Institutrices et élèves des écoles en pleine forêt sèment des petits cailloux pour que l’on trouve facilement leurs traces et, pourquoi pas, que l’on adopte leurs pratiques. Observation de l’environnement, respect de celui-ci mais aussi apprentissage de l’entraide, de l’autonomie, de principes mathématiques et de syntaxe. Tout est possible au milieu des bois. Regain s’est immergé
dans la vie de la première école en forêt française à Marsac.
Par Marie Aline. Photographies Maciek Pozoga.
Il est 8h30. La cloche de l’école ne sonne pas. Seule résonne la lumière du soleil automnal sur les kakis suspendus au plaqueminier effeuillé. Hannah, une chienne de quelques mois, ronge l’arrière-train d’un faon trouvé dans la forêt par Sequoïa, une autre chienne, plus âgée. Jusqu’à 9 heures, les enfants arrivent au compte-gouttes accom- pagnés de leurs parents. Loïs, Ugo, Ruben, Romane, Zachary, Sirius, Nathaël, Evvan, Louna… Ils sont dix élèves (Arthur est absent ce matin), entre 2 et 5 ans et demi, inscrits dans cette école maternelle un peu particulière : elle se situe dans la forêt. Première du genre en France, ouverte depuis septembre 2018, elle se trouve à quinze minutes d’Angoulême, à Marsac, sur le Domaine de Chantemerle. Davina Weitowitz s’est installée dans ce vieux corps de ferme il y a huit ans. Elle a tout retapé avec l’aide de volontaires en suivant des principes d’écoconstruction. Ancienne journaliste télé, venue de Francfort, elle s’occupe maintenant de chevaux, sa première passion. Elle a aussi quelques chambres d’hôtes. Lorsqu’elle a su qu’elle attendait un enfant, l’idée de monter une école en forêt lui a paru évidente. Les jardins d’enfants en pleine nature sont très fréquents en Allemagne. Tous les matins, les parents repartent vers leurs vies d’adulte : certains viennent de la ville, d’autres de la campagne ; certains sont vegans, d’autres non ; tous intéressés par les pédagogies alternatives, ils sont heureux d’avoir accès à cette école. Ils payent entre 160 et 350 euros par mois pour donner à leurs enfants la chance d’apprendre autrement. Après avoir joué un peu dans l’an- cienne chambre d’ami devenue, temporaire- ment, la salle d’accueil, les enfants rééchissent à la date, parlent d’un objet qu’ils ont rapporté pour le faire découvrir aux autres et s’équipent pour partir en forêt. Il est 9h15.
chasse au champis
Ce jour-là, Sophie Biguet et Nancy Balivet, les institutrices, proposent aux enfants d’aller chercher des champignons. Nathaël, prévenu à l’avance, a apporté son couteau suisse à bout rond. Chacun enfile sa combinaison imperméable, ses bottes, bonnet, gants, tour de cou et sac à dos. Que l’on ai 2 ou 5 ans, on porte son sac avec une gourde, un encas pour le 10 heures, et le thermos avec le déjeuner chaud. Les maîtresses pschittent les cous avec de l’anti-tique et donnent les consignes du jour : « Nous allons cueillir des champignons. Gardez l’œil bien ouvert. Si vous en trouvez un, appelez-nous. On utilisera le couteau pour le couper. Vous pouvez les toucher avec des gants mais on ne met pas les mains à la bouche. Et encore moins les champignons ! Certains peuvent être dangereux, empoison- nés et même mortels ». Avertis, les petits commencent leur balade quotidienne. Ils dévalent un sentier à toute allure. Certains se cachent dans les fourrés et attendent les autres en poussant des cris de loups perdus. Sophie et Nancy ouvrent les clôtures électrifiées. Les apprentis chasseurs s’élancent dans le pré, comme des chiots maintenus trop longtemps en laisse. Les chiennes sont d’ailleurs de la partie. Romane hurle. Elle a trouvé un champignon. Tout le monde se masse autour du trésor visqueux et trop jaunâtre pour être comestible. Nathaël sort son couteau. Les cueilleurs sont très concentrés. On dépose la trouvaille au fond du panier. Dorénavant, le pas est lent. Il n’est plus question de courir. Conscients de ce qui se cache dans le pré qu’ils sillonnent tous les jours, les enfants posent leurs pieds avec précaution. Ils changent d’ailleurs leurs habitudes et montent dans les bois vers la gauche ce matin-là. Excitée par la période de la chasse, Séquoïa, la chienne, a la truffe agitée. Elle déterre un faisan fraîchement abattu et com- mence à le grignoter. Nathaël, Evvan et Ruben s’approchent de la charogne. Ils remarquent que des fourmis ont déjà entamé le travail de décomposition du corps. Nathaël prend le gibier par l’aile pour l’observer de plus près. Sophie, la maîtresse, ne peut réprimer une moue de dégoût. Les heures passées avec son grand-père à observer les oiseaux lui auront donné le goût d’une nature vivante… Le garçon repose le trophée au sol et continue son chemin vers de nouvelles découvertes. « Le plus dur a été de leur apprendre les règles de sécurité, raconte Nancy. Nous sommes fin novembre, et c’est seulement maintenant que nous avons l’impression de pouvoir faire autre chose que leur rappeler de faire attention à tout ! ».
L’APPEL DE LA FORÊT
Les femmes à l’origine de cette école n’en sont pas à leur premier saut d’obstacle. Davina a d’abord été confrontée à son désir d’une école en forêt sans vraiment savoir vers qui se tourner, comment trouver les professionnels qui pourraient dispenser l’enseigne- ment adéquat, mais aussi comment surmonter les difficultés administratives et financières. Finalement, tout se met en place en juin 2017 sur un quiproquo. La mère de Nancy sait que salle, professeur des écoles et éducatrice spécialisée travaillant dans une structure pour enfants autistes, est intéressée par les pédagogies alternatives. À la boulangerie bio d’Angoulême, elle tombe sur un flyer parlant de l’école en forêt à Marsac. Nancy appelle tout de suite son ex-collègue, Sophie, psychologue scolaire, pour lui parler de ce nouveau projet. Elles pensent toutes les deux que l’école existe déjà et sont simplement curieuses de voir comment cela fonctionne. Elles appellent Davina qui leur apprend que l’instit avec laquelle elle avait commencé le projet s’est désistée. Elle cherche quelqu’un pour reprendre. Un an plus tard, un crowdfunding dans les pattes, et encore tout un chantier à construire (il faut qu’elles fabriquent les abris en forêt, des jeux…), les deux copines ont démissionné de leurs boulots respectifs et accueillent les parents qui voudraient inscrire leur progéniture dans cette école un peu spéciale. Elles expliquent sans discontinuer quelle va être leur pédagogie, comment les enfants vont acquérir les savoirs recommandés par l’Éducation nationale en maternelle, mais bien plus encore.
Alix Cosquer est chercheuse en psychologie environnementale et s’est penchée sur les bienfaits de l’apprentissage en pleine nature : « Les recherches sur ce sujet débutent. Nous aurons des résultats l’année prochaine. Mais on peut déjà avancer quelques points non négligeables. Être dehors, quotidiennement et plus spéciquement dans les bois (à l’inverse d’un parc urbain), a un effet positif sur le bien-être psychique. Regarder le feuillage bouger ou l’eau d’un ruisseau s’écouler a un effet sur la capacité du cerveau à se réinitialiser pour initier de nouveaux apprentissages. Cela s’appelle la restauration cognitive. Nous en avons tous besoin. Face à un obstacle, les enfants apprennent à faire ensemble certaines choses. De plus, ils se fondent sur des observations pratiques pour développer un socle de connaissances. L’observation du réel suscite des questions. C’est la nature qui fait école.» Mes- dames Roubert et De March, institutrices à l’école Jacqueline à Strasbourg, ont initié l’école du dehors. Elles ont « ensauvagé » une parcelle de terrain collée à leur école maternelle et ont, durant quatre ans, fait classe dehors une heure par jour à des très petites sections (2-3 ans). Leurs observations n’ont pas fait l’objet d’étude, mais elles assurent que les tout-petits dont la langue maternelle n’était pas le français ont maîtrisé cette deuxième langue très rapidement à force de toucher les choses et de les nommer quotidiennement. Elles travaillent maintenant à un projet d’école du dehors avec des élèves plus grands. Et surtout, la ville de Strasbourg, convaincue par leur initiative, projette l’ouverture d’une école du dehors — maternelle et élémentaire – dans le quartier de Koenigshoffen. Sarah Wauquiez, pédagogue par la nature, psychologue et institutrice, majoritairement en Suisse, a mis au point des exercices d’histoire et de grammaire qui peuvent se faire en pleine nature.
« Bien sûr, parfois, en élémentaire, il faut se poser un peu pour lire, dans ce cas on le fait dans des abris. On s’appuie sur l’environnement pour étudier. L’observation des cernes d’un arbre permet de faire à la fois de la biologie et de l’histoire : dater l’âge de l’arbre, coller des post-it en identifiant des événements historiques… ».
la cuisine des enfants-loups
Dans la forêt du Domaine de Chantemerle, Sophie et Nancy ont cloué les lettres de l’al- phabet sur les arbres de leur campement. Les enfants s’arrêtent naturellement là pour prendre leur encas. Ils ouvrent tout seuls leurs sacs à dos et grignotent comme des petits écureuils des biscuits, des noisettes, un quartier de pomme, une Pom’Potes. Après s’être restaurés, ils vont au tipi qu’ils ont construit seuls la veille (entraide). D’autres vont faire de la balançoire ou s’allonger sur une toile tendue sous les arbres (restauration cognitive). Peu s’intéressent aux lettres colo- rées, mais comme le rappelle Nancy : « Chaque jour est tellement différent. On s’adapte à leur rythme. On pensait par exemple étudier les champignons trouvés, dans un livre. Mais on voit qu’ils sont fatigués. C’est pas grave. On va faire sécher les champignons et on les étu- diera demain peut-être.» À moins que l’un des enfants ne s’intéresse subitement à l’alphabet et que les institutrices lancent un jeu de reconnaissance des lettres, d’écriture des mots qui impliquera aussi de courir d’un arbre à un autre pour épeler avec la bonne orthographe. Après un bon moment de jeu, les enfants repartent dans la forêt, direction le potager. On ne cherche plus de champignon mais certains observent la mousse des arbres, d’autres s’imaginent cavaliers sur un dragon qui n’est autre qu’un tronc fatigué tombé là, lors d’une tempête. Arrivés à la clôture élec- trique, les mêmes enfants-loups se cachent dans les fourrés, hululent à tue-tête et lent au potager. Loïs fait semblant de préparer à manger. Ruben, 3 ans, est toujours cavalier, sur un bâton trop grand pour lui. Sophie en prote pour lui expliquer les notions de pro- portion : il va chercher un cheval à sa taille. Plus tard, Romane, 5 ans et demi, lance l’idée de faire une purée de pomme de terre. Ruben la suit. Au bout d’un quart d’heure et après avoir éprouvé deux ou trois techniques, les enfants se sont mis autour d’une casserole dans laquelle ils pilent les patates en chantant. Ugo, 2 ans, tape deux bouts de bois l’un contre l’autre pour leur donner le rythme. Concentration et entraide sont à l’œuvre dans un jeu qui pourrait ne pas se finir. Mais il faut déjeuner maintenant. Comme tout à l’heure, chacun sort son repas et déguste. Les plats sont variés, les façons de les manger aussi. Mais lorsqu’il s’agit de débarrasser et de faire la vaisselle, c’est fait de façon parcimonieuse. « Une grande partie de notre enseignement repose sur la sensibilisation à l’environnement. Ici les enfants apprennent à trier, explique Nancy, mais aussi à ne pas gaspiller. À la fin du repas, tous les restes sont mis dans une assiette. On les donne à Hannah, la petite chienne. Ce qu’il en reste va aux poules.» Pour se laver les mains ou faire la vaisselle, un jerrican d’eau est suspendu à une poutrelle. Il est relié par une ficelle à une pédale. Lorsque l’enfant l’actionne, le jerrican se penche et verse un let d’eau sur les mimines grasses et sur les couverts à laver. Cette économie de moyen est au cœur du pro- jet de l’école de Marsac où tout est fabriqué maison. Les parents des élèves les plus âgés demandent déjà à Sophie et Nancy quand elles ouvriront une classe d’élémentaire. Romane, 5 ans et demi, sait qu’elle fera l’école à la maison en attendant de pouvoir à nouveau revenir à Chantemerle. Les institutrices cherchent des mécènes pour avoir les fonds nécessaires à la construction d’une yourte. Elles pourront ainsi accueillir seize enfants (huit en maternelle et huit en élémentaire) en étant totalement indépendantes du corps de ferme de Davina. Car Sophie et Nancy sont convaincues que l’avenir est dans l’autonomie des enfants, certes, mais aussi de leur projet.