Aventure

La révolution de la châtelaine

Aux portes de Paris, à quelques kilomètres du péage de Fleury-en-Bière, Valentine de Ganay, l’une des héritières du domaine de Courances, engage ce patrimoine à la conquête d’une production végétale novatrice qui mêle les exigences du bio et de l’agriculture de conservation. Un dé à grande échelle qui pourrait bousculer, enfin, les pratiques d’exploitation conventionnelles.

Par Marie Aline. Photographies Eva Donckers.


Oiseau agile, aux longues jambes et au regard vif, Valentine de Ganay allonge sa silhouette filiforme dans l’herbe, à l’ombre d’un platane planté ici aux alentours de 1782. Elle plonge la main dans son sac, en sort du tabac et se roule une cigarette. Tout en la fumant, elle regarde au loin. Les 75 hectares du parc de Courances, où elle se trouve, abritent ses plus tendres souvenirs d’enfance. Depuis toujours, elle nage dans le Miroir, le grand bassin de pierre au pied du château, alimenté par l’une des quatorze sources du domaine. Depuis toujours, elle part à la chasse aux morilles dans ses bois. Enfant, elle marchait dans les betteraves plantées sur la plaine de Chalmont pour lever les faisans à la saison de la chasse.
« Courances était le territoire de tous les possibles », songe Valentine comme pour elle-même. Sensations physiques indélébiles, ses expériences ont marqué la petite fille devenue femme d’action au contact d’un père aristocrate et pourtant très attaché au caractère agricole de la terre. « Il venait sur la plaine avec sa DS pour se ressourcer. Je me souviens de lui cueillant un épi de blé et le frottant entre ses paumes pour que la balle s’en détache. Il prédisait ainsi la qualité de la récolte à venir », souffle-t-elle – encore bercée par le son de la peau rugueuse effritant la paille dorée – entre deux taffes.

Ce sont en tout 1 800 hectares dont Valentine et ses neuf cousins ont hérité. Des bois, des champs, deux parcs et deux châteaux. Un patri- moine historique. Il est 17 heures, la boutique des Jardins de Courances a ouvert il y a une heure. Comme tous les vendredis, Valentine a fait la tournée des clients, des bises, des sourires, tout en installant les eurs fraîchement coupées par sa main dans de gigantesques vases en fer blanc.

Devant nous, elle jongle. Entre le rôle de la dame du château et celui de la productrice qui vend ses légumes en circuit court. Dans la boutique, des bouquets de coriandre en eur font un peu d’ombre aux bottes de carottes, alors que les radis explosent de couleurs.

le territoire des possibles

Valentine de Ganay en est fière : ces légumes joyeux sont l’expression du travail qu’elle a entreprise il y a cinq ans maintenant. Alors qu’aucun des héritiers ne savait quoi faire de ce domaine agricole géré par un chef de culture incontrôlable, cette femme s’est jetée dans une aventure dont elle ne connaissait rien : « Je ne pouvais que dire oui puisque je ne savais pas à quoi je disais oui ! » Circassienne depuis l’âge de 37 ans (elle est née en 1962), écrivaine, adepte de boxe thaï et des équilibres tête en bas, Valentine vit chaque jour cette pensée de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.»

Elle fait honneur à Courances, ce « territoire de tous les possibles », et propose à ses cousins de s’occuper elle-même du domaine agricole. Ils acceptent à la condition qu’elle se forme, qu’elle soit accompagnée techniquement, qu’elle continue à payer les loyers qu’un fermier leur aurait payé et qu’elle ne s’endette sous aucun prétexte. En un an, elle répond à la première exigence. Et elle revient vers sa famille avec une idée quasi pharaonique : transformer ces 500 hectares de terres agricoles à moins de 50 kilomètres de Paris, au bord de l’autoroute A6, en bio ! Pour convaincre ses cousins, elle mise sur la portée économique du programme. Ils sont d’accord. Elle redouble alors d’audace et expérimente une nouvelle agriculture. Elle la nomme « ABC », pour Agriculture Biologique et de Conservation résiliente au climat. Une telle pratique consiste à allier les deux grands principes du bio et de la conservation des sols, à savoir : zéro pesticide et zéro labour, que cela soit pour le maraîchage ou pour les grandes cultures céréalières. Valentine commence par tâtonner. Elle essuie les plâtres sur le maraî- chage et, en quelques années, avec l’aide de Béranger Dauthieux, Gaby Moire et Lukas Gburzynsk, met en place un maraîchage 100 % bio et 2 hectares en maraîchage sur sol vivant (un système qui s’inspire de la forêt pour faire pousser les légumes sur une terre toujours couverte). Résultat : 1 800 arbres sont plantés sur 70 hectares de grandes cultures, à quelques centaines de mètres du péage de Fleury-en-Bière, une publicité vivante pour l’agroforesterie ! Des brebis paissent dans certaines cultures…

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En 2018, Valentine décide de changer d’échelle : l’agriculture de ses rêves devra se pratiquer sur 550 hectares à partir de septembre 2019. Pour l’accompagner, et répondre à la deuxième exigence de ses cousins, Valentine embauche Bruno Saillet, qui a été son professeur lors de sa formation agricole. Lorsqu’il a su qu’elle cherchait un chef de culture pour ce projet, il s’est porté volontaire tout en la prévenant : « Ça va être comme l’ascension de l’Himalaya sans oxygène, il y aura des moments où il faudra redescendre au camp de base, il y aura des avalanches et on n’est pas sûrs d’arriver au sommet.»

Qu’à cela ne tienne, Valentine et Bruno ont pris leur piolet et entrepris de monter. Nous sommes en septembre 2018. La première étape aura été de s’équiper de machines peu coûteuses et adaptées (ou adaptables) à la vision des deux loustics. Bruno Saillet, dont on passe les faits d’armes, car trop nombreux (il a travaillé avec le CNES pour répondre aux questions des pratiques agricoles dans l’espace, il est maître-nageur et fondu d’apnée…), bricole les engins pour pouvoir semer sous couvert. Il observe l’environnement pour comprendre comment s’y adapter et n’oublie pas d’aller nager à la piscine. Car s’il est d’accord avec Valentine sur l’ABC, il a lui aussi inventé un acronyme rigolo qui définit sa pratique agricole : l’agriculture du RESTE, Responsabilité, Environnement, Social, Territoire Et santé. Il soutient qu’il ne faut pas trop travailler pour bien travailler. Il défend les 35 heures pour les employés et ses 166 jours de congé parce qu’il veut continuer à nager, ou bien à « s’hydrater » comme il le dit dans un rire contagieux.

l’agriculture de la bricole et du pragmatisme

Lorsqu’il est aux champs, Bruno observe. Lorsqu’il est face à un pro- blème, il s’astreint à le résoudre. Il avance, pas à pas : « Je suis contraint de dire que je suis dans une agriculture du “je ne sais pas”, car j’applique ce que j’ai vu faire dans des petites parcelles sur une échelle beaucoup plus grande. Ou pire, je m’inspire de techniques qui viennent de l’agriculture pour l’élevage pour faire du céréalier ! Je ne sais donc pas comment je vais récolter… » Rire contagieux. Dans le réel, cela donne des solutions bricolées qui fonctionnent… peut-être. Cas pratique : sur la plaine de Chalmont, les terres sont colo- nisées par les plantes adventices (dites « mauvaises herbes »). Le gibier (sangliers, pigeons, cervidés) exerce une pression d’enfer sur les cultures, et la sécheresse bat son plein. Pour pallier tous ces problèmes, Bruno les décortique un par un. Tout d’abord : limiter l’invasion des adventices sans abus de la chimie (elles domineraient les céréales, leur piquant la lumière et les nutriments dont elles ont besoin pour croître). Il sème alors du trèfle, qui couvre la terre et empêche la levée de coque- licots, chénopodes et amarantes… Sur une autre parcelle, il gratte un peu le sol et sème le maïs, mais voilà le ray-grass (une mauvaise herbe que la chimie des années précédentes n’a pas réussi à éradiquer) qui pointe ! Bruno appelle le berger, qui fait venir ses brebis. Elles triomphent là où la chimie a échoué. Afin que le gibier ne vienne broutter ou picorer les jeunes plants de maïs, Bruno l’a semé de manière aléatoire (plutôt qu’en lignes) et associé à de la gesse, la première légumineuse cultivée par l’homme qui s’est révélée toxique. Alertés par la toxicité, les cervidés du coin éviteront peut-être cette parcelle. Tout en étant répulsive, la gesse apporte de l’azote au sol et donc au maïs, qui s’en trouvera mieux nourri.

Cette vision à la fois systémique et pragmatique est le principe fondateur de la pratique de Bruno Saillet. Depuis le mois de mai, un jeune homme vient l’aider à cultiver les 550 hectares, et lui, l’ancien prof, s’at- tache à lui transmettre non pas des techniques agricoles, mais plutôt un état d’esprit : bosser à la « one again boustiflaille », une expression inventée par la fille de Bruno qui veut dire, en gros, « bosser à l’arrache », avec peu de moyens matériels et beaucoup d’idées, comme celle de mêler le maraîchage aux grandes cultures : planter du navet dans un champ de trèfle afin d’aérer le sol (la racine pivotante du navet va décompacter la terre) ou semer des courges et se servir de leur grande capacité de couverture pour protéger les sols qui accueilleront du seigle ou du blé. Alors que Valentine de Ganay rêve de cette aventure agricole comme étant « l’occasion historique pour la famille de Ganay d’apporter quelque chose à la société », Bruno Saillet parle d’un monde du non-modèle. « C’est à chacun de se poser pour répondre à cette agriculture du RESTE : il faut s’adapter à chaque territoire. Ce que je fais à Chalmont n’est pas forcément reproductible dans le Tarn.» L’agriculture conventionnelle est un modèle de pensée unique. À Courances, les aventuriers de l’agriculture ABC prônent plutôt la diversité des points de vue pour accompagner de façon organique une nouvelle manière de nourrir les hommes.

Informations pratiques

Plus d’informations : www.courances.net