À Sauveterre-de-Béarn, commune des Pyrénées-Atlantiques, Laura Schiffman a ouvert La Légende, un modèle de «restaurant durable», qui travaille des produits locaux uniquement, crée peu de déchets, consomme peu d’énergie, mais engendre beaucoup de plaisir, de liens sociaux et d’effervescence rurale. Immersion dans ce lieu qui rayonne.
Par Pauline Dupin-Aymard. Photographies Marvin Leuvrey.
Les Pyrénées ne cessent d’apparaître dans mon champ de vision, partout, dès que je tourne la tête, que je lève les yeux, quand je marche tout droit, quand je conduis sur le côté par la fenêtre, quand je me réveille le matin à travers la porte vitrée, et aussi derrière l’église de Sauveterre-de-Béarn. C’est un panorama hypnotisant. Oui, elles sont toujours là, derrière les vallées vertes un peu rondes, elles sont strictes et pointues, parfois dans une brume épaisse, parfois droites et fières elles découpent le ciel bleu, et le Pic d’Anie culmine à 2 504 mètres. Je suis prise dans le tourbillon du restaurant La Légende, qui m’apparaît comme un cœur, un poumon, un point névralgique du village de Sauveterre-de-Béarn, où du matin au soir, et même en dehors des heures d’ouverture, les gens viennent, passent, saluent, restent, parlent, racontent, cancanent. Jamais finalement il me semble qu’aucun lieu n’aura si bien incarné sa fonction de restaurant, c’est-à-dire le lieu où l’on se restaure, où l’on reprend des forces, se remet en état, se remet debout, venir en quête de la chaleur d’un café, la fraîcheur d’une assiette, l’ivresse du vin, venir échanger, rencontrer, recevoir, donner, et partager un sourire, qui fait que la journée, la soirée, la semaine, sera un peu plus belle et aura un peu plus de sens.
DES CHOIX, DES CONCESSIONS, DE LA COHÉRENCE
Laura Schiffman a ouvert La Légende en septembre 2018. Issue du milieu du cinéma, passionnée d’arts, de création, créative, hyperactive, attirée par la cuisine, parisienne, elle a fait une formation en cuisine, puis s’est décidée cheffe à domicile. Ça a duré quatre ans. Un jour, elle a regardé un reportage sur l’écologie, « j’ai compris que le monde allait mal, qu’il y avait une saison pour les tomates, et comme pour toutes les choses dans ma vie qui me happent, je me suis mise à ne plus penser qu’à ça, je n’ai plus parlé que de ça, et j’ai dévoré livres, films, documentaires, et dans ma tête est née cette idée utopique – quoique pas tant que ça – d’ouvrir un restaurant durable à la campagne ». Après un tour de France, elle a atterri à Sauveterre-de-Béarn, et elle a senti que c’était là. Et il y a eu les rencontres, des liens se sont tissés, et tout s’est transformé en opportunités. Laura a démarré ce projet avec très peu d’argent, elle a monté un beau et solide dossier qui lui a pris du temps, et grâce à des recherches, des conseils, de nombreuses démarches, et beaucoup de travail, elle a récolté de l’argent par le biais d’un financement participatif et décroché la subvention européenne Leader, dont ont ensuite découlé plusieurs autres, ainsi que des prêts à taux zéro. Laura ajoute qu’elle a également reçu l’aide d’Aquitaine Active, qui est caution de tous ses prêts, « ce qui fait qu’il ne peut rien arriver de très grave, je ne suis caution personnelle de rien, c’est quand même très confortable ». Pour compléter ces apports, même si toutes les banques étaient partantes pour l’accompagner dans le projet avec des taux très bas, elle s’est dirigée vers la Nef, la seule banque éthique de France qui accompagne les projets qui ont une utilité sociale, écologique, culturelle, « même si le taux était plus élevé, c’était pour moi une façon d’être cohérente jusqu’au bout ».
La Légende est un restaurant que Laura a pensé comme une expérience, un modèle, qui serait là pour dire « regardez, on peut le faire, c’est possible ». Alors, en pratique, elle ne travaille que des produits locaux – dans un rayon de 200kilomètres maximum pour pouvoir atteindre l’huile d’olive de Navarre. Les légumes viennent de chez Aurore à Saint-Gladie, le porc basque de chez André à Pagolle, les fromages de la ferme Lait P’tits Béarnais à Castétis, le pain du fournil d’Étienne installé à Salies-de-Béarn. Laura connaît tous ses producteurs, c’est essentiel pour elle au-delà même de les connaître, de parvenir à créer un vrai lien, et à travailler, se questionner et avancer ensemble dans les modes de culture et de consommation. Ensuite, pour que le restaurant s’inscrive dans une démarche durable, il faut qu’il produise le moins de déchets possible et consomme le minimum d’énergie. Il n’y a pas de plastique, aucun aliment n’arrive sous vide, même pas la viande, même s’il faut se battre parfois. Il n’y a pas de Tupperware, seulement des bacs en inox avec des couvercles en inox, pas de film étirable. Tous les déchets alimentaires trouvent ici une utilité, le marc de café par exemple (seule exception à la philosophie du 100% produits locaux même si le restaurant travaille à trouver un mélange avec de la chicorée) peut servir au jardinage, à la culture de champignons, à faire des cosmétiques. Le poste de cuisson de la cuisine fonctionne au feu de bois et est équipé d’un bouilleur et d’un circulateur d’eau qui permet d’avoir de l’eau chaude et de chauffer le restaurant.
La Légende, c’est un tas de choix, et de concessions aussi. Il faut remettre en question chaque chose, chaque geste, toutes ses habitudes, les changer, il faut anticiper, réfléchir, tout le temps. Penser à charger la voiture en bois pour le feu du poste de cuisson, garder et rendre les contenants, s’interroger sur ses besoins en eau, se demander s’il vaut mieux un frigo qui consomme peu mais qui a été fabriqué en Chine, ou qui consomme davantage mais qui a été fabriqué en France…
DE L’AMOUR
Laura dit souvent qu’elle a envie de changer le monde. « Oui, c’est possible, il suffit d’y croire, de ne pas se limiter soi-même. Ici, franchement, à la campagne, c’est étourdissant tellement tout devient possible si tu te donnes les moyens et te démènes, tous les projets les plus fous peuvent vivre.» L’énergie qu’elle répand autour d’elle a quelque chose de magique. Mettre les bonnes intentions dans chaque geste et chaque parole, dans chaque assiette, les prix très accessibles, l’envie de partager, d’éveiller avec ses convictions, les habitués, les gens curieux qui tombent par hasard sur cette drôle de façade longiligne aux volets bleu vert tout doux, et les tables et chaises de la terrasse toujours là devant l’église quelle que soit la météo, ou qui viennent en sachant ou croyant savoir ce que c’est La Légende. Le Gave – la rivière – coule juste en bas, le paysage est olympien. Sauveterre c’est sûrement aussi et tout simplement une qualité de vie. ll y a quelque chose de spirituel quand Laura raconte que c’est une question d’amour, de don, quand elle s’anime les yeux brillants et crépitants, et le sourire large incompressible qui révèle ses dents qui se sont écartées ici à Sauveterre-de-Béarn, les dents du bonheur, c’est un beau symbole, et dit « jamais je n’aurais imaginé que je recevrais autant d’amour ». Parce qu’elle tient toujours à rappeler que La Légende est une entreprise collective, loin de l’ego, ici tout le monde y a mis son énergie, tous ceux qui l’ont aidée au démarrage, l’ont soutenue, l’ont accompagnée, et tous ceux qui continuent tous les jours, dans le fonctionnement du restaurant.
Je crois qu’avant toute chose on est happé par l’agencement, l’architecture, l’esthétique du lieu, Laura dit en riant qu’elle ne voulait pas un endroit fait de palettes, avec de la poussière sur les murs, et où on mange des graines germées, « je schématise, mais je voulais un vrai restaurant », et elle a rencontré Anna Chavepayre du collectif Encore, « une grande architecte, qui est installée avec sa famille dans les environs et qui a accepté de travailler sur le projet de La Légende bénévolement, elle a déployé une énergie de dingue ». C’était une habitation ici avant, et tout a été réfléchi dans la logique du restaurant, pour réutiliser le maximum de choses et de matériaux, par exemple la partie du plafond qu’elles ont cassée a fait un plancher et des étagères. Il y avait également un espace vide de 50 centimètres entre les deux immeubles, une venelle, elles en ont fait un cellier naturel, puisque c’était déjà frais, elles l’ont simplement fermé avec des briques en chaux et chanvre, puis fait un système de circulation d’air grâce à des bouteilles en verre que l’ont peut boucher en été pour justement conserver l’air froid. Il a été aménagé avec des casiers en bois dans lesquels Laura stocke légumes et fromages, et les vins qui sont plus haut sur les étagères et qu’on attrape en grimpant à l’échelle.
Alors c’est un lieu de vie avant tout, dans ce village de 1 500 habitants, Laura rassemble. On s’émerveille sur les assiettes joyeuses remplies de légumes, pleines d’inventivité, elle aime raconter que la contrainte des produits locaux, qui impliquent par exemple qu’il n’y ait pas de sucre, ou de citron, stimule la créativité en cuisine. Elle s’appuie sur les principes de la permaculture qui peuvent s’appliquer à toutes les situations, comme « le problème est la solution », qui peut paraître bête dit comme ça mais qui est en fait très profond parce que cela permet de tout voir comme une opportunité. Le pain resté trop longtemps au four a brûlé, Laura fait une crème infusée au pain grillé. Il reste du lait, elle fait une confiture de lait. On boit des vins naturels, représentatifs de la même philosophie au sein de laquelle la nature est respectée, accompagnée, où l’être humain n’exploite pas, et n’est pas exploité, un système de paysannerie sain et durable en somme qui produit une nourriture vivante, vraie, honnête, la seule qui peut réellement nourrir les corps et les esprits. C’est ça qu’a créé Laura finalement, un lieu vivant jamais aseptisé, pas plus que le service, l’accueil, l’atmosphère, et les événements qui placent toujours le respect de soi, de l’autre et de l’environnement comme conditions sine qua non. Témérité et hardiesse, les idées et projets ne cessent de se présenter sur le pas de la porte de La Légende. C’est profondément communicatif cette envie de faire, de créer, d’avancer, de s’améliorer, soi, l’environnement, cette envie de changer le monde en fait.