerie et Mathis dans les alpages. Les deux frères vivent ainsi pendant quatre mois dans l’intimité d’un chalet de haute montagne totalement isolé du reste du monde sans pour autant vivre une cohabitation fusionnelle. Le matin, à peine réveillés, ils s’activent en salle de traite, puis ils passent la journée à deux endroits différents de la vallée et ne se retrouvent le soir que pour effectuer la seconde traite. Accablés de fatigue, ils n’ont finalement que le dîner pour être vraiment ensemble et, très vite, il faut aller au lit. “On dort tellement bien après une journée de travail qu’on se lève avec la satisfaction de savoir que le soir on ira se coucher” rigole Jakob.
250 grammes de graines
Vers 6h30, les premiers rayons de soleil de la journée s’engouffrent enfin dans la vallée pour lécher le toit de la ferme. À la fromagerie, le lait est transvasé à même une bassine recouverte d’un plateau de bois. Jakob pèse les fromages de la veille puis les fait tremper dans un bain d’eau salée. Il note également la quantité de lait du jour, ajoute la présure et prépare sa journée de travail. Pendant ce temps, Mathis se prépare. Il avale son petit-déjeuner vers 8H, remplit sa gourde d’eau et une pochette en tissu de 250 grammes de graines. Avant de s’installer, les deux frères ont dépensé près de 1 000 euros pour se faire des réserves d’amandes fraîches, de cerneaux de noix et d’autres graines de tournesol. Ils ont calculé que 250 grammes par jour devraient suffire pour tenir la saison. Et que 250 grammes de graines plus une pomme feraient amplement l’affaire pour le déjeuner. Ils ont également acheté des provisions pour le dîner et les affaires courantes et se font livrer un panier de légumes toutes les semaines. “Si ça se passe bien, on n’aura même pas besoin d’aller au supermarché de la saison” lance fièrement Jakob.
Mathis part vers 8h30 dans les alpages qui se dressent comme un tsunami vert juste en face de la maison. De la terrasse, on peut suivre Mathis, sa chienne Djinn et le troupeau grimper vers les hauteurs. “Quand je suis là-haut, j’écoute de la musique, je pense à ce que je vais faire cet hiver. Au début, on ne connaît pas le terrain, il faut être vigilant mais au bout d’un certain temps, je pourrais me mettre à lire un peu” raconte Mathis, son bâton de berger à la main et son sifflet autour du cou. Qu’il pleuve ou qu’il vente, Mathis doit rester là-haut, dans les alpages, afin que les chèvres mangent le maximum d’herbes grasses pour produire un maximum de lait. Plus la saison va avancer, plus les chèvres iront haut en altitude, jusqu’à faire le tour de la montagne, pour chercher la meilleure source de nourriture. Mathis passe environ 8 heures tout seul avec le troupeau et revient vers 16H30 pour effectuer la seconde traite de la journée. À son retour, son frère aura produit une quarantaine de fromages, astiqué la fromagerie et décrotté l’étable, nourri les petits cochons et se sera occupé de l’administratif car où que l’on soit, il y en a toujours.
Le sauvage et le farouche
Jakob économise pour s’acheter une ferme. Il voudrait s’installer dans la Drôme et devenir maraîcher. Il aimerait trouver un terrain pas trop isolé pour s’installer avec sa copine Charlie, fondatrice de la marque de vêtement Ségo-Ségo. Pour l’instant, il vit à Marseille et le reste de l’année opère comme livreur à vélo. “À Marseille, ce sont mes vacances, je ne travaille que trois jours par semaine.” plaisante Jakob. Mathis, lui, aime cette vie nomade et solitaire. À bord de son pick-up Volkswagen, il passe ses hivers en Scandinavie où il travaille à élever des chiens huskys. “Je ne suis pas prêt à m’installer” confie-t-il dans un large sourire.
Leur sœur Suzanne est également bergère l’été venu. Pourtant les Von Siebenthal ne sont pas une famille d’agriculteurs, enfin pas depuis très longtemps. “Il y a cinq ou six générations, notre famille faisait déjà des fromages dans les Alpes françaises » explique Jakob. L’attrait pour le pastoralisme est d’abord un attrait pour ce mode de vie contemplatif et spartiate. “Je trouve mon plaisir dans le dénuement” s’épanche Jakob d’un sourire doux qui tempère son propos monacal.
Les mœurs austères dont Jakob et Mathis font leur quotidien sont proprement le caractère d’un sauvage et d’un farouche. Le sauvage, c’est Mathis, ces yeux bleus, sa douceur autoritaire. D’une certaine manière, il se refuse à faire société et migre d’une saison à l’autre vers des paysages où l’homme est renvoyé à ses faiblesses et à sa solitude. “Je suis plutôt fortiche pour être tout seul et ne rien faire” plaisante-t-il. Le farouche, c’est Jakob. Il trace sa route avec détermination et une liberté d’esprit remarquable. Il y a chez ses deux frères et dans ce chalet quelque chose que l’on pourrait retrouver dans les livres de Nature Writing américain. Ils pourraient être deux cow-boys d’un roman de Larry McMurtry ou de Jim Morrisson, ce pourrait être le Montana. Ils sont deux Goat Boys, et ce sont les Alpes Suisses.