Bestiaire

PARDONNE-NOUS, DOUCE ARAIGNÉE

À la rencontre des araignées tant redoutées, bien plus douces qu’il n’y paraît.
Par Charles Flamand.

Photographies Charles Negre.

Tout le monde sait à quoi tu ressembles, pourtant peu savent qui tu es.

Te présenter au singulier est une première erreur commise à dessein, pardonne cette stratégie, elle semble nécessaire pour commencer.

Tu es si plurielle, si multiple, si variée, du haut de tes 52 000 espèces recensées, qu’un « s » se doit d’être tissé au bout de ton nom. Un miracle de l’évolution, vieux de 305 millions d’années, présent, sauf en Antarctique, aux quatre coins du monde et de nos foyers, de nos rêves, de nos mythologies.

Ton nom nous vient d’Arachné, fille d’un teinturier d’une ville de Lydie, ancien pays d’ Asie mineure, proche de la mer Égée. Cette jeune femme avait acquis dans l’art de broder une telle réputation que les nymphes oisives, ayant eu vent de ses travaux, finirent par quitter leur retraite pour les admirer.

Athénée, particulièrement jalouse de ce don qu’elle croyait être seule à posséder, lui proposa un défi qu’ Arachné ne craignît pas de relever: représenter sur sa toile le différend opposant la déesse à Poséidon au sujet du nom que devrait porter la ville d’ Athènes.

Arachné, consciente de son talent, tissa du mieux qu’elle pût, pendant des jours et des nuits, les métamorphoses des dieux et leurs intrigues amoureuses. Athénée, furieuse du résultat, ne décelant aucun défaut dans le travail de sa rivale, déchira la toile. Humiliée, Arachné se pendit de désespoir. Alors, Athénée, prise de pitié, ou peut-être ayant un projet plus cruel, sauva la vie de la jeune femme en la changeant en araignée, condamnée in fine à tisser pour l’éternité.

Ainsi vous voilà, araignées de toutes les formes et couleurs, formant le grand peuple arachnide aux côtés des scorpions et autres petites bêtes de la nuit, filant vos toiles comme de la dentelle où vient se poser la rosée du matin. De même que la mouche velue.

QUI ÊTES-VOUS ?

Et maintenant, mesdames et messieurs les araignées, permettez-nous de produire votre fiche d’identité. C’est pour votre salut, sachez-le bien. Car comment apprécier ce qu’on ne connaît pas? Comment aimer ce qu’on nous a appris dès l’enfance à fuir, ou pire à tuer d’un coup de semelle ou d’un pschitt de Bio Kill ? Cruauté qui s’exprime en dépit de la chanson, tendre ritournelle : « Araignée du matin, chagrin. Araignée du soir, espoir. » Et d’un coup, c’est une vie qui s’éteint. Tant pis pour la prévision météo. Un prodige de l’évolution agonisant dans le silence et l’indifférence de certains, mais pas de Victor Hugo. Écoutons le poète (en 1856), car il a toujours raison: « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie parce qu’on les hait. »

Au-delà de l’espèce à huit pattes, c’est le peuple qu’ildéfendait en ces termes, le peuple vulnérable, le peuple méprisé, le peuple écrasé sous la botte impériale.

Oui, mesdames et messieurs les araignées, on vous hait, vous méprise, vous élimine, mais si tel est le cas, c’est par erreur, par ignorance, par orgueil. On vous pense capables de nous pondre dans le corps, tel Alien. Et le dormeur-ronfleur croit vous avaler pendant son sommeil. Foutaises, billevesées, c’est le doigt qu’on se fourre dans l’œil !
Alors pardonne-nous nos offenses, peuple arachnide, car nous sommes de pauvres pécheurs luttant depuis l’aube de notre âge contre notre peur viscérale de la nuit.

Pardonnez-nous araignées gladiateurs

Vous qui savez comme au temps de Rome et du Colisée emporter l’ennemi dans vos filets d’un geste véloce.
Pardonnez-nous araignées sauteuses, vous dont les yeux fascinent autant que votre capacité à vous détendre dans les airs.
Pardonnez-nous araignées bolas, vous, reines des fils, qui, suspendues à vos pattes arrière, capturez le papillon mâle avec votre hormone particulière dans votre glu sans merci.
Pardonnez-nous araignées-crabes, vous qui plus que toutes les autres aimez les fleurs et changez de couleur en fonction de celle que vous avez choisie.
Et vous, araignées de nos caves et nos greniers, peuplant le moindre interstice, vous êtes ni plus ni moins les gardiennes de nos maisons. Vous représentez, dit-on dans les campagnes, le signe d’un toit en bonne santé, renfermant le bon air, au bon degré, avec la bonne dose d’humidité.
Vous êtes également de redoutables chasseuses de petites bêtes. Acariens et mites mangeuses de laine vous fuient comme les hommes la peste, ce qui devrait faire de vous de bons colocataires pour celle ou celui qui vous remarque dans son armoire de famille.

ARAIGNÉES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS

Vous êtes étranges, et pourtant comme nous, mesdames et messieurs les araignées. Enfin, presque. À peu près, disons. Entraînées à la faveur du vent par vos fils soyeux, ou par la course, ou par la nage, spectaculairement mobiles, vous avez conquis quasiment tous les milieux offerts par cette planète, des hauts-fonds du littoral aux cimes des montagnes. À marée montante, les plus moussaillons d’entre vous retournerez dans votre cave et utiliserez votre soie pour tisser un sas qui préservera le précieux oxygène.
Aussi, vous ne pensez qu’à manger et vous reproduire. C’est encore un point commun avec notre animalité humaine. D’autant qu’en vue de ce dernier projet, le chant, la danse et autres performances charmantes y sont également déployés.
Munies d’yeux, en majorité huit, souvent six, et parfois d’aucun œil du tout (on vous appelle alors cavernicoles), vous avez des pattes, plus ou moins longues, accrochées à vos corps subtils qui n’excéderont jamais les quinze centimètres. Au-delà, vous appartiendrez au registre de la fiction, où vous tiendrez le mauvais rôle, sans doute.
« Pourquoi suivez les araignées? » se lamente Ron en marchant vers la forêt interdite sous la plume de J.K. Rowling. « Pourquoi ça ne pouvait pas être suivez les papillons ? »
Vous partagez bien des mots de notre anatomie animale ; hanche, fémur, tibia, cœur, tube digestif, poumons, organes de reproduction, vous constituent de la même manière qu’ils nous composent. À ceci près qu’ils ne sont pas disposés de la même façon. Ainsi l’organe reproducteur de ces messieurs se compte-t-il au nombre de deux, qui sont baptisés bulbes copulateurs et se trouvent au bout des pédipalpes, une paire de pattes à l’entrée de la bouche. Côté femelles, une autre innovation de la nature : la spermathèque, une poche qui leur permet de stocker la semence du mâle, parfois de plusieurs, longtemps après l’accouplement, et de contrôler son usage selon son bon vouloir.

Quant au venin contenu dans vos glandes.

C’est un mécanisme d’attaque et de défense comparable à certaines idées générées par notre organe cérébral. Tout aussi génial, tout aussi funeste.

Continuons d’arpenter ce pont qui existe entre nos espèces. À force de marcher vers vous, il se peut que l’on se retourne sur notre humanité et la considère avec plus de lucidité.

Bien plus encore que nous, vous investissez du temps dans votre toilette en passant vos pattes les unes contre les autres, et, sur vos yeux, vos chélicères, ces petites tiges qui portent vos crochets à l’entrée de votre bouche. Vos pattes sont recouvertes de nombreuses soies qui, selon l’appellation scientifique, sont mécanoou chimio-réceptrices. En d’autres termes plus communs, cela signifie que ces soies sont très sensorielles et que pour percevoir votre environnement au maximum de leur capacité, il faut qu’elles restent propres !
Puis, comme pour nous, la gymnastique vous est nécessaire afin d’évoluer en bonne santé. Au cours de vos mues, qui ont lieu, selon les spécimens, trois à quinze fois dans votre vie, vous vous déshabillez de votre ancienne carapace pour vous parer d’une nouvelle armure (le tégument). L’exercice vous permet d’assouplir vos articulations et renforcer votre corps qui, sinon, resterait tout mou. Pas prédateur pour un sou.
L’empathie à votre égard commence à votre rencontre, si tant est que celle-ci ne soit pas gâchée par un réflexe de répulsion et de mort. Et c’est le travail de toute une vie que de vous avoir cherché jusque dans vos habitats les plus secrets ; celle de Christine Rollard, maître de conférences et arachnologue au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Elle qui préfère vous appeler « soyeuses » plutôt que poilues. Elle aussi qui parle de votre « art de la table », elle encore qui en connaît un rayon sur vos nuits de noces, elle à qui nous voulons rendre hommage ici. Car Christine Rollard réhabilite votre monde en nous ouvrant ses portes avec une extrême sensibilité et tient le flambeau de l’empathie entre les espèces.
Ce papier ne serait rien sans son travail. Alors, à bon entendeur, chers futurs arachnophiles.