Tous les ans, pendant quatre mois, les frères von Siebenthal montent dans les alpages pour s’occuper d’un troupeau de chèvres et produire du fromage. Une vie de labeur et de sobriété.
Par Victor Coutard. Photographies Paul Lehr.

À 1667 mètres d’altitude, Jakob et Mathis von Siebenthal font des semaines de 135 heures. Chaque jour, ils commencent à travailler aux aurores et finissent leur journée au crépuscule. La première traite doit être effectuée à 5 heures, la dernière se termine, si tout se passe bien, vers 19 heures. Puis il faut encore compter une heure pour tout nettoyer, retourner les fromages de la veille et accompagner les chèvres sur leur parcelle de nuit. 5h-20h, 15 heures par jour, 135 heures par semaine. Et ça ne s’arrête jamais pendant les quatre mois que dure la saison des alpages. Pas de jours de repos, pas de vacances ni même de congés maladies. Lors de notre visite, Mathis avait attrapé froid mais n’était pas exempté de ses tâches, à savoir les deux traites et la surveillance des animaux sur des alpages d’altitude battues par les vents.

L’impuissance de manger beaucoup

Depuis Zurich, nous avons pris le train pour la ville de Coire où nous devions prendre une voiture pour grimper dans les montagnes du canton des Grisons et plus précisément dans  la vallée de Lumnezia jusqu’au village de Puzzatschs. À cause d’un micmac de communication, nous nous sommes rendu compte ne pas avoir effectué de réservation de voiture et les prix prohibitifs proposés par les agences de location nous poussèrent à trouver une solution alternative. Un bretzel, un train, un bus et deux heures de marche sur des sentiers de randonnée de haute montagne plus tard, nous arrivions enfin en vue de Parvalsauns, le chalet où Jakob et Mathis font la saison. Assoiffés par tant d’efforts, nous nous réjouissions d’avance de trouver chez nos deux amis allemands la bonne bière fraîche dont nous rêvions. En lieu et place nous nous vîmes proposer un verre d’eau fraîche ou de lait de chèvre. Mathis ne boit pas d’alcool et, quand il est ici, Jakob non plus. “Si je bois je m’endors” explique ce dernier.

À Puzzatsch, au chalet Parvalsauns, on ne boit pas, on ne fume pas, on saute les déjeuners, on mange très peu de viande, très peu de sucre, on ne capte pas internet, on est trop fatigué pour lire et, pour tout dire, on ne baise pas tous les quatre matins. À 21 heures tout le monde est au lit, à 4h30, quand sonne le réveil, on va à l’essentiel et on évite de trop se parler. Ici, loin du village et au cœur de la vallée, on vit en autarcie au rythme des bêtes et des fromages, on subit la météo, on ne compte pas ses efforts. “La sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup ” écrivait La Rochefoucauld dans ces Maximes. Jakob et Mathis ne sont ni des grincheux, ni des apôtres de la continence. Quand on leur prépare un petit salé, ils en mangent avec appétit, quand on ouvre une bière, Jakob se sert un bon demi, le boit avec joie puis lâche un râle de plaisir. Mais d’ordinaire, quand ils sont ici dans les alpages, Jakob et Mathis n’ont plus le temps, plus l’énergie nécessaire pour les plaisirs sensibles. La montagne et les bêtes apprennent la sobriété à l’esprit, comme au corps.

Pas une horloge suisse

À Puzzatsch, chaque jour est réglé comme une horloge mais pas forcément comme une horloge suisse tant sont nombreux impondérables et imprévus. Il y a les animaux malades et les fugueurs, le matériel revêche, les orages soudains, les visiteurs en quête de fromage. Le réveil sonne donc vers 4H30, le temps d’enfiler un pull et des chaussures de montagne. Mathis part chercher les chèvres, puis les regroupe près de la salle de traite. Pendant ce temps, Jakob démarre un feu de bois sous le chauffe-eau dont la vapeur servira à faire monter en température le lait du jour. Les deux frères préparent ensuite les pots trayeurs et branchent ce qui doit l’être là où ça doit l’être. Les chèvres entrent dans l’étable par groupe de tente, passent leur tête dans le cornadis et se régalent d’un mélange de céréales pendant la traite. Les premiers jets de lait, impropres à la consommation, sont tirés à la main et récupérés dans une bouteille à bec évasé qui rappelle les trompettes pour asthmatiques. Chaque animal donne environ un litre de lait, il y a 130 chèvres. La traite prend deux bonnes heures au son des “tschi-tschi” des trayeuses et dans les effluves de foin, de chèvres et de crème. Puis enfin, il faudra nettoyer le bâtiment comme les instruments. Nettoyer, briquer, astiquer représente une majeure partie du temps de travail quand on veut bien faire du fromage.

Hormis les deux traites journalières qu’ils réalisent ensemble, Jakob et Mathis se répartissent les rôles et alternent tous les dix jours. Pour le dire simplement, l’un s’occupe des fromages quand l’autre s’occupe des chèvres. La semaine de notre venue, Jakob passait la journée à la fromagerie et Mathis dans les alpages. Les deux frères vivent ainsi pendant quatre mois dans l’intimité d’un chalet de haute montagne totalement isolé du reste du monde sans pour autant vivre une cohabitation fusionnelle. Le matin, à peine réveillés, ils s’activent en salle de traite, puis ils passent la journée à deux endroits différents de la vallée et ne se retrouvent le soir que pour effectuer la seconde traite. Accablés de fatigue, ils n’ont finalement que le dîner pour être vraiment ensemble et, très vite, il faut aller au lit. “On dort tellement bien après une journée de travail qu’on se lève avec la satisfaction de savoir que le soir on ira se coucher” rigole Jakob.

250 grammes de graines

Vers 6h30, les premiers rayons de soleil de la journée s’engouffrent enfin dans la vallée pour lécher le toit de la ferme. À la fromagerie, le lait est transvasé à même une bassine recouverte d’un plateau de bois. Jakob pèse les fromages de la veille puis les fait tremper dans un bain d’eau salée. Il note également la quantité de lait du jour, ajoute la présure et prépare sa journée de travail. Pendant ce temps, Mathis se prépare. Il avale son petit-déjeuner vers 8H, remplit sa gourde d’eau et une pochette en tissu de 250 grammes de graines. Avant de s’installer, les deux frères ont dépensé près de 1 000 euros pour se faire des réserves d’amandes fraîches, de cerneaux de noix et d’autres graines de tournesol. Ils ont calculé que 250 grammes par jour devraient suffire pour tenir la saison. Et que 250 grammes de graines plus une pomme feraient amplement l’affaire pour le déjeuner. Ils ont également acheté des provisions pour le dîner et les affaires courantes et se font livrer un panier de légumes toutes les semaines. “Si ça se passe bien, on n’aura même pas besoin d’aller au supermarché de la saison” lance fièrement Jakob.

Mathis part vers 8h30 dans les alpages qui se dressent comme un tsunami vert juste en face de la maison. De la terrasse, on peut suivre Mathis, sa chienne Djinn et le troupeau grimper vers les hauteurs. “Quand je suis là-haut, j’écoute de la musique, je pense à ce que je vais faire cet hiver. Au début, on ne connaît pas le terrain, il faut être vigilant mais au bout d’un certain temps, je pourrais me mettre à lire un peu” raconte Mathis, son bâton de berger à la main et son sifflet autour du cou. Qu’il pleuve ou qu’il vente, Mathis doit rester là-haut, dans les alpages, afin que les chèvres mangent le maximum d’herbes grasses pour produire un maximum de lait. Plus la saison va avancer, plus les chèvres iront haut en altitude, jusqu’à faire le tour de la montagne, pour chercher la meilleure source de nourriture. Mathis passe environ 8 heures tout seul avec le troupeau et revient vers 16H30 pour effectuer la seconde traite de la journée. À son retour, son frère aura produit une quarantaine de fromages, astiqué la fromagerie et décrotté l’étable, nourri les petits cochons et se sera occupé de l’administratif car où que l’on soit, il y en a toujours.

Le sauvage et le farouche

Jakob économise pour s’acheter une ferme. Il voudrait s’installer dans la Drôme et devenir maraîcher. Il aimerait trouver un terrain pas trop isolé pour s’installer avec sa copine Charlie, fondatrice de la marque de vêtement Ségo-Ségo. Pour l’instant, il vit à Marseille et le reste de l’année opère comme livreur à vélo. “À Marseille, ce sont mes vacances, je ne travaille que trois jours par semaine.” plaisante Jakob. Mathis, lui, aime cette vie nomade et solitaire. À bord de son pick-up Volkswagen, il passe ses hivers en Scandinavie où il travaille à élever des chiens huskys. “Je ne suis pas prêt à m’installer” confie-t-il dans un large sourire.

Leur sœur Suzanne est également bergère l’été venu. Pourtant les Von Siebenthal ne sont pas une famille d’agriculteurs, enfin pas depuis très longtemps. “Il y a cinq ou six générations, notre famille faisait déjà des fromages dans les Alpes françaises » explique Jakob. L’attrait pour le pastoralisme est d’abord un attrait pour ce mode de vie contemplatif et spartiate. “Je trouve mon plaisir dans le dénuement” s’épanche Jakob d’un sourire doux qui tempère son propos monacal.

Les mœurs austères dont Jakob et Mathis font leur quotidien sont proprement le caractère d’un sauvage et d’un farouche. Le sauvage, c’est Mathis, ces yeux bleus, sa douceur autoritaire. D’une certaine manière, il se refuse à faire société et migre d’une saison à l’autre vers des paysages où l’homme est renvoyé à ses faiblesses et à sa solitude. “Je suis plutôt fortiche pour être tout seul et ne rien faire” plaisante-t-il.  Le farouche, c’est Jakob. Il trace sa route avec détermination et une liberté d’esprit remarquable. Il y a chez ses deux frères et dans ce chalet quelque chose que l’on pourrait retrouver dans les livres de Nature Writing américain. Ils pourraient être deux cow-boys d’un roman de Larry McMurtry ou de Jim Morrisson, ce pourrait être le Montana. Ils sont deux Goat Boys, et ce sont les Alpes Suisses.

L’un des botanistes les plus importants de notre époque a ouvert les portes de son jardin secret à Regain. Rencontre.

Par Marie Aline. Photographies Ilyes Griyeb.

Francis Hallé a l’habitude de recevoir chez lui, à Montpellier, dans un appartement sur deux étages habité par sa famille et les plantes issues de graines rapportées de ses expéditions tropicales. Depuis la fenêtre de son bureau, il a une vue imprenable sur les frondaisons du grand chêne, l’un des quatre maîtres du jardin. L’accompagnent le cyprès, le pin pignon et le cèdre. Le jardin est celui de la copropriété. Francis Hallé s’en occupe depuis vingt-cinq ans avec l’aide d’un jardinier devenu entre-temps son ami. Naturellement, il propose de commencer la conversation dehors. Passé l’allée de bambous vieille d’un siècle, il nous présente le Sophora japonica mutant et tortueux. Ses branches poussent vers le sol. Le faux poivrier porte des feuilles à l’odeur d’anis et une baie rose que l’on utilise en cuisine. Le buis vient des Baléares, le laurier de Californie ; le cèdre mesure 33 mètres, le pin 42. Le plaqueminier dresse ses kakis vers le ciel azur quand ses congénères sont le plus souvent taillés à hauteur d’homme. C’est plus pratique pour en cueillir les fruits…

Francis Hallé : Le plus gros problème avec l’être humain, c’est qu’il se croit beaucoup plus malin que les plantes. Il est tout le temps en train de les tailler, les déplacer, les remuer…

Avez-vous une relation intime avec les arbres et les plantes ?

Ma relation avec eux est empreinte d’une sympathie… qui existe j’espère de part et d’autre, mais ça, je ne le saurai jamais ! Mettre des sentiments là-dedans serait tomber dans l’anthropomorphisme. Et je déteste ça. Je vis avec eux, sans qu’on se fasse de tort ni à l’un ni à l’autre. C’est déjà énorme. Ils aimeraient bien que ça soit toujours comme ça.

Qu’est-ce qui vous a attiré en premier lieu vers le monde végétal ?

Je crois que c’est l’esthétique. Si vous prêtez attention à n’importe quelle plante, quelle que soit l’échelle, vous reconnaîtrez que c’est très beau. J’ai dessiné la première quand j’étais étudiant. Sur mon balcon, j’ai vu une plante dont je ne m’étais jamais occupé. Je ne l’avais pas mise là. Elle était dans un pot avec de la terre. Je l’ai vue grandir, fleurir, fructifier, mourir. Et l’année d’après, il y en avait dans tous les pots. Je l’ai dessinée. On était en 1957. Je ne connaissais pas son nom. Je sais aujourd’hui que c’était Capsella bursa-pastoris (la Bourse à pasteur). C’est une adventice. Je pourrais imaginer une plante laide, mais je n’en trouve pas. L’intérêt réel est venu dans un deuxième temps, dans les serres du Muséum d’histoire naturelle à Paris, et puis dans les Tropiques. J’avais exactement 20 ans lors de mon premier terrain, en Côte d’Ivoire.

Oui, mais qu’est-ce qui vous a poussé à étudier la botanique ?

Pendant la guerre, on a très bien vécu en Seine-et-Marne sur un hectare. Mon père était agronome. On était neuf, deux parents et sept enfants, et on a mangé à notre faim. J’avais 6 ou 7 ans, je mettais la main à la pâte, bien sûr. Nous n’avons jamais manqué de rien, et on aidait même les gens du village qui eux n’avaient pas la chance d’avoir un hectare à cultiver. Mon attachement pour les plantes vient d’une sorte d’admiration.

Dès qu’on a de la terre avec des plantes, on a de quoi manger, de quoi se chauffer. Le végétal est toujours utile. Toutes les plantes qui nous entourent ici nous permettent de respirer.

Existe-t-il des arbres immortels ?

Oui, certaines espèces sont capables de se reproduire par drageons : les racines donnent des multitudes de petits arbres qui peuvent devenir une forêt issue d’une graine unique. Et ça peut durer des dizaines de milliers d’années. Pour d’autres arbres, les branches poussent, elles touchent le sol et s’enracinent avant de donner de nouveaux arbres qui feront pareil. Tant qu’il y a de la place et que les conditions sont bonnes, ça continuera comme ça. Vous voyez bien que c’est immortel. Au niveau mondial, on a dû identifier une vingtaine d’espèces d’arbres immortels. Le plus vieux est en Tasmanie, il s’appelle Laumatia tasmanica. Il y a trois kilomètres de clones le long d’une rivière. Il faut analyser le génome pour comprendre que c’est UNE graine. Il ne faut pas s’imaginer que les arbres immortels sont gigantesques. Au-delà de deux mille ans, les arbres se changent en clones. Nous, on n’est pas du tout capables de faire ça.

Francis Hallé nous guide vers son salon envahi de plantes tropicales et nous présente.

F.H.: Celle-ci s’appelle Monstera deliciosa car elle donne une fraise géante et délicieuse à manger. Les forêts tropicales regorgent de ce genre de trésor.

Comment l’idée du radeau des cimes est-elle venue ? (« Le radeau des cimes » est un programme d’expéditions scientifiques sur la biodiversité de la forêt mené par Francis Hallé avec certains acolytes.)
En 1982, au Panama et au Brésil, Terry Erwin est le premier à recenser les insectes d’une canopée de forêt tropicale. Comme il ne pouvait pas monter, même à l’aide de cordes, il utilisait une technique un peu douteuse.
Il tirait vers la canopée avec un canon à gaz toxique, posé au sol, ça tuait les insectes qui retombaient sur de grands draps blancs au sol. Beaucoup se cramponnaient en mourant. Grâce à ce travail de recensement, le comptage de la biodiversité terrestre a été multiplié par dix. On est passé de 3 millions à 30 millions. À partir de ce moment, mon
objectif était clair : je voulais faire comme Terry, mais en montant. J’ai commencé par chercher un pilote de ballon dirigeable. On a ensuite trouvé l’architecte pour concevoir la structure. On passait trois mois sur le terrain, le temps de monter le camp, puis deux mois avec les scientifiques et deux semaines pour démonter. Nous écrivons un livre sur ces trente ans d’exploration de la canopée avec le pilote, l’architecte et le logisticien : Dany Cleyet-Marrel, Gilles Ebersolt et Olivier Pascal. On a des milliers de photos qui n’ont jamais été utilisées.

Quels souvenirs vivaces gardez-vous de ces expéditions ?

Je vais faire référence à mes premières minutes sur la canopée, en Guyane, en 1986. On était depuis des jours dans les sous-bois de la forêt. C’est sombre, ça sent la feuille morte et le champignon, la vieille cave. On monte, on se pose sur la canopée pour la première fois. Et là, j’ai un sentiment extraordinaire. Je suis submergé de parfums floraux extrêmement nombreux et mélangés qui arrivent avec le vent. Puis je suis saisi par la vue d’un énorme charançon bleu fluo. On pouvait être sûr que nous n’étions pas en bas ! J’ai pensé à Terry Erwin : la bio- diversité dépasse les 30 millions. En fait on n’en sait rien, cela dépasse certainement ce que l’on peut imaginer, c’est astronomique.

Cette découverte odorante provoque quelque chose chez vous ?

Je prends là la décision de me consacrer à l’étude de la canopée, l’endroit le plus vivant du monde. Je n’ai pas arrêté depuis. C’est là qu’il y a la plus haute diversité biologique.

Au fil de vos découvertes, votre définition de l’arbre a-t-elle évolué ?
C’est une question très douloureuse, car je n’ai jamais pu faire une définition de l’arbre. Chaque nouvelle balade dans les Tropiques foutait en l’air la définition précédente. La dernière fois, j’étais tout content de la demi-page que j’avais écrite sur le sujet. Je suis invité à l’Université de Pretoria, en Afrique du Sud. Et on me montre des arbres sou- terrains ! Je ne l’ai donc jamais publiée. J’ai totalement laissé tomber l’idée de la définition de l’arbre. De toute façon, quand je dis le mot arbre, tout le monde comprend ! La notion d’arbre tient la route, la définition, ça, c’est autre chose.

À propos de terminologie, l’« intelligence » est-elle un mot que l’on peut appliquer aux arbres ?
Très longtemps, j’ai refusé d’utiliser ce terme d’intelligence, car la définition que je trouvais dans les dictionnaires ne convenait pas aux plantes : il fallait avoir un gros cerveau, la parole et la capacité de se déplacer. Comme les plantes ne font rien de tout ça, elles n’étaient pas intelligentes. Un collègue canadien, Jeremy Narby, m’a suggéré de réécrire la définition de l’intelligence sans qu’il apparaisse qu’un être humain l’a écrite. On a publié cette définition dans Intelligence dans la nature (Buchet-Chastel, ndlr). Je peux vous la résumer ici : est intelligent tout être vivant capable de faire face aux difficultés qu’il rencontre dans sa vie. Cette capacité repose sur deux talents : savoir apprendre et savoir garder en mémoire ce qui est appris pour pouvoir l’utiliser ensuite.

Quelle est la différence entre être fixe et être immobile ?

La plante, face à un danger, un changement climatique, ne peut pas se sauver. Soit elle meurt, soit elle résout le problème. Donc, selon notre nouvelle définition, les plantes sont intelligentes. Après tout, cette définition de l’intelligence s’applique également à l’être humain, à tout être vivant. S’il est vivant, c’est qu’il n’est pas mort : il a su résister. J’ai un très bel exemple récent qui démontre cette intelligence. Des chercheurs de Bristol ont fait une expérience avec une liane qui vrille, la passiflore. Ils posent un tuteur dont elle a besoin pour se développer face à elle. Elle envoie une vrille vers le tuteur (preuve qu’elle le « voit »). Juste avant qu’elle le touche, ils déplacent le tuteur de 5 cm sur la droite. Elle envoie une deuxième vrille vers le nouveau lieu du tuteur. Ils le décalent à nouveau de 5 cm sur la droite. Ils ont fait ça cinq fois. Avant la sixième fois, la liane avait visé 5 cm sur la droite. Ça n’est pas idiot de se demander si les plantes sont plus intelligentes que nous. Nous passons notre temps à dégrader notre environnement et, elles, à améliorer le leur. On se gargarise avec nos avancées technologiques, mais on n’est pas capable de réguler la démographie humaine. On n’y songe même pas, à vrai dire ! Et on pollue, on dégrade profondément la terre, la mer, l’atmosphère…

D’ailleurs, pourquoi les plantes ne se défendent-elles pas
contre nous ?
Je crois que nous sommes tellement récents qu’elles n’ont pas encore pris la mesure de la menace que nous représentons. L’Homo sapiens a entre 200 000 et 300 000 ans. L’évolution se fait dans un temps long. Elles n’ont peut-être pas encore trouvé la solution. Mais le jour où elles l’auront… on sera mal ! (rires)

Avez-vous l’impression que, vingt ans après la publication
d’Éloge de la plante, les mentalités ont changé vis-à-vis des plantes ?

Oui ! Beaucoup ! C’est l’une des raisons d’optimisme aujourd’hui ! La dégradation de notre environnement, la laideur de nos villes et de nos banlieues pousse peut-être à se réfugier vers des choses stables et belles. Les arbres nous permettent de renouer avec le temps long. On les voit changer jour après jour. C’est précieux lorsque l’on vit dans ce temps extrêmement court imposé par l’électronique, les médias.

Quelles solutions le monde végétal pourrait-il nous inspirer
dans ce système au bord de l’effondrement ?
Justement, le temps long. Le silence… Mon ennemi personnel est Aristote. Il était philosophe, il aurait dû se limiter à la philosophie. Ce qu’il a dit des plantes me dégoûte profondément. Il a raconté qu’elles ne savaient pas marcher, ni parler, ce qui est vrai. Mais il en a déduit que c’était des formes de vie inférieures et sans intérêt. Ça date de vingt- cinq siècles ! Et la plupart de mes contemporains voient encore les plantes comme les voyait Aristote ! Je m’emploie à changer cette vision.

Justement, sortez un peu de votre rôle de botaniste et racontez-nous comment sont les gens que vous avez rencontrés dans les forêts primaires.

Ils ne sont pas mieux que nous. Il m’est arrivé de me promener en Guyane avec des Amérindiens qui abattaient les arbres pour en cueillir les fruits… Bon, il y a quand même des gens excellents en Asie tropicale, dans les agroforêts indonésiennes ou thaïlandaises. Ils cultivent leurs forêts de génération en génération. Nous sommes tous d’accord pour dire que les arbres poussent lentement. Alors, à Sumatra, ils ont eu l’idée de planter quatre graines de la même espèce dans un petit carré. Lorsque ça atteint un mètre de haut, ils rejoignent les quatre têtes avec un rafia et ça se soude ; ce qui est très facile et connu. Mais la suite est moins connue : ils en coupent trois et ne gardent qu’une tête qui se nourrit grâce aux systèmes racinaires de quatre arbres. Ça pousse comme une fusée, c’est étonnant. Et vous préservez finalement les quatre arbres, vous n’en tuez aucun puisqu’il reste les racines.

C’est plein de perspectives !

Oui, l’agroforesterie est l’un des rares moments où l’être humain s’occupe de l’arbre en lui faisant du bien. Je ne dirai pas ça de l’agriculture. Je suis certain qu’avec l’agroforesterie, on tient la bonne solution. On a conscience que, sans les arbres, le déficit est énorme. L’arbre stimule la vie dans les sols et c’est exactement de ça dont on a besoin : de sol fertile.

Chez les Vern, de l’automne au printemps, mijote toujours dans l’âtre un chaudron de soupe. Dans cette ferme du Bas-Quercy, Huguette est un condensé de sagesse paysanne. Au trio qu’elle formait avec son défunt mari Roger, et leur défunt voisin et ami d’enfance Roger Blanc, guérisseur vétérinaire, j’avais donné le surnom de «gang pré-plan Marshall». Hommage à leur façon de vivre comme dans leur jeunesse: hors du temps, autonomes, et brandissant avec fierté leurs valeurs, leur culture et leur identité paysannes.

Texte et photographies Daniel de La Falaise.

Dans les communautés paysannes, la transmission de talents héréditaires, de comportements et de manières de faire à travers les lignées familiales permet le développement d’identités bien affirmées. Nous devons à des générations d’agriculture paysanne des personnages sacrés, tels que : le Père Prunier, la Dame aux Huîtres, Monsieur Alambic, Mademoiselle Miel, etc. De ce kaléidoscope de personnages émanent l’esprit, l’essence de leurs produits et la culture de leur région. Des fermiers dont le teint, l’attitude et l’énergie sont le reflet de la terre qu’ils cultivent et témoignent des heures passées en plein air, dont chaque ride raconte leur passion.
Roger et Huguette Vern se sont connus en 1942. Il avait 14 ans, elle 12. En 1945, dans l’euphorie du départ des troupes nazies, Roger transforma sa grange en salle de bal : durant près d’une décennie, à pied ou à vélo, on y vint de loin pour danser, boire un verre, jouer aux cartes et flirter. Roger et Huguette se sont mariés à l’église Saint-Michel-des-Lials, peu après la Seconde Guerre mondiale. Huguette me rappelle souvent, en me regardant droit dans les yeux avec fierté, qu’après la cérémonie, le souper festif et une courte sieste à l’ombre des ormes, ils sont tous retournés dans les champs pour travailler.


Depuis toujours, les Vern engraissent tendrement un cochon, dont la vie prend fin au mois de janvier. Pendant trois jours de travail soutenu, sous le double signe de la débrouillardise et de la convivialité, nous procédons à la fabrication des incontournables du garde-manger pour l’année à venir. Les morceaux nobles du jambon de pays, l’épaule et le lard maigre sont trempés dans une gnole maison sans appellation, puis salés. La carcasse est soigneusement grattée et nettoyée, la chair à saucisse hachée et assaisonnée. La fabrication des salamis, fromages de tête et autres pâtés va bon train. De la tête jusqu’aux pieds, tous les morceaux sont mis à réduire doucement sur le feu dans un immense chaudron de cuivre. La graisse résiduelle est filtrée, mise en pot et stérilisée. Tout est bon dans le cochon ! Les Vern, comme nombre de paysans, s’en serviront tout au long de l’année pour faire la cuisine.

Roger Vern et Roger Blanc, ami et voisin du couple, guérisseur vétérinaire, sont récemment décédés, à six mois d’écart. Huguette, la doyenne, a 88 ans. Elle règne toujours, généreuse, indépendante et sereine. Sa fille et son gendre passent la voir. Ses petits-enfants et arrière-petits-enfants aussi quand ils peuvent, et ils repartent les paniers pleins. Dès que je le peux, je frappe moi aussi à sa porte. J’emmène mon jeune fils Louis, nous faisons le tour du potager, passons saluer les poules et bavardons au coin du feu.

Quand Huguette est arrivée en 1942 — évacuée de Montauban pour éviter les Allemands —, sa famille s’est installée au Tibas, la ferme que j’habite aujourd’hui. On parle des arbres qui n’y sont plus, des bois arrachés lors du remembrement où l’on trouvait des cèpes grands comme des lièvres, de puits, de récoltes, de châtaignes, de cresson dans les ruisseaux, de potagers, de marchés hebdomadaires…

Roger et Huguette étaient maraîchers pendant plus de soixante ans, ils faisaient trois marchés par semaine, jusqu’à la mort de Roger. Ils ont connu tout un monde du Bas-Quercy. Ils ont été aimés par toutes et tous. Leurs tomates furent légendaires. Huguette Vern me raconte ses histoires d’autrefois. De temps à autre, elle m’invite à venir souper. La semaine dernière, cela fut un festin.

Le Souper

APÉRITIF

Guignolet maison

SOUPE

La Soupe de Pain (une louche de bouillon versée sur pain sec). Faire Chabròl, Fà Chabroù

PLAT

Cèpes cueillis par Mme Vern Persillade du potager Saucisse grillée (cochon maison)
Vin maison

DESSERT

Flan au Caramel (œufs de poule maison) Eau-de-Vie maison