Floriculture

LA FERME AUX FLEURS

À Romagne, en Gironde, Jocelyne Riffaud est productrice de fleurs séchées depuis trente ans. À la Ferme aux Fleurs, où elle travaille en agroécologie paysanne, elle fait office de résistante dans un secteur où la demande a chuté durant une dizaine d’années. Mais depuis trois ans, les fleurs séchées vivent une seconde jeunesse.

Par Vincent Trouche. Photographies Thérèse Verrat et Vincent Toussaint.

Il y a d’abord une odeur de foin. Elle enrobe la pièce. On y devine de légères notes florales, un peu passées, asséchées. Entrer dans le petit espace de travail de Jocelyne Riffaud, quelques pas en contrebas de sa maison, c’est pénétrer dans la deuxième vie de tout un monde végétal qui s’est vidé de son eau. Depuis trente ans, la résistante produit des fleurs séchées (elle parle de « fleur sèche », au singulier) dans sa ferme qui s’égrène en étages sur le versant nord d’une colline de Romagne, en Gironde. « Il y a un charme particulier avec la fleur sèche. Comme un peu de romantisme. Elle dégage une certaine douceur, fait penser à l’hiver », sourit-elle. Sur un long établi en bois qu’une langue de soleil vient lécher, elle a disposé plusieurs paquets de fleurs récupérées dans des cartons derrière elle, triées par variété. Tout en parlant, elle attrape de petites boules colorées campées au bout de tiges dont le vert s’est perdu. Le Gomphrena est « une fleur qui ne se tient pas », explique-t-elle tout en l’entourant de tatarica, une plante plus ferme. Elle répartit les couleurs, noue les tiges avec un bout de raphia dans un bruit de papier froissé, puis les coupe à la même hauteur d’un coup de sécateur. « Pour faire un bouquet, c’est comme pour une photo. Il faut du contraste, du volume.» Elle connaît les gestes, a assemblé des milliers de bouquets, qu’elle vend ensuite sur les marchés de Cadillac ou de Pessac, mais ils ne le lui ont pas toujours bien rendu. « Il y a eu une parenthèse de dix ans sur les fleurs séchées.» Dix années pendant lesquelles la mode a passé. L’effervescence du début – « J’en vivais bien, je pouvais sortir un salaire autour des 1 800 euros par mois » – s’est effacée. Les producteurs de fleurs avec. Le regard fier, elle lance : « J’étais l’une des dernières Mohicanes.» Elle a continué par passion, mais a dû se diversifier pour survivre. La Ferme aux Fleurs est devenue pédagogique, la paysanne s’est mise à transformer sa production en macérats huileux, baumes et eaux florales pour s’assurer un salaire. « Je n’ai pu continuer que parce que la ferme pédagogique avait pour support la fleur sèche. J’ai fait durer les fleurs séchées pour le plaisir.» Elle n’y consacre alors qu’à peine 10 % de sa production.

RETOUR DE MODE

Depuis trois saisons, la mode a fait sa boucle et revient vers la fleur sèche. « C’était presque une surprise. Mais notre chance, c’est que ce sont les jeunes qui aiment.» Tandis que pour les générations précédentes, ces décorations sont parfois vues comme « un truc de grand-mère ».
À une paire d’années de la retraite, la reprise est « presque rageante » pour la productrice de fleurs. Mais quand elle a vu que les grossistes vendaient plus cher qu’elle au détail, elle a aligné ses prix et trouvé le goût de se relancer. « Sans être assoiffée par le revenu. Je ne veux pas travailler pour la gloire », assume-t-elle le regard droit. Aujourd’hui, près de 30 % de ce qui sort de terre termine en fleur sèche, et Jocelyne se demande si elle va en planter un peu plus l’année prochaine. Encore loin de l’euphorie des débuts, mais de quoi reprendre du plaisir à sécher ses fleurs et confectionner ses bouquets. « Il ne faut pas chercher à expliquer la mode », élude-t-elle, tout en tirant sur un épi de blé pour donner un peu de volume à une composition. Peut-être qu’un désir de retrouver les saisons et du local pour une part de la clientèle a participé à ce regain. « Ça, c’est quelque chose de très très nouveau », assure-t-elle. C’est pourtant une logique de consommation qu’elle a toujours appliquée à sa manière de travailler. « Je ne choisis que des plantes qui se plaisent ici, dont le biotope correspond. La nature est généreuse, il ne faut pas la contraindre. C’est quand tu veux l’impossible que tu rencontres des problèmes avec tes cultures ; c’est pour ça que l’agriculture industrielle a besoin de toutes ces béquilles.» Les fleurs n’y ont pas coupé. « Elles font partie des végétaux les plus torturés. On les nanifie ou les agrandit à coup d’hormones. Et les sols s’en souviennent. Moi, j’ai un rapport à la terre qui relève de quelque chose de profond, d’intime.» Elle pose sa main sur son menton, prend une respiration. « Cultiver, c’est vraiment vital pour moi.»

Là-haut, après le coude raide que fait la route, au-dessus de sa maison, son jardin s’étale en une jolie terrasse aux nuances de vert piqué de quelques points de couleur qui disparaîtront aux premiers gels. Deux serres, dont une dévolue au séchage, quelques lignes où la terre est à nue – «là, il y a quelques semaines, il y avait des parterres de fleurs ». Au bout du jardin, une chaise en plastique blanc semble faire office de trône de contemplation. Çà et là, de petites sculptures en ferraille, coquetterie de Jocelyne, égayent l’espace. « S’il n’y a pas d’âme, moi je ne peux pas. »

LA TÊTE EN BAS

Panier en osier sous le bras, elle attaque les immortelles au couteau. Tchac! Un coup sec, la tige coincée entre la lame et le pouce, puis au tour de la suivante. «Il ne faut pas les cueillir trop ouvertes. En séchant, elles vont s’étaler.» Quelle que soit la variété, elle a généralement une fenêtre de deux ou trois jours pour les cueillir au meilleur moment. «Je fais au mieux, par exemple s’il doit y avoir des intempéries je les ramasse même si elles ne sont pas parfaites.» Le séchage prend ensuite une dizaine de jours selon les fleurs. «Un peu comme pour la cuisson en cuisine, il y en a qu’il faut sécher vite, comme la nigelle de Damas, si je veux qu’elle garde un bel éclat vert. Pour d’autres, dont le Gomphrena, cela doit être plus lent, sinon les pigments se referment. »

Au plus gros de la saison, en septembre, la serre noire est pleine de fleurs pendues la tête en bas. En passant, elle cueille aussi quelques calendulas, petits soleils orange qui collent aux doigts. Elle n’en ramasse que la fleur, ils macéreront dans de l’huile de tournesol. De l’autre côté du jardin, la vieille jument de la ferme se promène. Elle n’a plus de dents mais continue de tondre. « J’aime qu’elle soit là, ça fait une présence », dit Jocelyne qui, du coin de l’œil, vérifie qu’elle ne s’en prend bien qu’à l’herbe. Elle est aussi vieille que la Ferme aux Fleurs mais avait déjà 15 ans à son arrivée. Son premier propriétaire l’avait appelée Violette.