Castanéiculture

QUAND LES MARRONS SE PRENNENT DES CHÂTAIGNES

Depuis 1993, au cœur du parc régional des Monts d’Ardèche, Corinne Jaffeux travaille au renouveau de deux variétés anciennes de châtaignes. Mais depuis une dizaine d’années, le petit fruit servant à la confection d’une délicieuse crème subit de plein fouet les conséquences du dérèglement climatique.
Par Jill Cousin. Photographies Aude Le Barbey.


Les hauteurs de l’Ardèche sont recouvertes d’immenses châtaigneraies dont les fruits servent à la confection de spécialités locales comme le cousina.

Après une heure de route à sillonner les monts ardéchois et à s’extasier devant les sublimes dégradés ocre qu’offrent les arbres, nous voilà arrivées à Jaujac, petite bourgade de mille habitants. Au loin, la place du village au charme suranné offre une vue sublime sur deux pics montagneux. « En août 1991, lorsque j’ai mis les pieds ici pour la première fois, je suis immédiatement tombée amoureuse de cet endroit», se souvient Corinne Jaffeux, citadine et graphiste repentie qui fonde en 1993 la ferme castanéicole du Domaine de La Balan, en référence au nom de la bâtisse qu’elle et son ex-mari achètent à leur emménagement dans la région. « Nous rêvions de nature et d’autosuffisance, il ne nous a pas fallu longtemps pour nous décider à changer de vie.» Pour Corinne, la culture de la châtaigne s’impose tout de suite comme une évidence. « J’avais 10 ans, j’étais en camp scout en Corse. Nous étions descendus dans un village pour assister à la fête de la châtaigne. Là, une femme affublée d’un fichu noir recouvrant ses cheveux commence à me parler et prédit : “Toi, un jour, tu feras de la châtaigne”. Elle avait raison », se remémore Corinne plus de quarante ans après. Aujourd’hui aidée de son fils aîné, Jim, chargé de la transformation, elle travaille uniquement la Bouche-Rouge et la Pourette, deux variétés anciennes recensées dans l’AOC Châtaigne d’Ardèche. « En France, il existe plus de 300 variétés de châtaignes, dont 150 pour le seul département d’Ardèche. J’ai choisi ces deux-là car elles ont un goût exceptionnel et une meilleure conservation que les variétés récentes développées par l’Inra. La Pourette, dont les fruits sont de petite taille, environ 10 grammes, est particulièrement sucrée, ce qui la rend propice à la transformation en crème de châtaignes. »

APPELONS UN CHAT UN CHAT

Gare à vous si vous parlez à Corinne de crème de marrons ! L’abus de langage est largement répandu mais peut se révéler dangereux, car le fruit du marronnier, contrairement à la châtaigne, n’est pas comestible. La châtaigne est le fruit du Castanea sativa, un arbre appartenant à la famille des Fagacées, dans laquelle on trouve le hêtre ou encore les chênes. Le marron est quant à lui la graine du marronnier d’Inde, Aesculus hippocastanum, un arbre de la petite famille des Hippocastanacées dont il est le seul représentant en France. « Il est difficile de les confondre, la bogue de la châtaigne est recouverte d’une multitude de pics acérés, tandis que celle du marronnier est plus molle et ses pics, plus courts et moins aiguisés, sont plus disparates.» La bogue de la châtaigne contient trois fruits légèrement aplatis et cloisonnés, tandis que celle du marronnier n’en cache qu’un, rond comme un ballon gonflé à bloc. « Cette dénomination erronée est apparue à la Renaissance et a ensuite été popularisée par la marque Clément Faugier, dont les produits sont estampillés “crème de marrons”», précise Corinne.

Après cette mise au point, Corinne nous invite à rejoindre le village de La Souche où vit Fabien Schenck, la quarantaine, castanéiculteur. Depuis plusieurs années, après des déboires avec les propriétaires des parcelles qu’elle cultivait, c’est à Fabien et à trois autres producteurs que Corinne achète les fruits à la robe marron qui lui servent à confectionner crème, purée et bocaux de châtaignes au naturel. Une soupe brûlante et quelques délicieuses salaisons ardéchoises plus tard, Fabien et son frère Alexandre, venu lui prêter main-forte pour la récolte, nous conduisent jusqu’à la châtaigneraie familiale, à quelques mètres au-dessus de leur ferme.

En Ardèche, le châtaignier pousse entre 300 et 1000 mètres d’altitude, au-dessous la sécheresse estivale est trop marquée pour que l’arbre fructifie bien, et au-dessus les gelées hivernales risquent de le tuer. Sur la route un triste spectacle, des dizaines de châtaigniers ont perdu leurs extrémités et un tas de branches jonche le bord de la route.

Après la récolte automnale,
les fruits sont pressés pour obtenir de la crème de châtaignes ou épluchés avant la mise en bocal dans leur plus simple appareil.

2019 aura été une année sombre, de nombreux castanéiculteurs ont connu une baisse affolante de leur récolte.

CHÂTAIGNE EN PÉRIL

« Il y a une semaine, nous avons subi de plein fouet un fort épisode neigeux. Les températures étant bien au-dessous des normales de saison, les arbres avaient toutes leurs feuilles, si bien que la neige s’est agglutinée sur le feuillage jusqu’à en rompre les branches… » détaille tristement Fabien.

Dix ans déjà que le châtaignier souffre du réchauffement climatique. « En 2016, nous avons eu le cynips, une petite guêpe mesurant trois à cinq millimètres qui attaque la jeune pousse du châtaignier et depuis, chaque été, les arbres doivent supporter de forts épisodes de sécheresse. Sans compter la grêle du 15 juin qui nous a fait perdre plus de la moitié de la récolte. Les châtaigniers sont à bout de force. L’année prochaine, je n’aurai pas d’autre choix que d’aller capter l’eau du ruisseau derrière pour l’acheminer jusqu’à la parcelle, sans cela les arbres vont tous finir par crever.» Fabien attrape une bogue au sol. À l’intérieur, les fruits, fripés, portent les stigmates de la sécheresse. Chaque année, un mois avant la date estimée de début de récolte, le terrain est débroussaillé et de grands filets sont étendus au pied de chacun des 142 arbres que comptent ces 2 hectares de châtaigneraie. Les filets restent en place jusqu’à ce que tous les fruits soient tombés, puis ils sont repliés et remontés à l’ébogueuse. À l’intérieur de ce petit engin construit par Fabien, une soufflerie rejette les fruits d’une part, les bogues et les feuilles de l’autre.

Les fruits vendus à Corinne Jaffeux sont ensuite livrés à la CUMA, la Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole qu’elle a fondée il y a vingt ans. Dans cet atelier de transformation végétale, les 18 adhérents louent et se partagent le matériel de transformation. Il s’échappe du grand brûleur extérieur une odeur réconfortante de châtaigne grillée, celle qui nous rappelle les marchés de Noël et l’Avent. Vingt secondes à 600°C et la peau des châtaignes craque. Les fruits viendront ensuite sublimer une poularde aux morilles ou serviront à confectionner le cousina, la soupe traditionnelle ardéchoise cuisinée à partir de châtaignes sèches trempées dans du lait. Un patrimoine culinaire à sauvegarder.