Pêche

Marine de Loire

Pêcheurs professionnels et amateurs se passionnent pour le fleuve le plus vivant de France, la Loire. Certains veillent au respect de traditions anciennes, d’autres transforment leur pêche au goût des palais les plus modernes. Tous se retrouvent dans le port de Bréhémont.

Par Victor Coutard. Photographies Paul Lher.


L’église Saint-Marie-Madeleine de Bréhémont vue de la Loire.

Une barque échouée sur les bords de Loire.

Dominique Chauvreau, membre de l’association La Maille Tourangelle.

Romain Gadais, pêcheur professionnel.

La pêche du jour est directement transformée par le chef.
Ambroise Voreux, le jeune chef du restaurant La Cabane à Matelot

La Loire n’a jamais fait vivre son hom­me.» Avec ses baskets usées jusqu’à la corde et ses deux chiens, Domini­que Chauvreau profite de sa retraite pour partager sa passion à bord de sa barque de bois à fond plat. Propriétaire de six bateaux tradi­tionnels, il est membre de La Maille Tourangelle, une association qui veille au respect et à la transmission des savoir­-faire de la pêche dite « aux en­gins ». Prolixe et généreux de son savoir, il em­barque à son bord tous ceux qui s’intéressent aux traditions des mariniers ligériens. Ceux­-ci, que Dominique a bien connus et qui l’appelaient « le drôle » quand il était gamin, ont quasiment dispa­ru. Aujourd’hui, une nouvelle génération de professionnels pratique une pêche artisanale, où le nylon a remplacé le chanvre autrefois produit dans la région. L’ensemble des engins utilisés sont dits « passifs » (déposés et non tractés), et c’est le mouvement même des poissons qui les conduit à se faire piéger. Si les techniques ont peu évolué, l’esprit est autre et les nouveaux ve­nus, qui exercent différemment mais de façon éco-­responsable et s’appliquent à gérer durable­ment le stock de poissons, tardent à convaincre les anciens. En Touraine, dans le village de Bré­hémont, ces deux visions de la pêche nous semblent pourtant converger vers un objectif commun : valoriser les ressources naturelles de la Loire. Bordé par la Loire au nord et par l’Indre au sud, traversé par le Vieux Cher, Bréhémont est un village orienté par le sens de l’eau. La commune se dépeuple peu à peu, mais l’été voit venir de nouveaux visiteurs grâce à « La Loire à vélo », un itinéraire cyclotouristique populaire qui relie Cuffy près de Nevers à Saint­-Brevin­-les­-Pins en Loire-­Atlantique, et depuis 2014 au res­taurant du pêcheur Romain Gadais, La Cabane à Matelot, qui élabore une cuisine autour des pois­ sons de Loire.

UNE ÉTOILE ET DEMIE

Issu d’une famille de vignerons, formé à l’écologie des milieux aquatiques et notamment aux migra­tions des poissons de Loire à L’INRA puis au Muséum national d’Histoire naturelle de Dinard, Romain Gadais semble plus à l’aise sur son ba­teau que sur la terre ferme. Avec ses lunettes de soleil qui épousent le creux de ses yeux et sa salo­pette imperméable, il navigue avec assurance sur les 34 km de Loire dont il a la charge. La Loire faisant partie du domaine public fluvial, Romain est locataire exclusif d’une portion dont il est le seul autorisé à commercialiser les poissons. Ce privilège durement gagné, assurance d’une pêche raisonnable, a pu éveiller quelques jalousies. Il a notamment été accusé de « vider la Loire » ; une imputation infondée, car comme tout pêcheur assermenté, il est dépositaire d’un cahier des charges strict, soumis à des contrôles fréquents, et ne pose des filets que sur 1 % du domaine fluvial qu’il loue. Il a calculé ne prélever en moyenne que 3 à 9 kg de poisson par ha et par an. Par ailleurs, il pêche en grande majorité des mulets, barbeaux et chevesnes, des espèces abondantes dans la Loire. Aujourd’hui, il ne laisse plus de balises apparentes au bout de ses engins pour ne plus risquer de se faire voler sa pêche. Mais si ses filets sont invi­sibles, son succès est manifeste. D’une part car il faut lui reconnaître une très bonne communication, d’autre part car il a su fédérer autour de lui les amateurs de poissons et les passionnés de ce fleuve. Dans une région qui, malgré son in­croyable potentiel et sa riche culture gastrono­mique, peine à faire de la place aux jeunes chefs, il a ouvert un restaurant qui affiche complet à chaque service. Le soir de notre visite, les clients en terrasse ne tarissent pas d’éloges sur leur as­siette et veulent le faire savoir. Certains nous al­paguent pour réclamer une étoile, voire une étoile et demie pour le chef ! Du haut de ses 24 ans, Ambroise Voreux avoue son admiration pour les récompenses du Guide Rouge et s’applique à préparer les poissons que lui apporte Ro­main Gadais. Dans une cuisine spacieuse, ouverte sur l’extérieur, le jeune chef rayonne. Ablettes et goujons en friture, rillettes de silure, yuzu et waka­mé, mulet à l’unilatéral, tempuras d’alose et ra­violes de barbeau. Quand le restaurant ferme ses portes au cœur de l’hiver, Ambroise perfectionne ses connaissances en voyageant. Cette année au Japon, l’année d’avant au Pérou, avant encore en Nouvelle­Zélande : des pays connus pour leurs traditions culinaires autour de la pêche. De ses voyages, il rapporte des idées de recettes, mais aussi des aromates qu’il plante dans le petit jardin derrière le restaurant, comme le shiso dont il par­ fume certains plats.

BOIS MARAIS ET CULS DE GRÈVE

La Cabane à Matelot fut longtemps un hôtel de mariniers. Jusqu’au xxe siècle, Bréhémont était une des communes les plus prospères de Touraine. Avec la culture du chanvre pour confectionner des filets, la pêche a toujours été au cœur de la vie de la commune. Lorsque les prises étaient impor­tantes, les Bréhémontais partaient en bateau vendre leur marchandise jusqu’aux halles de Tours. Traditionnellement, deux formes de pêche sont pratiquées en Loire : la grande et la petite. La grande a aujourd’hui quasiment disparu. Elle fait appel à des filets ­barrages et des bateaux cabanes pour pêcher les gros poissons migrateurs, aloses l’hiver et saumons au printemps. Quant à la petite pêche, elle se pratique toujours, tout au long de l’année, avec des engins fixes ou mobiles. Parmi eux, « le foudraie » est emblématique de la région. Originairement confectionné en chanvre avec des armatures en bois, c’est un tube de cage pliable en spirale permettant d’attraper poissons et écre­visses, et une pratique qui fait partie du patrimoine de Bréhémont. Dominique Chevreau, comme une quinzaine de pêcheurs, utilise toujours ces engins et conte sa passion à l’aide d’une phraséologie propre aux mariniers ligériens : il pose des nasses à anguilles et déploie ses foudraies, les attache aux rameaux des saules bordant le fleuve; il recueille le fruit de sa pêche dans le « sentineau » de son ba­teau – vivier dans lequel va et vient l’eau du fleuve afin de garder les poissons vivants – ; il navigue entre les bois marais échoués sur les culs de grève. Il insiste : il ne maille pas ses filets, il les « lasse ». Dans une coquetterie qui fait sourire, il réfute le terme de sables mouvants qu’il remplace par « sables émouvants ». Dominique s’inquiète que l’on oublie le passé et s’applique à raconter à qui veut l’entendre que les anciens utilisaient les ma­tériaux à leur disposition sur les rives de la rivière: osier, chanvre, sureau, noisetier, châtaignier… À Bréhémont, il est la mémoire vivante de cette pratique culturelle, locale et patrimoniale.

PROFESSIONNELS ET AMATEURS

À Bréhémont, le soir venu, on contemple le glacis de Loire cher à Balzac, lorsque le ciel se re­flète presque parfaitement sur les eaux calmes du fleuve. Bien qu’elle soit réputée sauvage, la Loire subit dès le xixe siècle de nombreux aménage­ments et l’exploitation déraisonnable de ses res­sources qui eut un impact terrible sur ses popula­tions. Certaines espèces ont disparu, comme la plie, l’épinoche ou la lotte. D’autres jadis pré­ sentes en abondance se font désormais rares, comme l’anguille, dont la pêche est strictement encadrée, ou le saumon, qu’il est formellement interdit de ferrer. Aujourd’hui, la qualité de l’eau s’améliore et certains poissons reviennent. C’est le cas des mulets, des aloses ou des goujons. Sans compter l’arrivée en nombre des silures, poissons lucifuges (qui évitent la lumière) que certains, la Fédération nationale de pêche en tête, consi­dèrent maintenant comme une espèce invasive. Sur le fleuve large, les îles offrent des plages de sable habitées par des castors. Il n’est pas rare de voir s’échapper un sanglier ou un cerf qui tra­verse un bras d’eau pour semer des chasseurs. Mais le décor pittoresque de la vallée ne doit pas faire oublier la dangerosité des lieux. Les eaux peu profondes de la Loire cachent des courants tourbillonnants et les fonds sableux se dérobent sous les pieds. Dominique s’en moque, il n’aime pas l’eau. Il aime la Loire et ses poissons, ses ha­bitants, ses bateaux à fond plat taillés dans du chêne et surmontés d’une petite cabane. Quant à Romain, la « sauvageté » du fleuve semble lui donner une raison supplémentaire d’enfiler sa salopette imperméable et de voguer sur ses flots. Malgré leur passion commune, Dominique Chau­vreau et Romain Gadais – et à travers eux pêcheurs à engins et pêcheurs professionnels – semblent vivre le fleuve chacun de leur côté. La Loire constitue un enjeu majeur pour la préser­vation de la nature à l’échelle nationale et les pê­cheurs, en première ligne, sont ses meilleurs alliés. Le plus long fleuve de France offre une biodiversi­té rare, des centaines d’espèces végétales et ani­males l’habitent. Au-­delà de cette diversité, le cours du fleuve permet la circulation des espèces sauvages et les échanges entre des milieux très divers. Alors espérons que le futur unisse pro­fessionnels et amateurs pour que vive la marine ligérienne.