Reportage

Résistance rurale

Entre agriculteurs de La Piège, dans l’Aude, on avait arrêté de se serrer la main quand on se croisait à la station-service. Puis, face à l’adversité, il a fallu se serrer les coudes… Portrait d’une région agricole qui se bat pour récupérer son statut de zone défavorisée… et survivre.

Par Saskia Caracciolo. Photographies Frankie & Nikki.

Bleuène Madelaine, l’un des fers de lance du collectif « Pour que vive La Piège ».


« Ou on change le fusil d’épaule, ou on crève. » Les mots de Patrick, éleveur de vaches laitières en bio, résonnent dans la salle des fêtes de Saint-Julien-de-Briola. Il est 20 h 30, son fils Loïc, avec qui il partage l’exploitation familiale, entre pour l’aider à installer, en déplaçant les tables pour créer un « U » parfait. La porte s’ouvre et se ferme sans cesse, laissant entrer un flot d’agriculteurs encapuchonnés. On se serre la main, on échange des banalités sur le temps — ça s’est refroidi, ces jours-ci — et sur la triste nouvelle du moment : la semaine dernière, un agriculteur est encore mort dans un accident de tracteur. « C’est que, chez nous, les champs sont pentus. C’est plus dangereux qu’ailleurs de labourer ses terres… » grommelle Patrick. « Quand on pense qu’il y en a, à Paris, qui osent dire que c’est plat ici… ». Bienvenue dans La Piège, petite zone agricole enclavée entre l’Aude et l’Ariège, qui s’attend à disparaître de la carte des « zones défavorisées » de l’Union européenne, dont la nouvelle version — la précédente date de 1976 — devrait voir le jour en janvier. Le classement en « zone défavorisée », attribué à des terres plus difficiles à cultiver que d’autres, car en pente ou caillouteuses, donne droit au versement d’aides compensatoires. Si La Piège « sort de la zone », comme on dit ici, ses agriculteurs pourraient perdre l’équilibre précaire qui maintient aujourd’hui leurs exploitations en vie. D’où la réunion de ce soir, organisée par le collectif Pour que vive La Piège, qui combat cette décision depuis presque un an. « C’est chouette, il y a du monde, on sent que la saison chargée est finie », nous chuchote Bleuène, éleveuse de chèvres et membre du bureau. « Asseyez-vous, on a du boulot ! » Bleuène revient de Paris, où elle s’est rendue la semaine dernière pour rencontrer « l’avocate » qui les défend dans leur combat. Elle a entre ses mains la convention de celle-ci pour mener leur combat : première étape, obliger le tribunal administratif à leur communiquer la méthodologie de calcul du ministère pour dessiner la nouvelle carte

« Quand on pense qu’il y en a, à Paris, qui osent dire que c’est plat ici… »

On s’installe. Mon voisin a la soixantaine et roule les « r » avec l’accent typique de l’Aude. En face, un jeune agriculteur en casquette qui doit frôler la vingtaine. Au milieu de la table, une montagne de fromages de brebis, de saucissons secs, de grosses miches de pain, et la copie de la convention, qui passe de main en main. Depuis un an, le collectif multiplie les actions et fait du bruit. Transhumance à pied de Cazalrenoux à Carcassonne, mise en vente symbolique, par les maires de la région, de leurs villages sur Le Bon Coin, « enterrement » des communes dans un « cimetière » créé en plein centre-ville de Fanjeaux, et puis le fameux blocage du Tour de France, l’été dernier. Les photos souvenirs sont encore affichées sur le frigo des uns et des autres. On y voit Bleuène se faire gazer à la bombe lacrymo, Patrick se faire écarteler par trois CRS cherchant à les repousser pour que la course puisse reprendre. Pour l’occasion, leurs moutons ont fait la une de L’Équipe et des médias locaux. Du bruit… qui n’a pas encore fait bouger les choses. D’où le recours à l’avocate, maître Blanche Margarinos-Rey. « C’est maintenant que ça se joue, on a un timing serré pour convaincre le plus grand nombre d’agriculteurs possible de signer cette convention », explique Bleuène. Elle part d’ailleurs le soir même pour le Gers, voir un groupement d’exploitants menacés du même sort. Il ne faut tarder : la décision sera tranchée par la Commission européenne ces jours-ci. « L’avocate que nous avons choisie a réussi à faire gagner Kokopelli contre Monsanto, donc on a confiance ! avance Patrick. C’est une habituée des combats de David contre Goliath ! »

« SANS cet argent, je crève »

Car si la nouvelle carte passe, ici, ce sont 73 agriculteurs qui sont menacés de perdre leur aide compensatoire. « Mon business plan d’installation en tant que jeune agriculteur a été calculé en prenant en compte le fait que nous sommes en zone défavorisée », souligne Melchior, éleveur de brebis en lait et viande. Grâce à « la zone », il a touché une majoration pour l’aide à l’installation et une indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN) de 14 000 euros par an, pour lui et son associé Ulysse. « Sans cela, impossible de s’en sortir. C’est le seul argent qu’on se verse… et encore, lorsqu’on rencontre des problèmes, ça part en frais exceptionnels » Problème numéro 1, ces temps-ci : le loup, dont il subit depuis quelques mois, impuissant, les attaques répétées sur son troupeau. Il a bien essayé de prendre un patou, gros chien blanc censé défendre ses bêtes, mais le dressage s’est avéré trop prenant et dangereux. « J’ai tenu onze mois avec lui, et j’ai pété une durite ! » raconte-t-il. 

Depuis cette nuit, où le loup a dévoré six de ses brebis, il ne dort plus.   »J’ai eu le cran de reprendre la ferme de mes parents, mais là, on craque. On a des vies particulières, vous savez… » Même constat pour Yvan qui peine à combler le déficit de 10 000 euros dans son compte d’exploitation. Installé il y a trois ans avec le « rêve de gosse » de recréer une ferme sur le modèle d’antan — faisant à la fois de l’élevage, du maraîchage et des ruches, le tout en bio —, il ne s’y retrouve pas. Pour atteindre la rentabilité, il a ouvert une maison d’hôtes chez lui. Et sa femme a repris un poste d’institutrice à Perpignan, le laissant seul s’occuper des enfants pendant la semaine. Cette année, les 5 000 euros de l’ICHN, dont il espérait pouvoir garder 2 000 euros tout au plus, sont finalement partis dans la réparation de l’embrayage du tracteur… « Sans cet argent, je crève. Ce que je ne comprends pas, c’est que l’État nous tanne pour que l’on fasse du local, du bio, du circuit court… et qu’en même temps, il nous enlève ces aides », lance Yvan. « Aujourd’hui, à chaque fois qu’une lettre arrive, je tremble. 

Une carte injuste ?

« Le plus rageant, c’est que personne n’est capable de nous expliquer pourquoi nous sommes exclus de la zone », ajoute Patrick. « Du jour au lendemain, alors que rien n’a changé, des terres plates sont considérées comme défavorisées, les nôtres ne le sont plus… et personne ne veut nous donner l’équation du calcul ? C’est normal qu’on s’indigne. » Brice Asensio, le maire de Cazalrenoux, un village voisin, est également de la partie ce soir pour soutenir le collectif. Il lit la convention à voix haute, en soulevant des questions que tous se posent. Beaucoup de maires ont rejoint le mouvement. Car si les agriculteurs mettent la clé sous la porte, c’est tout l’écosystème social qui est en danger. « Le seul employeur, ici, c’est l’agricole. Si vous enlevez l’agricole et les maisons de retraite, vous videz le territoire… » Au bout de deux heures de réunion, il reste des zones d’ombres et de désaccord sur la teneur du contrat. Ce qu’ils s’apprêtent à signer est-il juste ? « On n’y connaît rien, nous, en convention d’avocat. On ne sait pas si on se fait arnaquer ! » s’exclame, au bout de la table, un jeune maraîcher. « C’est pour ça qu’il faut lui faire confiance », rétorque Patrick. « De toute façon, comment voulez-vous qu’on fasse de l’agriculture compétitive si on passe trois heures en réunion ? » plaisante Benoît, éleveur porcin, avant d’enfiler son manteau et de quitter la salle. Bleuène décide de clore la réunion pour ce soir : ils se réuniront en plus petit comité pour avancer sur le dossier.

se battre jusqu’au bout pour regagner « la zone »

Le lendemain matin, nous serpentons sur une route escarpée surplombant la région afin de rejoindre la ferme d’Henri, la soixantaine, éleveur de moutons depuis trente-huit ans. Nous croisons son patou qui course la voiture avant de rejoindre le troupeau. « Elle s’appelle J. Lo, comme Jennifer Lopez, parce que je l’aime ‘beau cul’ ! » plaisante-t-il. Arrivé là-haut, il pointe le doigt vers le bas de la vallée où se situe la plaine du Lauragais. « Ce qui nous enrage, en plus de perdre nos aides, c’est de savoir qu’eux, en bas, ces indemnités, ils les récupèrent », raconte-t-il. « Et pourtant, vous le voyez bien, que c’est plat ! » Lui imaginait revendre son exploitation de 250 brebis dans deux ou trois ans. Idéalement, à un jeune ayant un projet similaire…« Mais sans le statut “défavorisé” , ça devient invendable », raconte-t-il. Pour sa retraite, il rêvait de partir s’installer en Gironde ou à Marie-Galante. « Mais maintenant, qui va reprendre ça ? Je ne le souhaite à personne. » Il sort de son hangar des pancartes en bois où est écrit, en grosses lettres : « Pour que vive La Piège ». Aidé par Patrick, il les charge à l’arrière de son break. « Je vais aller en replanter quelques-unes de plus, ça fera pas de mal ! » Pour l’instant, Henri n’imagine pas son avenir si la loi passe, et se battra jusqu’au bout pour récupérer la zone. « Ce combat, vous savez, il touche les gens. »

NE pas oublier de se parler

Nous poursuivons notre visite, à la rencontre de Benoît, Philippe, Thomas, Michel, Yann et Solenn, chacun lancé dans un combat quotidien pour rester rentable. « Le ministre nous dit : “Adaptez-vous, faites du circuit court, de la transformation, pour être indépendants.” Il est trop drôle, il croit qu’on l’a attendu pour faire ça ? » plaisante Benoît, qui a déjà complètement revu le modèle de son exploitation, en réduisant par quatre le nombre de porcs qu’il élève, et en les transformant. « Vous savez, on préférerait mille fois pouvoir être indépendants et ne pas en dépendre, de ces foutues aides », confesse Yann, installé en élevage de brebis et de poules avec sa compagne Solenn. Là où leur ferme trône aujourd’hui, il n’y avait rien avant : ils ont tout construit. À eux deux, ils touchent 16 000 euros d’aides grâce au statut de zone défavorisée. Cela leur a permis de trouver un modèle sain à deux mains : elle vend des œufs en direct, lui s’occupe des agneaux. Vers midi, on est invité à déguster une omelette (bio) dans leur mobile home. « Ce qui est chouette avec le collectif, c’est que cela nous a permis d’accepter nos différences à tous », explique Yann. Il sourit en se remémorant cet épisode du Tour de France, quand Bleuène, quelques minutes avant d’aller bloquer la course, est partie s’isoler pour méditer… sous les regards incrédules des « vieux, habitués à brûler des pneus ». Patrick, venu nous rejoindre pour déjeuner, en rajoute : « Et dire que je vais passer six heures en voiture avec elle, ce soir, pour un aller-retour dans le Gers : elle va méditer au volant ! » Nous grimpons dans la camionnette de Yann et Solenn pour rejoindre le rond-point de Fanjeaux, où sont plantés les panneaux des communes symboliquement enterrées. 

Autour d’un dernier café, Patrick se confie : « Avant, au lieu de s’engueuler, on ne se parlait plus. Tout ça à cause de guéguerres entre “les conventionnels” et “les bio”, et entre ceux de la Conf’ et de la FNSEA [la Confédération paysanne et la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, les deux principaux syndicats agricoles, ndlr]. Vous ne pouvez pas savoir le mal que ça fait, les rumeurs. La solidarité, en agriculture, ça n’existe pas. » Et pourtant. La convention de l’avocate, plus de la moitié des éleveurs l’ont finalement signée. Et le 15 décembre, un grand dîner de Noël était organisé à Fanjeaux pour collecter des fonds. Il ne reste plus qu’à croiser les doigts pour que l’Europe ait entendu les appels au secours des Piégeois et rejette la nouvelle proposition de carte… Si elle passe, le collectif ira jusqu’au Conseil d’État et demandera au tribunal administratif de désigner un nouvel expert judiciaire pour statuer à nouveau sur les critères biophysiques de leur région adorée. Zone défavorisée ou pas, l’histoire de La Piège — exemple d’un modèle agricole essoufflé, dépendant, mais prêt à se réinventer — est loin d’être terminée. Et les acteurs locaux n’ont pas dit leur dernier mot.


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