Agroécologie

L’envol de la ferme

Installée sur une ancienne base aérienne, cette ferme en polyculture-élevage est l’un des projets agroécologiques les plus faramineux d’Île-de-France. Il bouscule tous les codes agricoles. Tour du propriétaire et des enjeux qui sont en œuvre. Savez-vous planter les choux à 0,5 km/h ?

Par Marie Aline. Photographies Alexandre Guirkinger.


La première récolte de courgettes de la Ferme de l’Envol.


Laurent Marbot, un maraîcher droit dans ses bottes.

Le bassin de rétention d’eau est un élément clé
pour l’irrigation des cultures de la Ferme de l’Envol.

Anaïs Droit, maraîchère sur la Ferme de l’Envol voit loin et avec le sourire.

Des camions klaxonnent sur la D19 déserte. Ils accélèrent sur les ronds-points vides, laissant Brétigny-sur-Orge (Essonne) derrière eux. L’horizon file sur des champs à perte de vue. Une queue de poisson plus tard, ils forment une gigantesque file d’attente sur le bas-côté d’une route de traverse. À quelques centaines de mètres, un énorme hangar semble être leur point de chute. Amazon. Les lettres se dressent sur le bâtiment de 60000m2, une unité de préparation de colis robotisée.
Une bifurcation vers la droite, entre deux plots de béton, une large porte indique Base 217, nom de code pour une zone hybride qui cache peut-être les solutions du monde de demain. Le portail s’ouvre sur une route où tout semble permis. Le moteur de la voiture vrombit spontanément. L’accélération est naturelle jusqu’à une ancienne piste d’atterrissage. Crissement de pneus. Ça donne envie de faire des dérapages. Il faut se retenir. Ça ne serait peut-être pas du goût des maraîchers de la Ferme de l’Envol, l’un des plus grands projets de ferme agroécologique en Île- de-France. Sur 55 ha à une heure de Paris, en plein cœur de l’Essonne, une ancienne base aérienne de l’armée a été déminée pour laisser la place à des vergers, des pâtures, des cultures légumières, céréalières, un élevage de poules, des ateliers de transformation (meunerie, boulangerie, fromagerie, pressoir à jus…). Pour l’instant, c’est une zone à cultiver. L’œil non averti ne verrait pas grand-chose. Pourtant, un grand bassin de rétention d’eau et deux silos à eau donnent le la: ici, il y a des terres à irriguer. Il y a aussi des serres, un tracteur, des containers qui servent de chambre froide, un groupe électrogène, une poignée de femmes et d’hommes : le minimum pour commencer un chantier agricole de grande envergure.

La Ferme de l’Envol s’inscrit dans un écosystème hybride impulsé par l’agglomération Cœur d’Essonne et la Société publique locale Air 217. Suite à la fermeture de la base militaire, l’État a cédé, pour un euro symbolique, à l’agglomération 300 ha de terrain à redynamiser (qui est alors la plus grande réserve foncière de la région). Amazon s’est installé, apportant de nombreux emplois sur le territoire. Viennent ensuite, un fabricant de pain industriel, un studio de cinéma – où a déjà été tourné le biopic sur Gustave Eiffel –, une piste d’essai pour les voitures (Mercedes vient y faire ses tests de camion électrique). La fédération de char à voile court sur la piste le week-end, souvent en parallèle d’un club de dronistes, sans compter les festivals qui ont eu lieu en 2017 et 2018 avec Marilyn Manson, Foofighters ou encore Guns N’ Roses en tête d’affiche.

IGNORER LES ANTAGONISMES

La Base 217 est vivante… Directeur de la SPL Air 217 et passionné de botanique, Arnaud Tre- cour accorde une place très importante au végétal. Sur 20 ha restant, il projette donc avec Gilles Clément (Coloco), paysagiste de renom, et Djamel Klouche (AUC), architecte-urbaniste, de donner naissance à une douzaine de jardins, en référence au « jardin planétaire » pensé par Gilles Clément. « L’Essonne est entre ville et campagne. Faire vivre cet équilibre est un enjeu territorial. Il n’y a pas d’antagonisme entre les deux », affirme Arnaud Trecour. Épaulé par des élus « motivés », il se positionne donc à la croisée des chemins, et fait bouger les curseurs pour que les perspectives s’ouvrent. « La difficulté est d’arriver à lutter contre la segmentation des savoirs et des pratiques, car ce projet demande une très grande ouverture d’esprit. Pour y arriver, il faut bosser avec ceux qui nous inspirent.» Après avoir piétiné avec la Chambre d’agriculture pour élaborer un projet de ferme agroécologique, Arnaud Trecour change de point de vue. « Il m’a semblé primordial d’intégrer les agriculteurs dès la naissance du projet.» Il se tourne alors vers Laurent Marbot. Figure emblématique de l’agriculture biologique en Essonne, président du Groupement des agriculteurs bio d’Île-de-France et grand acteur du réseau des AMAP de la région. Pour l’accompagner, Laurent appelle Éric Châtelet, maraîcher bio installé depuis dix ans, et inclut Anaïs Droit, une jeune femme apprentie et entrepreneuse qu’il forme depuis quelque temps. Pour faire le lien entre les maraîchers et l’aménagement du territoire, Arnaud Trecour déniche une petite structure – à l’époque –, Fermes d’Avenir, rachetée par le controversé Groupe SOS depuis. Marie Le Mélédo fait partie de l’association Fermes d’Avenir, qui est en charge du projet ; elle est également directrice générale d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) qui va porter tous les investissements de la ferme. Julien Cohen, restaurateur parisien (associé à Septime et directeur bénévole du fonds de dotation Merci), est directeur adjoint de la SCIC en plus d’être un partenaire dit « distributeur », c’est-à-dire qu’il assure un débouché aux produits cultivés. Le modèle est très novateur, et un peu complexe. Pour le comprendre, il faut s’appuyer sur le système des AMAP. Solidaires des paysans, les amapiens payent leur panier toujours au même prix. Si d’aventure il y avait sous-production, le prix de leur panier resterait le même, et les amapiens garantissent ainsi un revenu régulier aux agriculteurs. S’il y a surproduction, ils bénéficient de paniers plus garnis, toujours pour le même prix. La Ferme de l’Envol répond aux principes si chers à Fermes d’Avenir : une rémunération juste pour des agriculteurs aux pratiques valorisant les écosystèmes. Ces agriculteurs, associés dans la société coopérative et participative (SCOP), seront donc payés 2 500 € net par mois, loin des 300 € mensuels touchés par certains exploitants français. Pour atteindre cet objectif, Laurent, Éric et Anaïs ont dû transiger sur leurs idéaux et accepter que la productivité puisse être éthique. « Ce projet nous permet de dépasser des préjugés, explique Anaïs. Les amapiens voient d’un mauvais œil le partenariat avec des entreprises commerciales, mais nous nous unissons, car nous avons la même vision de l’avenir : la seule solution est de manger sain et local.»

De leur côté, les partenaires distributeurs (les restaurants de Julien Cohen, ainsi que Septime, Frenchie, Dans le Noir, la plateforme de distribution de légumes Alancienne, la nouvelle AMAP de Brétigny-sur-Orge) assurent une diversité de débouchés qui pourront faire vivre la Ferme de l’Envol. Ils doivent pour cela réviser leur vision du commerce, car ils s’abonnent d’une année sur l’autre et s’engagent à acheter pour une somme prédéfinie de fruits et légumes sur la période. Ne pas être facturé au réel est une difficulté pour certains restaurants, qui n’ont pas cette habitude. Mais cela permet de pouvoir anticiper. Ainsi le chiffre d’affaires pour l’année en cours est-il déjà connu de Marie Le Mélédo (383 000 €). À partir de septembre 2020, une deuxième levée de fonds aura lieu pour démarrer la construction des bâtiments de la ferme. Enfin, la rencontre de ces systèmes économiques est riche d’enseignements. « Par exemple, Éric et Laurent ont l’habitude de penser les prix sur un rapport poids de légumes/masse de travail, explique Bertrand Grébaut, chef de Septime. Nous allons avoir des demandes spécifiques, leur acheter des légumes plus petits, calibrés pour nos assiettes. Les fleurs

mâles des courgettes, par exemple, ils ne les vendent pas aux amapiens, ils les jettent. Nous, nous les achetons 15 €/kg ! On va pouvoir trouver un équilibre.» Bousculer l’ordre établi et mettre en place ce nouveau système de pensée et d’action aura pris quatre ans.

CONFRONTER LES POSSIBLES

Depuis le mois de janvier 2020, Laurent Marbot, Éric Châtelet et Anaïs Droit travaillent enfin la terre de la Base 217. « Elle est parfaitement équilibrée : 50 % d’argile, 25 % de sable, 25 % de limon », détaille Éric, assis sur la planteuse avec Ivan, nouvel employé, et Théo, un stagiaire. Les lames du traceur creusent un sillon dans le sol meuble, au rythme de la conduite du tracteur : 0,5 km/h. Les garçons se baissent à intervalles réguliers pour y insérer les plants de choux. Il y en a 5000 à mettre en terre ce matin. Plus loin, Laurent et Laurence, une autre stagiaire, plantent à la main. «À la main, c’est plus précis. L’écartement est plus régulier. À la machine, c’est plus aléatoire. Mais si ça leur sied de faire avec la planteuse, ça me va.» Deux hommes, deux façons de faire. La confrontation des possibles est encore en œuvre. À terme, la ferme accueillera treize personnes en charge de différents ateliers. Organisés en SCOP (où les salariés sont associés majoritaires avec au minimum 51 % du capital social et 65 % des droits de vote), ils prennent les décisions de façon collégiale. La gouvernance est horizontale.

Concilier tous ces savoir-faire est une grande partie du défi que relèveront les acteurs de la Ferme de l’Envol. Éric Châtelet, venu du monde du jeu vidéo, avait pris l’habitude de

travailler comme il l’entendait sur ses terres. « Passer de seul décideur à demander son avis à chacun, ce n’est pas évident. On n’a pas l’habitude de bosser en collectif. Le côté horizontal est nouveau pour nous tous. » Heureusement, ils sont accompagnés par Jean-Luc des Champs des Possibles, une coopérative d’activités agricoles rompue à ce genre d’exercice. « Nous avons eu une réunion et il nous a conseillé de faire un point tous les lundis matins pour organiser nos activités sur la ferme. On va écrire une charte pour cadrer nos façons de travailler », raconte Anaïs, aussi présidente de la SCOP. Aujourd’hui, c’est lundi. Chacun est arrivé dans sa voiture, en speed, et s’est lancé dans la récolte de choux-raves ou de courgettes, dans la cueillette de basilic ou la plantation de choux. « Cette diversité collective est plus pérenne et vertueuse que si on faisait chacun dans son coin », veut penser Éric. Au déjeuner, pourtant, certains partent cuisiner chez Laurent quand d’autres mangent des barquettes de taboulé sur le tarmac. Le bâtiment dédié à la vie commune et aux logements, éco-construit, n’est pas encore là pour les abriter des éléments et de la discorde. Les cinq serres ont été finies il y a quelques semaines. Bientôt la ferme pourra se passer du groupe électrogène grâce au raccordement EDF. Le jour où le site a été relié au réseau d’eau de la ville c’était la fête !

Les premières cagettes de basilic sont livrées aux restaurateurs, les premiers paniers AMAP sont partis, mais les visages sont tirés par la fatigue. Depuis trois ans, les réunions s’enchaînent sur les questions d’urbanisation, d’irrigation des terres. Alors que les premiers légumes sortent de terre, annonçant le commencement d’un nouveau cycle, les agriculteurs semblent au bout du rouleau.

UN OBJECTIF CLAIR ET NOURRISSANT

Entreprendre de rénover le système agricole français n’est pas de tout repos. Heureusement l’équipe, si hétéroclite soit-elle, est soudée. « Je crois que nous sommes tous d’accord sur l’objectif : rétablir un équilibre dans le sol mais aussi dans le social, dans l’écologie, permettre un accès facile à de la nourriture de qualité.» Unis par la volonté de sortir de la « spirale diabolique du modèle imposé après-guerre », dixit Julien Cohen, ils sont prêts à affronter tous les obstacles : contrarier les automatismes, adopter de nouvelles pratiques mais aussi de nouveaux points de vue, faire face à la réalité.
Loin d’un storytelling idyllique où les fermiers seraient des personnes épanouies marchant main dans la main pour offrir des produits gavés d’amour et de soleil à une population dans le besoin, la Ferme de l’Envol raconte l’histoire d’un réel non calibré pour Instagram. Les chefs cuisiniers mettent en veilleuse leur envie de sauge-ananas ou de tomatillos. Ils savent que leurs désirs ne seront pas des ordres. Avec la Ferme de l’Envol, ils sont loin du modèle proposé par des Alain Passard, où le jardin reste, malgré tous les discours, au service du chef, avec des produits triés sur le volet. Avant de pouvoir proposer des semences d’espèces particulières ou de demander des calibrages spécifiques, les chefs soutiendront le nouveau système économique qu’ils contribuent à faire naître.
Les commandes d’une demi-tonne de patates à l’année (Grégory Marchand pour Frenchie), de 250 kg d’échalotes, ou bien en saison des quantités non négligeables de petits pois, de carottes nouvelles, poireaux crayons… seront un socle solide pour assurer la pérennité de la ferme et de ceux qui y vivent. « On s’engage dans un projet comme celui-ci pour se rapprocher de ceux qui sont en contact avec le vivant, comme pouvaient le faire un Michel Bras ou un Alain Chapel.» Et leur réalité est plus âpre que celle que l’on aimerait entendre même si la ferme de l’Envol tend à dessiner un quotidien plus acceptable pour ceux qui auraient décidé de soigner la terre et ses habitants.

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