Le Mucem à Marseille consacre une grande exposition à Jean Giono. Regain a pu aller, échanger avec ceux qui l’ont construite et ont veillé à peindre la réalité multiple de l’écrivain, bien loin du cliché du Provençal auquel le rattachent parfois ses terres d’origine.
Par Saskia Caracciolo. Photographies Julien T. Hamon.
Sylvie, Jacques et Emmanuelle. Ils sont trois acolytes unis par Giono, ses mots et les lieux qu’il a habités et réinventés dans ses livres. La première est sa fille, Sylvie Giono, 85 ans, grandie ici, dans les pattes de l’écrivain, au Lou Paraïs, à Manosque, leur maison aux volets verts où nous la rencontrons. Le deuxième c’est Jacques (Mény). Réalisateur documentariste, il fait la connaissance de la famille de l’écrivain un an après la mort de ce dernier et décide de lui dédier une part de sa vie, à creuser et disséquer tout ce qui a pu être écrit par et sur lui. Observateur compulsif de ses mots et de ses livres, lors de la visite de Lou Paraïs il ne peut s’empêcher d’attraper et ouvrir les ouvrages à la volée sur les étagères. Il préside aujourd’hui l’association des Amis de Jean Giono, deuxième plus grande association d’amis d’un écrivain après celle de Colette. La troisième, c’est Emmanuelle Lambert. Elle est venue après, alors que Sylvie et Jacques se côtoyaient déjà depuis des décennies : « Quand je les ai rencontrés tous les deux, mon âme d’écrivaine a reconnu d’extraordinaires personnages de roman et des êtres extrêmement généreux. » Auteure, commissaire d’exposition habituée à l’exercice périlleux de rendre visuels ceux qui écrivent, Emmanuelle rencontre Jacques il y a quelques années sur la terrasse du Mucem. C’est lui qui a eu l’idée de raconter Giono dans une grande exposition de 1000 mètres carrés dans ce musée de Marseille.
«ON N’EXPOSE PAS UNE LANGUE»
Aujourd’hui, cela fait près de cinquante ans que Jean Giono est décédé. Le vrai anniversaire de commémoration sera l’année prochaine mais, déjà, les trois complices sont à seulement quelques semaines de l’inauguration de l’exposition qui verra le jour le 30 octobre. Tout n’est pas finalisé. Il reste par exemple à Jacques, conseiller scientifique de la rétrospective, à choisir les pages qu’il veut laisser ouvertes pour présenter la quasi-totalité des manuscrits de l’écrivain. Emmanuelle doit, elle, encore installer les œuvres contemporaines qu’elle a commanditées à quatre artistes venus interpréter certaines facettes symboliques de l’œuvre de l’écrivain.
Son objectif en tant que commissaire ? Casser l’image simplifiée « d’auteur du patrimoine provençal en veston avec sa pipe » qui précède l’écrivain. « Giono a une image en total décalage avec la réalité de son œuvre. Certains ont retenu de lui un proto-écolo un peu rond et terne, alors que Giono était un furieux, explique Emmanuelle. Moi-même, je me souvenais d’un écrivain lumineux mais, en me replongeant dans ses livres, j’ai sans cesse été essorée par des textes d’une extrême noirceur car ce qui l’intéresse, c’est le mal. » « Du coup, pour les cigales et la lavande, il faudra repasser », poursuit-elle en riant.
Elle fait dès lors le choix de ne pas commencer l’exposition avec l’histoire du petit Giono gambadant dans les champs mais par les champs de bataille de la guerre de 1914-1918. « Pour raconter Giono, ce n’est pas la Provence qu’il faut montrer mais comment son regard fictif, sa langue ont transformé la réalité des lieux. Et la difficulté, c’est qu’on n’expose pas une langue », précise-t-elle. Pour rendre un peu concrète cette langue, Emmanuelle prend alors le parti pris d’exposer la quasi-totalité des manuscrits de l’auteur, sortes de fétiches précieux toujours écrits à la main. Elle continue : « Ce qui est magique, c’est qu’à part quelques inédits trouvés dans des ventes, la majorité des ouvrages a été conservée, intacte et ensemble au Paraïs, sans jamais quitter le lieu où Giono les a écrits.»
UN VOYAGEUR IMMOBILE
On accède au Lou Paraïs par une longue allée étroite, ombragée par de gros buissons de mûres suspendus. Si on tend la main, hissés sur la pointe des pieds, on peut en attraper. Une fois dans la maison, Jacques et Sylvie se meuvent avec l’agilité de ceux qui connaissent chaque recoin, chaque défaut d’une marche grinçante, d’un volet capricieux à refermer après les visites. « C’était une maison immobile où on ne respirait que l’air de Manosque », raconte Sylvie de son enfance. Le lieu fut acheté par son père en 1930, lorsqu’il décide de quitter ses fonctions d’employé de banque et de se dédier à l’écriture après que son grand ami le peintre Lucien Jacques a découvert ses poèmes dans le journal La Criée. Il n’arrêtera plus jamais d’écrire. Sylvie l’appelle « ouvrier de l’écriture » : « Il mettait la même rigueur qu’à être banquier dans son rythme régulier de travail d’auteur, il ne s’arrêtait jamais avant d’avoir terminé cinq pages par jour, et toujours à la main.» Après le choc de la Première Guerre, Giono décide de ne plus quitter Manosque, de s’enfermer au Paraïs pour lire et écrire. « Il pensait qu’il valait mieux être un voyageur immobile », continue Sylvie.
Elle sort un coussin d’un placard pour s’installer plus confortablement sur une chaise de jardin, à l’ombre devant la maison, et raconte comment elle est née ici après sa grande sœur Aline, comment elles y ont grandi avec leur mère et leurs deux grands-mères, une flopée de chiens et de chats et les visiteurs en balade que son père a toujours nourris avec les victuailles des deux fermes qu’il avait achetées. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est ce qui les a sauvés.
Au dernier étage, dans le bureau que Giono a occupé à la fin de sa vie, les vestiges sont simples : un manteau de mouton jeté sur une banquette, un échiquier, une collection de plumes (il n’écrivait qu’à l’encrier et à la plume, donnant les Parker et les Waterman qu’on lui offrait à ses filles), ses buvards, et ses livres, précieux outils de voyage. Par la fenêtre, on admire la vue du clocher. On touche du bout des doigts les fresques des amis peintres qui ornent les murs délavés. « Ici, on assistait aux voyages intérieurs de mon père, qu’il effectuait les yeux plongés dans ses livres ou dans cette peinture de chevaux mongols qui le suivait, comme nous, de bureau en bureau à travers les étages », se souvient Sylvie.
« Ces bureaux ont toujours été un endroit où on pouvait l’interrompre, c’était tout sauf une tour d’ivoire.» Les enfants et les chats y sont les bienvenus. L’écriture n’est pas sacralisée, elle appartient à la vie, au quotidien. « C’était un rituel : quand on trouvait un chaton abandonné, on l’apportait à mon père. Il le glissait près de son cœur, dans le pan de sa robe de chambre. Le chaton passait ensuite deux jours ainsi, lové contre lui pendant qu’il écrivait.» Si la bête survivait, l’écrivain la rendait à ses filles, et elle pouvait rejoindre la kyrielle d’animaux qui tournaient autour du Paraïs.
Les chambres des deux enfants étaient sur le même palier que ce fameux bureau. « Le bon- heur, pour nous, c’était quand on était malades et qu’on avait le droit de rester à la maison. Il nous soignait avec une douceur inégalée. Il aimait s’occuper des êtres. »
Tous les soirs, une fois ses cinq pages écrites, Giono les lit à ses filles. « On avait un feuilleton avec un épisode par jour mais, parfois, papa bloquait et c’était dur car j’étais tout à coup en panne de mon héros.» Le héros absolu pour Sylvie adolescente, c’est Angelo, du Hussard sur le toit, dont elle est évidemment amoureuse. Les après-midi, Giono emmène ses filles marcher sur le mont d’Or et leur raconte la nature, qu’il a apprise de son père à lui. « Il nous révélait un tas d’informations sur la nature, les oiseaux, les animaux, et quand il n’avait pas la réponse, il inventait », explique-t-elle. « Je n’appellerai pas ça des mensonges, mais il a toujours eu un rapport très détaché à la réalité. »
GARDIENS DU TEMPLE
Il y a maintenant deux ans, la maison de Giono a été rachetée par la Ville. C’est désormais main dans la main avec la commune que l’association des Amis de Jean Giono doit faire survivre sa mémoire et ses mots – la collection de manuscrits lui appartient. Depuis le rachat, l’objectif de la Ville a été d’ouvrir plus souvent, de faire entrer les visiteurs, accueillis désormais devant le comptoir moderne fraîchement apposé au cœur de ces murs anciens. Dans les étages, rien n’a encore bougé. Face à ce souhait d’ouverture et de mise au goût du jour, Jacques et Sylvie sont devenus gardiens et arbitres, veillant à protéger les traces tangibles du passage de l’écrivain. Pour Jacques, c’est aussi le berceau de sa passion d’universitaire et de chercheur car, à portée de main, sont nichés ici tous les ouvrages et les inspirations de l’univers de l’auteur. Il prépare d’ailleurs un colloque sur Giono et les steppes sauvages. « Elles l’obsédaient alors qu’il n’y avait pourtant jamais mis les pieds », évoque Jacques. Sans doute grâce à sa passion pour les territoires intouchés, les déserts et les surfaces pelées qu’il décrit encore et encore dans ces livres.
Lorsqu’on conduit deux heures depuis Manosque, on finit par atteindre le sommet du mont Ventoux. Pas une plante n’y pousse, on dirait la lune, et on pense à lui et à son regard sur le plateau de Valensole, quelques kilomètres plus bas :
« Il [le plateau de Valensole] est le mauvais compagnon. Entendons-nous : il est pour moi l’ami magnifique, mais il est le mauvais compagnon de ce paysan des plaines (…). Ce qui inquiète c’est son silence. Il est là-bas, il ne dit rien (…). Et lui, il est là-bas toujours pareil, toujours muet ; il rêve, pensez-vous à regarder à plein visage la belle lune de jour qui vole avec ses deux cornes au-dessus de lui (…).
Il est quand même, pour moi, l’ami magnifique. Qui n’a pas son caractère ? Mais, par les beaux dimanches d’août, quand on lui a rasé sa chevelure de blé, quand il est crâne nu sous le poids de feu qui fait craquer l’argile du ciel, alors il sait, d’un enseignement sûr, vous mener jusqu’au fond sensible de la vie (…). »
Manosque-des-plateaux, texte de 1930
Comme tous les grands poètes, ce qu’il dévoile a parfois quelque chose de prophétique, nous raconte Emmanuelle. Ce qu’il dit déjà de la consommation, du goût du profit, du saccagement de la nature fait écho sans aucun doute avec l’époque actuelle. « Mais son écologie n’est pas réconciliée et sympathique, c’est violent, il dénonce les coupables et assume qu’il faut recommencer à zéro mais que les intérêts d’argent seront toujours contraires à la préservation d’un équilibre de la nature », explique-t-elle, évoquant Que ma joie demeure, qui capture selon elle avec brio des idéaux de société. Dans cet extrait de l’ouvrage, Giono met côte à côte étoile et plante pour créer Orion-fleur de carotte, invention littéraire née du regard poétique de l’écrivain sur une réalité. Et résonnant encore aujourd’hui, ces mots magiques sont loin d’être un mensonge, ils sont un cadeau.
«Tu te souviens, dit Bobi, de la grande
nuit ? Elle fermait la terre sur tous les
bords.
– Je me souviens.
– Alors je t’ai dit : regarde là-haut, Orion- fleur de carotte, un petit paquet d’étoiles. Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.
– Et si je t’avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles ça n’était pas la première fois que tu en voyais, et ça n’avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t’avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l’avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t’ai dit : Orion- fleur de carotte, et d’abord tu m’as demandé : pardon ? pour que je répète, et je l’ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
– Je me souviens, dit Jourdan, à voix basse.
– Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.
– Oui, dit Jourdan. Bobi laissa le silence s’allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n’avait envie de parler.
– De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde.Si je le dis je le donne. Qu’est-ce qui vaut mieux ? Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
– Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi. Il se dressa. Il se fit voir. Il n’avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.
– Vous n’avez pas d’autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu.»
Que ma joie demeure, 1935