Temps fort

Une pionnière en Camargue

Chaque premier dimanche de mars, Aimargues célèbre Fanfonne Guillierme, première femme manadière, dans la plus pure tradition camarguaise.

Par Hermine Naudin. Photographies Martin Bruno.

Pas une parcelle de la ville n’aura été oubliée.

C’est avec application que les a ciouna — ceux qui aiment — ont paré tout Aimargues de nombreuses et délicates cocardes d’or et bleu azur. Ces deux couleurs sont celles de la manade — l’élevage — de l’emblématique Antoinette Guillierme, surnommée Fanfonne. Au début du XXe siècle, alors qu’elle n’est qu’une enfant, la famille dA’ ntoinette décide de partir de Paris pour s’installer en Camargue, au Mas de Praviel. Placé dans le delta des bras disparus du Rhône, à deux pas de la mer Méditerranée, ce plat territoire fait de marais salants et de plaines lui est encore inconnu. Cette région sera son terrain de jeu, dont les multiples anecdotes entendues au détour des ruelles semblent avoir forgé sa légende. Dès 11 ans, elle adopte Bichette, sa première vachette, rescapée de la dernière corrida avec mise à mort qui eut lieu dans la commune. Par la suite, accompagnée de son ami gardian Jacques Espelly et de son cheval Prince, elle parcourt jour et nuit les étangs, se repérant grâce aux étoiles, elle mène une vie au gré des saisons et transhumances. Bien plus tard, c’est au volant de sa 2 CV au parfum de brebis qu’elle sil- lonne la région pour vendre ses animaux au marché (ânes, moutons, etc.). Autre fait marquant pour l’époque, elle choisit de ne jamais se marier et de vivre librement sa fé di biòu— passion de la bouvine. Elle est reconnue comme la première femme manadière — éleveuse de chevaux et taureaux —, et gardian — gardienne de troupeaux. Elle permit par son intrépidité, sa vaillance et son autorité d’ouvrir la voie à d’autres femmes.

Depuis sa disparition, il y a trente ans, chaque premier dimanche du mois de mars, son sou- venir est célébré dans la plus pure tradition camarguaise : Coupo Santo, Acampado, Abrivado, Bandido et Roussataïo. Dans la fraîcheur du matin, c’est un véritable ballet d’hommes et de bêtes qui s’organise. Le claquement des sabots des fameux chevaux à la robe grise résonne sur le boulevard Fanfonne Guillierme. Mistral, l’étalon de la manade Espelly Blanc, est soigneusement brossé. Sur son anc apparaît le blason familial marqué au fer. Les défilants des dix-huit manades se regroupent lentement à l’arrière de la mairie, et nissent la mise en place des derniers détails de leur tenue avant la bénédiction. Deux jeunes filles en habit d’Arlésienne d’apparat font le point, « il faut faire attention à ne pas être trop modernes, les tissus et les bijoux doivent être anciens », idéalement transmis par la mère ou la grand-mère, à moins d’être chinés dans une brocante. Le rafinement des costumes traditionnels naît de l’harmonie du mariage des dorures avec les taffetas, les soies, les tulles et les broderies. Il évolue par ailleurs selon l’âge de celle qui le porte. Pour Alexandra, « il faudra préférer la parure d’ambre pour l’hiver et celle de corail pour l’été ». Les deux amies expliquent que l’eso — corsage de coton noir — doit être recouvert d’une chapelle, un plastron composé de quatre éléments. Elles décrivent la superposition des jupes, jupons et pantis dont elles ne cessent de réajuster l’épingle à nourrice à leur taille ; l’indispensable page, pince-jupe ou encore saute-ruisseau, bijou-outil permettant de relever et protéger leur traîne.

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Il ne faut pas perdre de vue qu’elles sont aussi des cavalières et que le bouffant des étoffes ne les entrave pas pour monter. Pour Maxine, « une Camarguaise se doit d’être aussi solide et forte que son cheval ». Des Fanfonne en devenir.

Il est tout juste 10 heures. Le moment de la parade approche et le soleil est déjà brûlant. Comme la tradition l’exige, ces jeunes femmes sont assises en amazone, sur le coussin placé à l’arrière de la lourde selle dragon. Dans ce harnachement typique de la sellerie camarguaise, le jeune Charley, qui conduit Alexandra, explique : « La selle est large et haute pour faciliter le maintien du gardian pour le tri des bêtes. » Il en devient inchavirable, trident à la main, que seuls les hommes peuvent tenir. Tout dans cet équipement démontre le lien du gardian à son destrier : le coussinet protège ses reins ; le troussequin est marqué des initiales du cavalier ; le seden — corde qui permet le maintien de la tête du cheval —, tissé à la main à partir de la crinière de jument, est plus doux à son encolure. L’habit de ces hommes est l’héritage du marquis Folco de Baroncelli, poète-manadier, qui instaura une charte pour uniformiser et dé nir l’allure idéale du gardian : une veste de velours noir à bord satiné, qu’il emprunta au grand-père de Fanfonne qui les faisait venir d’Angleterre selon la légende, un pantalon solide, épais avec liseré, un gilet autorisé seulement à l’occasion des journées festives, en peau de taupe, et une chemise à manches longues, à carreaux ou motifs voyants, portée ample à la taille. Une cravate ou un foulard complète le costume, avec un chapeau Valergues, ou de Lunel, en feutre, aux nécessaires larges bords.

Il est midi, on sert la cartagène — mélange de moût de raisin et d’eau-de-vie de vin — à l’ombre des platanes. La ville retient son souffle devant le passage de Catherine, Sandrine, Chantal, Camille, Aude, Aurélie et Katia, nouvelles générations de manadières, qui s’élancent au galop entourées de leurs juments et poulains. C’est la Roussataïo. Elles ont choisi d’arborer avec erté le costume de Fanfonne jeune. La grande dame adapta avec beaucoup d’ingéniosité et de féminité la tenue de Lou Marquès, un ami de la famille. Une jupe-culotte parfaite pour monter à califourchon donnait l’illusion qu’elle portait une robe au pied de son cheval ; avec une chemise de couleur sobre à pois et un foulard noué autour du cou. Les sœurs jumelles Mylène et Muriel, accompagnées de Nimbus et Quinta du Rhouny, observent la n de l’Abrivado — le retour aux prés. En habit de gardians, comme elles le disent avec humour, « il ne faudrait pas nous prendre pour des santons ». Éleveuses de chevaux pure race, c’est à 10 ans qu’elles gagnèrent au loto leur premier poulain. Elles incarnent comment les passions naissent jeune en petite Camargue. À les observer au milieu de l’avenue de Marsillargues, ces deux cavalières prennent l’apparence de centaures. À l’image du vent qui souf e par ici et fait se fondre les éléments entre eux, euve, terre, sel, saladelle, qui ne forment plus qu’un corps indivisible. En signe de lassitude, les oreilles de la jument « marquent 10 h 10 », comme le dit Mylène, « il est temps de rentrer ».