Pêche

LE TEMPS DES OURSINS

Produit extrêmement convoité, l’oursin violet de Méditerranée est soumis à une législation stricte qui cherche à contrecarrer les effets néfastes du braconnage. Chaque dimanche de février, à Carry-le-Rouet, le petit animal de mer a le droit à sa fête, les Oursinades, où nous rencontrons Jonas Bizord, le dernier pêcheur à écouler sa production en direct sur le port.

Par Jill Cousin. Photographies Léon Prost.

Départ de Marseille où, une fois n’est pas coutume, le ciel est lourd et gris. De la cité phocéenne, on rejoint directement Carry-le-Rouet en empruntant un train qui longe la Côte Bleue, un tronçon de ligne à flanc de falaise qui relie Marseille à Martigues. Arrivés au port, on se faufile entre les stands de cannelés bordelais et de macarons ardéchois, pas tout à fait en phase avec le motif de notre visite : les Oursinades.
Depuis 1960, chaque année au mois de février, la petite commune de la Côte Bleue célèbre l’oursin. Au bout du quai, on retrouve Jonas Bizord. Son bateau, Submed, est amarré derrière son petit stand. Sur la dizaine d’étals à proposer des oursins, c’est le seul à écouler sa production en direct. « Il y a quelques années, nous étions bien plus nombreux ! Aujourd’hui, tous les autres vendeurs sont des écaillers, et il n’est pas rare que les oursins vendus chaque dimanche de février lors des Oursinades n’aient même pas été pêchés sur la Côte Bleue », déplore le pêcheur, la trentaine fringante. La majeure partie des oursins vendus sur les étals des poissonniers de la région sont en effet pêchés en Galice. « Ils sont plus gros et plus charnus que les oursins du coin, c’est pour cela que les clients en raffolent. Mais leur goût est pourtant nettement moins fin que celui des nôtres.»

Sur le pont du bateau, Yann, le capitaine, et deux hommes venus prêter main-forte pour la journée ouvrent des oursins à la chaîne. Le geste est précis, rapide. Les trois hommes restés à bord prennent délicatement en main les oursins puis, munis d’une paire de ciseaux, font une entaille au centre de la mâchoire du hérisson de mer sur un centimètre avant d’opérer un virage et de couper tout le pourtour. À les voir s’affairer en plaisantant, cela semble être un jeu d’enfant. On décide de s’y piquer. On enfile des gants : « Si tu n’as pas l’habitude, tu vas tout de suite te planter des aiguilles dans les mains. J’ai encore celles de dimanche dernier enfoncées dans la paume », nous prévient Yann. L’affaire n’est pas si aisée, on brise la coquille de trois spécimens avant de choper le coup de main. Oursin mâle ou femelle, les parties comestibles sont les cinq glandes sexuelles, les gonades, appelées communément le corail, lequel arbore une teinte variant d’une couleur brique à crème. En bouche, c’est très iodé avec des notes subtiles de noisette. La présence de laitance dans l’oursin indique que nous avons affaire à un mâle.

UN PRÉLÈVEMENT PIQUANT ET DÉLICAT

Les 200 douzaines d’oursins proposés ce jour-là à la vente par Jonas et son associé Damien Féraud ont été pêchés la veille. Les châtaignes de mer, comme on les appelait avant, offrent un sublime camaïeu allant du bleu à l’orange en passant par le violet, mais tous appartiennent pourtant à la même espèce, ce sont des Paracentrotus lividus, les seuls que les pêcheurs sont autorisés à prélever. Pour pêcher les oursins, les deux hommes plongent avec bouteille entre deux et dix mètres de profondeur et, à l’aide d’un grattoir, prélèvent les oursins un à un, qu’ils stockent dans une moulaguette, une sorte de filet. Lorsque celui-ci est rempli, Yann, resté sur le bateau, le vide et le renvoie aux deux plongeurs. Une fois à bord, les oursins sont triés minutieusement puis comptés.

« Les spécimens pêchés doivent mesurer plus de cinq centimètres, sans les piquants, en dessous ils doivent être relâchés. La pêche est également soumise à des horaires stricts. En ce qui concerne notre zone, qui s’étend de la Pointe-Rouge à Aragnon, nous avons un droit de pêche tous les jours de 7 h 30 à 12 h, sauf le dimanche », précise Jonas. La pêche est autorisée six mois de l’année, « cela permet tout simplement de gérer les stocks », explique Jonas, dans sa sixième année d’exercice. Ouverte depuis le 1er novembre 2019, la saison se clôturera le 15 avril 2020. Contrairement aux captures des pêcheurs professionnels, qui sont illimitées, les pêcheurs de loisir sont limités à quatre douzaines par jour chacun.

UN TRAFIC NOCIF POUR L’ESPÈCE

Le cadre juridique très strict qui entoure la pêche de l’oursin permet de préserver cette ressource si convoitée des braconniers. « L’oursin est devenu un produit à la mode que tout le monde veut manger, pourtant les quantités à pêcher n’ont pas augmenté. Pour un professionnel, il y a dix braconniers », regrette Jonas Bizord. « Ces navires pêchent sans agrément et sans se soucier des stocks. Après débarquement du bateau, ils écoulent leur marchandise auprès d’écaillers et de restaurateurs peu scrupuleux ou bien ils falsifient carrément les papiers et les bons de livraison… » Pour se voir accorder un agrément, il est impératif d’être titulaire d’un permis de pêche, d’avoir une embarcation et d’être scaphandrier. Seuls une vingtaine de pêcheurs professionnels sont habilités à pêcher les oursins dans le département des Bouches-du-Rhône. Conscient que les ressources halieutiques sont fragiles et que les stocks ne sont pas infinis, Jonas Bizord va plus loin que la législation et ne prélève l’oursin que trois mois de l’année. Le reste du temps, il pêche le corail, le thon de ligne, et il effectue des travaux sous-marins.

Il est à peine 11 h sur le port de Carry-le-Rouet et déjà, malgré le temps maussade et la bruine qui vient mouiller les dizaines de tables installées le long du quai pour l’occasion, les Oursinades battent leur plein. « Quand il fait beau, à 13 h tout est vendu ! » raconte Jonas. On y croise des habitués et des badauds de passage. Tout le monde festoie avec grand bruit et les bouteilles de vin blanc se succèdent. Le soir, alors que nous avions rendez-vous le lendemain aux aurores pour accompagner l’équipe de pêcheurs en mer, Jonas nous appelle pour nous prévenir que le temps ne permet pas de sortir. Rebelote le mardi. Deux jours sans pêche et donc sans recette pour l’équipe du Submed. Nous embarquons finalement le mercredi matin : c’est toujours à la mer de choisir son rythme. Là, dans une zone calme, protégée des embruns et où l’eau est claire, Jonas et Damien renfilent leur combinaison de plongée, chargent les bouteilles sur leur dos et plongent honorer leur carnet de commandes.