Fruits

Le temps des cerises

Elles brillent au soleil et déclinent tous les tons de rouge, de vermillon à bordeaux: dans la petite échoppe plantée sur la route à l’entrée du village de Cravant, dans l’Yonne, les «cerises Jaba » annoncées par la pancarte attirent les automobilistes, qui s’arrêtent pour acheter ces rubis comestibles… et délicieux comme nous en jugeons! Au Maroc, où le fruit est rare et prisé, les cerises sont appelées «perles des rois»: Hebb el Moulouk.

Par Nadia Khouri-Dagher. Photographies Anaïs Barelli.


Lakbir et Fatima, des coéquipiers infatigables.
Tout sourire, Lakbir a accepté de porter ses quatre médailles d’honneur du travail.

L’emplacement est bien choisi : cette D606 n’est autre que l’ancienne Nationale 6, très fréquentée en ce dimanche de juin pour des balades familiales et des sorties en plein air. Autre raison du succès : les cerises Jaba sont connues dans un rayon de 40 kilomètres à la ronde. Car pendant la saison, la famille Jaba vend sa production dans une demi-douzaine d’autres échoppes routières, mais aussi sur les marchés très fréquentés d’Auxerre, de Chablis et de Toucy – et même, en cas de bonne production, jusqu’à Épernay. Et cela depuis dix ans. « Ça passe de la cueillette à la vente, sans frigo, et c’est cueilli le jour même ou au plus tard la veille. On vend toute notre production en direct aux consommateurs. Et on utilise l’agriculture raisonnée: pas de désherbant sous les cerisiers, aucun traitement sur les fruits », explique Ilham, 32 ans, qui tient le stand. Elle travaille dans le marketing à Lyon, mais vient, comme ses sœurs, chaque week-end que dure la «saison des cerises» – de fin mai à fin juillet environ. Elle est notamment en charge de gérer l’approvisionnement des points de vente. Les filles aident leur père, Lakbir Jaba , 69 ans, à vendre le fruit de ses quelques 7 hectares de cerisaies réparties sur les communes de Cravant, Irancy et Jussy. Hanan, 30 ans, que nous verrons au déjeuner, s’occupe aujourd’hui du stand de Saint-Georges-sur-Baulche. Elle travaille dans l’immobilier à Paris, vient chaque week-end à Cravant et a pris sa semaine de congé pour cette saison des cerises. Elle gère, entre autres, le personnel de vendeurs et de cueilleurs. Bouchra, l’aînée, 40 ans, architecte à Paris, est sur le marché de Chablis ce matin.

QUARANTE-SIX ANS DANS LES VIGNES

Car les cerises Jaba, c’est une histoire de famille. Une belle histoire d’immigration réussie et de famille aimante et soudée qui démarre en 1973. Assis sous les marronniers centenaires de sa ferme, autour du déjeuner, le père, Lakbir Jaba , raconte : « Je suis arrivé du Maroc le 13 décembre 1973. J’avais 23 ans. Mon père venait de répudier ma mère et de nous mettre à la porte, nous, les dix enfants. Je suis l’aîné des garçons, je devais faire vivre ma mère et mes frères et sœurs. Un ami de mon village de Bir Jdid, qui travaillait dans une ferme à Cravant, m’a appris que quelqu’un cherchait un homme courageux et sérieux. Je suis arrivé, et j’ai été embauché par M. Hervé Lescombe, un Français d’Algérie qui voulait planter des vignes. On a planté 45 hectares de vignes en deux ans. On a bossé ! Je me levais à 4 heures du matin, parfois on restait toute la nuit pour finir. Je ne connaissais rien à la vigne : j’ai tout appris en faisant. J’ai travaillé pour lui et pour les cinq patrons qui se sont succédé. Pendant quarante-six ans et quatre mois. Sans une demi-heure de congé maladie! J’ai pris ma retraite en 2018. J’étais devenu « chef de culture » : je dirigeais les 11 ouvriers et gérais les 150 vendangeurs. À la fin, je gérais 70 hectares de vignes. Nous avons produit du gamay, du pinot et du chardonnay, et pour finir du crémant de Bourgogne, sous l’étiquette Domaine Gracieux Chevalier. Mais je suis musulman et ne bois jamais d’alcool : je m’occupais de la vigne et de la fabrication du crémant, ce sont mes patrons qui le goûtaient…»

Pour ses quarante-six années de bons et loyaux services comme vigneron et pour la qualité des vins produits, Lakbir Jaba a reçu les quatre Médailles d’honneur du travail, dont la plus élevée, la « Grand Or » : les diplômes sont fièrement exhibés dans le salon, à la ferme. Mais il ne s’est pas contenté de son emploi de vigneron salarié et a commencé, il y a une dizaine d’années, par acquérir une cerisaie, 3 hectares au-dessus du village. « Les cerisiers étaient chus, la parcelle en friche : avec ma femme, Fatima, on a débroussaillé, on a taillé, brûlé… » raconte-t-il. D’autres cerisaies ont été acquises ou plantées au fil des ans, et aujourd’hui les cerises Jaba sont parmi les plus réputées du département de l’Yonne, célèbre pour ce fruit. Car deux ans après son arrivée en France, Lakbir s’est marié au pays, et sa femme est devenue sa co- équipière, travaillant autant que lui dans leurs cerisaies et leur ferme. Leurs enfants, trois filles et deux garçons, ont tous aidé à l’exploitation familiale – et aident encore, à l’exception du plus jeune, Lahssen, devenu pilote de ligne et installé au Maroc.

UNE FAMILLE RENOUÉE

Lakbir travaillait la semaine sur le domaine viticole et consacrait samedis, dimanches et fins de journée à ses cerisaies et à sa ferme, aidé par sa femme et ses enfants… comme les paysans français jadis ! Logé dans la ferme du domaine (qu’il loue, précise-t-il, et qu’il a entièrement rénovée – « avant, il n’y avait qu’un robinet d’eau froide »), il a commencé à acquérir poules, brebis, et vaches : à présent, une dizaine de vaches, une trentaine de brebis et quelques dizaines de poules goûtent le soleil dans les enclos alentour. Vaches et brebis sont élevées pour la vente des veaux et agneaux ; poules et œufs sont réservés à la consommation familiale. Un potager nourrit tout le monde. Fatima a planté plusieurs arbres fruitiers – dont quatre figuiers qui font sa fierté, car ils donnent des figues « de la taille d’une poire ». Bref, la famille Jaba – six adultes si l’on excepte le fils au Maroc, mais agrandie de deux conjoints et trois petits-enfants – vit en autosuffisance.

« Quand nous étions enfants, en rentrant de l’école il fallait nourrir les animaux, planter les pommes de terre, faucher le foin. On faisait nos devoirs après, tous assis autour de la table au salon. Ma mère nous surveillait, même si elle ne savait pas lire le français. On savait tous conduire un tracteur à 10 ans, et nous connaissons tous le travail de la vigne de A à Z », raconte Hanan. Résultat : les cinq enfants ont fait des études. Et Lakbir et Fatima nous racontent avec émotion cette année où la neige fut si abondante que le chemin pour aller jusqu’à la route où passait le bus de ramassage scolaire était inaccessible : ils se mirent alors tous deux à couper du bois dans la forêt pour tapisser le chemin de bûches afin que les enfants ne ratent pas les cours. Cinq kilomètres de sentier balisé, coupant du bois dans la neige et le froid, pour leurs enfants… En nous raccompagnant en voiture à la gare d’Auxerre, Lakbir Jaba nous montre ici une cerisaie – «ça, c’est à moi» –, là une serre – «ça, je viens de l’acheter pour faire des légumes, avec un cheval, comme chez moi au Maroc quand j’étais petit ». Au Maroc, le père de Lakbir était un riche agriculteur qui possédait terres, vergers et bêtes, dans cette région fertile autour de Bir Jdid, à 10 kilomètres de Casablanca… Lakbir, qui a fait venir sept de ses frères à Cravant et accueilli sa mère plusieurs années à la ferme, a donc vengé sa famille de la répudiation jadis prononcée par un père indigne.

Cet enfant d’agriculteur au Maroc est ainsi devenu agriculteur en France. Et son fils aîné, Abdelwahad, titulaire d’un BTS agricole, qui travaillait depuis vingt ans au domaine viticole avec son père, l’a remplacé comme « chef de culture ». À son tour, il vient d’acquérir une cerisaie, et aussi un champ de céréales.

Informations pratiques

Article à lire dans le Regain d’été numéro 9

Ferme de Pérignon, 89460 Cravant. Tél. : 03 86 42 28 22