Cure

J’irai jeûner chez vous

Délaisser les sports d’hiver pour jeûner au coeur de la Drôme provençale et vivre une expérience unique de communion et de partage. Récit d’une semaine chez les Bölling, pionniers et fondateurs de Jeûne et Randonnée en France.

Par Mahault Mollaret. Photographies Jonathan Llense.

ll est 12 h 40 quand le chef de bord du TGV Paris-Valence annonce -30 % sur les friandises, saucissons, Pringles. Même pas mal. J’ai arrêté de manger des Twix en 2004, j’ai des doutes sur la cochonnaille en sachet, et je préfère de loin les Tuc. À 13 heures, la promo gagne du terrain et s’attaque à mon plus grand péché ferroviaire, celui que je n’échangerais contre aucun autre plus croustillant, plus doré ou plus bio : le croque-monsieur du wagon-bar. À peine annoncé, tout mon corps se réveille, je salive, je gargouille, j’ai faim. Je ferme les yeux en repensant à mon dîner de la veille, celui du condamné, le dernier savouré avant de m’engager pour une semaine de disette à Léoux, chez les Bölling, pionniers et dépositaires en France du mouvement Jeûne et Randonnée. Nous sommes samedi, je suis à jeun depuis quinze heures et devrai le rester jusqu’au vendredi suivant en arpentant cinq heures par jour les reliefs de la Drôme provençale. 

Je commence à mesurer l’ampleur du défi qui m’attend et relis avec un peu plus d’attention le mail de conseils pratiques envoyé par le secrétariat. J’ai correctement amorcé la descente alimentaire : depuis une semaine, ni viande, ni poisson, ni produits laitiers. Pas de cigarette, d’alcool ou de café à déclarer. Je suis clean

J’ai bien ma bouteille d’Élixir du Suédois, une huile de massage à l’arnica et des chaussures de marche, si l’on considère les Air Force 1 comme telles. J’ai zappé Thermos, bouillotte et sac à dos, mais comme je l’apprendrai bientôt, on ne naît pas randonneuse, on le devient ! Arrivée à destination, c’est Alissa, fille de Nicola et petite-fille de Gertrud et Gisbert, qui vient chercher une partie de la colo. Chez les Bölling, le jeûne est une histoire de famille, et avant tout, de transmission. 

Tout commence avec Gertrud et Gisbert qui quittent l’Allemagne où il est possible de jeûner dans des cliniques remboursées par la Sécurité sociale, mais pas d’enseigner à la maison, comme ils entendent le faire avec leurs cinq enfants. Ils s’installent à Léoux en 1971, dans la maison qui nous accueille pour la semaine. Pendant ce temps-là, en Allemagne, sur le modèle de la marche de 1954 pendant laquelle onze médecins suédois ont parcouru 520 kilomètres en jeûnant à l’eau pour sensibiliser la recherche médicale aux bienfaits du jeûne thérapeutique, les « marches de la faim » se multiplient. Christoph Michl, un enseignant, participe à l’une d’elles et attire l’attention des médias. Pour les besoins d’un reportage, il organise à son tour une marche qui remporte l’enthousiasme du public, et face à la demande, il commence dès 1984 à organiser des semaines de Jeûne et Randonnée pendant ses vacances scolaires. Le succès est tel qu’il quitte l’Éducation nationale pour s’y consacrer entièrement. Afin d’ouvrir le mouvement au plus grand nombre, il met en place une formation d’accompagnateurs grâce à laquelle on compte aujourd’hui des centaines de centres Jeûne et Randonnée : les populaires Fasten-Wandern, en plus des cliniques thérapeutiques, dans les pays de langue allemande.

Rapporté aux Bölling par une nièce, le concept leur parle immédiatement. Gertrud pratique le jeûne depuis de nombreuses années, elle y a été initiée à 18 ans par un ermite et y a converti son mari. Ensemble, ils organisent déjà des randonnées équestres, le cadre est idéal. Ils partent aussitôt se former en Forêt-Noire auprès de Christoph Michl et ouvrent la première semaine de Jeûne et Randonnée en France, à Léoux, en 1990. 

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Depuis, chaque semaine, et sans discontinuer, ils ont accueilli et accompagné des jeûneurs venant de plus en plus nombreux, avant d’ouvrir le mouvement plus largement encore en créant la Fédération francophone de Jeûne et Randonnée. Aujourd’hui sur le point de prendre leur retraite, c’est leur fille Nicola ou leur fils Christopher qui continuent de guider les jeûneurs de Léoux. 

en communion avec la nature

Pour moi, dans la famille Bölling, ce sera Nicola, qui nous accueille dans un gîte à la simplicité chaleureuse : grande salle commune où l’on se réunit autour du poêle, dortoirs et salles de bain. Le jeûne sera de type Buchinger, du nom de ce médecin allemand qui, au début du XXe siècle, s’est sauvé du fauteuil roulant en jeûnant jusqu’à guérir entièrement sa polyarthrite. Fort de son expérience, il crée ses propres cliniques et popularise le jeûne thérapeutique en Europe de l’Ouest.

Au menu : eau, tisanes, jus de fruits, bouillons de légumes. Chez nous, même pitance quotidienne, en revanche, on parle de jeûne diététique : il s’adresse à des personnes en bonne santé. Je rencontre mes nouveaux camarades. Ils sont là de leur plein gré, aucun journal ne les y a envoyés, et je m’interroge quand même sur leur façon de passer leurs vacances. Nous sommes quinze, entre 30 et 73 ans. Un homme, quatorze femmes. Presque la moitié vient ici pour la deuxième, troisième ou dixième fois. Leur témoignage lors d’un premier tour de table est engageant. Une habituée relate que souvent, après sa semaine de jeûne, il se passe quelque chose. Une autre, que c’est l’assurance d’enlever le superflu pour découvrir l’essentiel. Que ce soit pour souffler, réfléchir, ralentir, ici, chacun est venu pour soi. Certains en attendent beaucoup, d’autres sont plus sceptiques, ou encore simplement curieux. Je fais partie de ceux-là. Nicola reçoit l’humeur du groupe avec bienveillance. C’est une femme rayonnante qui suffit par sa seule présence à vanter les mérites de son hygiène de vie. Elle compare notre démarche à celle d’être venus dérouler un tapis rouge à l’autoguérison. La mise en application parfaite du « prévenir plutôt que guérir ». Les festivités sont officiellement lancées autour d’une purge. Au choix, sulfate ou chlorure de magnésium pour les plus intrépides. Il n’y a qu’une onomatopée gutturale pour pouvoir traduire le goût qui crispe les visages. L’événement a l’avantage d’être fédérateur. Il y aura un avant et un après. Une rapide promenade dans Léoux nous fait passer la pilule et confirme la localisation idéale pour qui serait en manque d’authenticité, de calme et de déconnexion. Très loin de toute tentation, le hameau est perdu au cœur des montagnes et les paysages alentour promettent des randonnées d’anthologie. Pendant cinq jours, nous partagerons un quotidien rythmé par le programme que Nicola inscrit à la craie sur le grand tableau dans la cour.

Chaque matin, nous réveillerons nos corps par une gymnastique douce dans le jardin, avant de nous mettre en marche pour une randonnée à laquelle Nicola invite toujours un autre encadrant. Claudine, Manu ou Élodie assurent la possibilité d’un itinéraire bis pour les plus fatigués, en plus de nous régaler de leurs connaissances sur la faune, la flore et la richesse des terres qui nous entourent. Nous sommes dans le Parc naturel régional des Baronnies provençales, le cadre est exceptionnel, aucune de nos randonnées ne se ressemble. Souvent, Nicola invite au silence, et nous parcourrons au total plus de 60 kilomètres de reliefs tortueux et exigeants, sous les vols des vautours fauves, dans une harmonie absolue. 

Le jeûne prend tout son sens ici, au grand air, sur le col de Pensier, face aux terrasses en pierres sèches de Villeperdrix, ou haut perchés sur la montagne d’Angèle. Jeûner, c’est être face à soi et pouvoir le faire en mouvement, dans un environnement naturel aussi foisonnant où l’horizon est vaste, décuple notre propre observation. 

une nouvelle THÉRAPIE

Qu’on se le dise clairement, la faim est la dernière chose à craindre lors d’une semaine de jeûne. Aucun de nous quinze n’en a souffert. Elle est bien moins préoccupante que tout ce qu’il se passe dans la tête, et je comprends mieux Nicola qui nous racontait que Gertrud ne prenait jamais de grande décision sans avoir jeûné. Passé le coup dur de la crise d’acidose qui m’a réveillée au cours de la troisième nuit avec une légère nausée et une sensation de faiblesse, le corps commence à s’autorestaurer et à puiser dans ses réserves. On glisse alors dans un état de béatitude grisant. 

Au cinquième jour du jeûne, assise sur les hauteurs surplombant le village de Cornillac, je ne vous cache pas avoir plongé en toute conscience dans ma vie intra-utérine. De celle où je végétais tranquillement dans le ventre de ma mère, et je me suis sincèrement dit que j’avais trouvé le paradis perdu. Dans son livre, Le Jeûne, paru en 2000 aux éditions La Plage, Gisbert m’avait prévenue : « Le nettoyage de l’organisme apporte une lucidité d’esprit qui surprend. » Chacun sa transe. Le soir, notre communauté connaît différentes réjouissances. On s’essaye au yoga du rire avec l’inénarrable Claudine, on regarde Le jeûne, une nouvelle thérapie ?, formidable documentaire de Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman pour Arte.

Différents acteurs de la vie locale viennent nous présenter leur travail : Bernard, lavandiculteur et oléiculteur à Villeperdrix, Natasha, masseuse ayurvédique formée en Inde, ou Jean-François, propriétaire d’un spa à ciel ouvert à quelques kilomètres du gîte. Si Nicola a préparé un bouillon avec les légumes du jardin de ses parents, c’est jour de fête, sinon, on trinque aux jus lactofermentés de choucroute, betterave ou carotte avant de nous coucher à l’heure des poules. 

une expérience intense

Le repos est essentiel lors de la semaine de jeûne et nous dormons tous beaucoup : pendant la pause de la randonnée, après la randonnée, et toute la nuit, profondément. Le livre de Gisbert s’ouvre ainsi : « Un jour, tout le monde l’aura toujours su. » J’avais souri en lisant ces mots au début de mon séjour, et maintenant, je ne sais pas ce qu’il en est du monde, mais moi, ça y est, je le sais. Je me sens inhabituellement proche de moi et riche d’une énergie contagieuse.

À l’heure qu’il est, je m’apprête à rompre le jeûne avec mes camarades que l’expérience traversée ensemble me donne envie d’appeler partenaires. La veille, nous avons préparé « la sauce verte de Léoux », d’après la recette de Gertrud. Nicola a consacré la soirée à nous parler de l’après, car la reprise est aussi importante que le jeûne en lui-même. 

Nous rentrons d’une dernière promenade où nous avons allumé un feu de joie au bord de la rivière et trempé nos pieds dans l’eau glacée. Nous sommes au septième jour, Claudine a dressé une table de fête et cueilli des primevères. Graines germées, pommes de terre vapeur, carottes râpées, amandes, olives noires de Léoux. Pas de quoi se retourner la panse ni sonner le Guide Michelin, mais je vous jure, c’est émouvant. Comme des enfants les mieux élevés du monde, nous partagerons ce déjeuner dans un silence monacal en essayant de mastiquer trente-deux fois chaque bouchée, de ne pas nous resservir et de ne rien gâcher. Il n’y a rien à dire, nous sommes resplendissants. Les regards sont clairs, les langues sont roses et les peaux lumineuses. Un dernier tour d’humeurs confirme que chacun a largement rempli le contrat en venant faire le vide, et que cette semaine de vacances valait toutes les pistes et tous les remonte-pentes de février. Les plus sceptiques sont conquis, chacun semble avoir trouvé ce qu’il était venu chercher, et moi qui n’en attendais rien, j’ai la sensation d’avoir apporté des réponses aux questions que je ne m’étais pas posées. J’ai la flore intestinale la plus sexy de la capitale, je voudrais jeûner à chaque changement de saison, boire 2 litres d’eau de source par jour et faire de l’escalade, je suis pleine de bonnes résolutions que je ne tiendrai pas, mais pendant une semaine, j’aurai été comblée de rien.