Fruit de Mer

SAINT-JACQUES, L’AUTRE PÈLERINAGE

Alors que la saison de la coquille s’ouvre en baie de Seine, l’un de ses berceaux les plus célèbres, nous partons à la rencontre de ceux qui organisent leur vie autour d’elle. Mareyeurs et patrons de bateau seront nos guides de bord de Manche pour ce pèlerinage normand.

Par Charles Flamand.

Photographies Thomas Chéné.

La coquille Saint-Jacques est à mon sens la forme la plus emblématique de l’hiver. Ces jours-ci, la Manche se fait découper par les tempêtes et se pare des couleurs de saison : le bleu de l’été se dilue dans le gris de l’horizon, le blanc de l’écume et le vert plancton. C’est le signe qu’avec ses contours préhistoriques, la coquille va faire son retour dans le paysage et remonter du fond de la mer tout un imaginaire.

Ici, on parle d’une icône, un symbole, une morale. On la trouve à l’entrée des potagers comme aux portes des églises, car elle est censée porter chance et provoque, effectivement, quelques fortunes. Mais j’apprends qu’on la trouve également dans les monuments funéraires de chefs de tribu depuis le néolithique. Qu’on en mange en Mauritanie pour faire le plein de protéines avant la traversée du désert. Bref, que l’intérêt de ce spécimen dépasse largement les contours d’une assiette. D’abord, il n’est pas tombé de la dernière pluie celui-là. L’Arctica islandica, lointaine parente de la coquille Saint-Jacques, évoluant aujourd’hui au fond des eaux glacées de Saint-Pierre-et-Miquelon, compte la bagatelle de 450 millions d’années. Une telle longévité signe une extraordinaire capacité d’adaptation. À côté, l’Homme avec ses 2,8 millions d’années a tout l’air d’un bigorneau. 


La coquille-thermomètre 

« La coquille Saint-Jacques est le thermomètre des mers », nous apprend Laurent Jauvaud, directeur de recherche au CNRS. Dans la rade de Brest, il observe depuis les années 1960 un effondrement de son stock en raison d’une floraison d’algues toxiques nécrosant ses voies respiratoires. Le lien est vite fait avec l’industrie porcine toute puissante en Bretagne. Après d’innombrables défis surmontés au cours de son évolution, voici donc la coquille Saint-Jacques confrontée à l’ère de l’anthropocène. Il faut comprendre que, se nourrissant d’algues au fond de la mer, elle y est naturellement connectée dans sa chair. Mais également à ce qui se passe au-dessus de la surface, à nos champs, nos rivières, notre air, à tout ce qui finit par lui revenir sous forme de sédiments. Elle communique avec cela, le reçoit et l’incorpore dans sa forme, sa matière. La Saint-Jacques est un fossile vivant, un hiéroglyphe posé au fond de la mer. C’est la raison pour laquelle les chercheurs en raffolent autant que les gourmets. 

Sa sensibilité exacerbée aux fluctuations de son milieu a l’originalité d’enregistrer le temps, et donc pour le chercheur de dater chaque perturbation qu’elle a connue. Quoi qu’elle traverse, tout s’inscrit sur sa coquille. Cela en fait un observatoire en temps réel de l’équilibre écologique, une interface de lecture avec la vie sous-marine. Et n’enlève rien au plaisir d’en manger, paradoxalement presque au contraire, dans la mesure où elle est issue d’une pêche extrêmement réglementée, et qu’ici on ne peut pas consommer
plus local. 


Voici venu le temps de la coquille


En cette fin octobre, la Saint-Jacques est sur toutes les lèvres et fait frémir les ports qui en tirent réputation. À Port-en-Bessin, les dragues sont prêtes et les filets méticuleusement roulés sur les chaluts. Les marins s’activent sur les ponts. L’atmosphère est à la veillée d’armes. Les équipages viennent parfois de loin pour l’ouverture de la saison. Car voici venu le temps de la coquille : cette nuit, les feux de navigation illumineront tout le large à la recherche de la précieuse qui se cache à quinze mètres de fond. Les chalutiers ne sont pas différents des tracteurs, et la baie de Seine n’est rien d’autre que leur champ de labour. « La nuit, quand les bateaux sont de sortie, on croirait voir l’Angleterre », raconte Franck, le patron de Port Marée, entreprise familiale spécialisée dans le mareyage à Port-en-Bessin. Nous le retrouvons sur le parking de son QG, alors que ronronne le moteur de sa Mustang. C’est là qu’on « épluche le poisson », détaille-t-il en entrant dans une vaste salle où chaque table en aluminium est dédiée à l’épluchage d’une espèce.


Le coût de la mer

« Pour avoir un bateau, il faut des reins solides », prévient Franck. Et pas seulement parce que la mer est imprévisible. Le bateau engage aussi à terre. Pour passer les contrôles, repeindre la coque tous les ans si elle est en fer, tous les six mois si elle est en bois, veiller aussi sur le moteur, payer le pétrole, les salaires, renouveler les licences, etc. Sans surprise, la hausse du coût de la vie n’épargne pas la mer. Franck a la formule qui résume à peu près la situation : « Pour être patron de bateau, faut se marier avec. »

Les mareyeurs et les patrons de bateau. C’est ce partenariat terre-mer qui fait la réputation de la côte. Franck et son neveu Antoine, propriétaire du chalutier l’Adriana, en sont deux fiers exemples. Pour eux, la coquille est une affaire de famille. Et la mer, un métier qui se transmet comme le sang, de génération en
génération.

Dans le bureau de Franck, six écrans sont déployés. Ambiance salle de Bourse. L’un d’eux est branché sur l’AIS (Automatic Identification System, ndlr) afin de suivre le trafic maritime en temps réel. Au large passe le rail, l’autoroute des cargos, la ligne où ces monstres des mers ont la priorité et « où mieux vaut pas flâner ». Au sud du rail, Franck nous montre trois, quatre bateaux qui ne sont pas là habituellement. Ils viennent de Cherbourg. Un coup de tabac frappe en ce moment la façade Atlantique et les pousse de ce côté, à l’abri du nez de Jobourg. Leurs séquences de pêche, à la traîne comme on dit, vont et viennent par lignes parallèles sur la même zone durant trente à quarante minutes. Le nom de l’Adriana vient d’apparaître sous le clic de la souris. C’est le chalutier d’Antoine, qui est « au poisson » en ce moment. Il arrive parfois qu’un bateau disparaisse des radars, mais ce n’est pas un naufrage, non, c’est que la pêche est bonne : ils coupent le lien avec l’AIS pour crypter leur zone. Dans le temps, les pêcheurs couvraient leur antenne radar avec leur gamelle. Secret professionnel oblige… 


La main où fallait pas 

Encadrées sur le mur du bureau de Franck, des photos montrent les chalutiers pris dans la tempête et rentrant au port, malmenés par des vagues scélérates. Au large, c’est un carnage d’écume et de vent. On ne voudrait pas y être. Pourtant, Franck me raconte que son oncle y allait à l’époque. C’était le seul à sortir par gros temps. « Il savait qu’après le grain le poisson se retrouve. Mon oncle était le premier sur les lieux à fêter ces retrouvailles. Il revenait toujours avec la cale pleine. Et puis un jour, on a retrouvé son bateau échoué au pied des falaises. Il a été emporté par une crise cardiaque… »

C’est toujours ainsi malgré les siècles qui passent. Quand on parle du large, on en vient encore à parler de naufrages et à pleurer des êtres chers. Un monument sur le quai de Port-en-Bessin est dédié à ces infortunés. Il représente un pêcheur, les bras tendus vers le ciel, cerné par le péril de la mer. 

Franck nous raconte la peur de sa vie, quand son fils a mis « sa main là où fallait pas » : il a été pris dans l’enrouleur du chalut alors que le patron était en train de rembobiner les filets. Heureusement qu’il y allait piano, sinon ce n’était pas avec une triple facture que le jeune homme s’en tirait, mais avec un bras en moins. 

« À la visite médicale avant d’embarquer, on te vérifie tout, jusqu’à la dentition, car s’il t’arrive une rage de dents en mer, tu vas devoir vivre avec. Le patron du bateau ne pourra pas se permettre de perdre la marée », explique Franck sur le ton de l’évidence.

Exemptés de visite médicale, le lendemain, nous rejoignons le jeune armateur sur le pont de son chalutier amarré au quai nocturne. Il est 5 heures. Nous nous tenons prêts à embarquer. La coquille ne représente que 20 % du chiffre d’affaires annuel de l’Adriana. Mais c’est une valeur sûre pour l’armateur, le capitaine et son équipage. En une heure et demie de drague, ils font leurs deux tonnes de quota et ne sont pas allés bien loin pour les trouver. Vingt bornes, tout au plus. C’est le privilège de la coquille. Ici, elle ne siffle pas trop de pétrole. « Chaque saison, ils ouvrent de nouvelles zones, en ferment d’autres pour les laisser en jachère. Chez nous, c’est quand même bien géré », reconnaît Antoine.

Quand, soudain, branle-bas de combat. C’est l’ouverture de l’écluse. Le signal de la ruée vers l’or blanc. En deux temps trois manœuvres, l’Adriana largue les amarres au milieu d’un cortège lumineux bravant la nuit et le froid. Cap au large, sur la baie de Seine. Machines pleine balle. Pour la simple raison qu’il est interdit de descendre sous les 10 nœuds, ça pourrait signifier à la gendarmerie maritime que le bateau est en train de draguer les fonds sur une zone interdite.

De retour avec la marée dix heures plus tard, une seule question nous sera posée : « Alors, tu as été malade ? » Au début, oui… Et c’est tout à fait normal ! Le capitaine de l’Adriana nous a confié avec bienveillance qu’après dix ans de métier, le vent de nord-est lui faisait toujours un petit haut-le-cœur.