Pêche

Ikejime, mon amour

Au large de la presqu’île de Quiberon, Daniel Kerdavid, marin pêcheur précurseur de la méthode japonaise ikejime, s’est fait une promesse: ne plus jamais faire souffrir un seul poisson.

Par Léo Bourdin. Photographies Christophe Rihet.

Il est 5 heures sur le parking du port de pêche de Quiberon. Avant de partir en mer, Daniel Kerdavid observe toujours le même rituel. Ce jeudi de février n’y déroge pas : il enfile d’abord ses bottes en Néoprène, remonte le Zip de sa veste imperméable, laisse courir sa main le long de sa longue barbe hirsute et vérifie ses outils. Dans un sursaut, ensuite, il tourne sur lui-même et ouvre le coffre de son vieil utilitaire Mercedes duquel il débarque une demi-douzaine de caisses en plastique consignées jaune et bleu. Enfin, il longe l’atelier de criée, salue les quelques rares pêcheurs qui, comme lui, bravent tôt le froid en pleine saison hivernale, puis vient remplir ses caisses de glace pilée au distributeur automatique. Il jette un dernier coup d’œil à la couleur du ciel comme pour prédire la météo sur un coup d’instinct, il éteint le mégot de sa cigarette et empile à la force des bras ses caisses gelées dans la cale réfrigérée de son précieux bateau : le Miyabi— un petit palangrier prêt à désamarrer d’environ 7 mètres de long et entièrement décoré aux couleurs du Japon.

À 33 ans, Daniel Kerdavid, les cheveux longs, le regard noir et profond, pourrait passer pour un marin pêcheur atypique : ils sont peu nombreux, comme lui, à oser naviguer en solitaire et partir poser des lignes au large des côtes bretonnes, au milieu du chahut des gros chaluts et des équipages de leyeurs. Daniel Kerdavid, petit fils de pêcheurs bretons, a navigué en Écosse et en Islande, mais n’a jamais mis les pieds au Japon, pays dont il admire pourtant profondément la culture, l’imaginaire et les traditions. Il dit qu’il n’a pas encore trouvé l’occasion, que c’est une question de temps. En attendant, il vit son japonisme par procuration au travers de l’ikejime, une technique de pêche traditionnelle japonaise qui lui colle à la peau comme un ciré jaune par jour de tempête.

MORT RESPECTUEUSE

Hérité du savoir-faire des pêcheurs nippons, l’ikejime — qui se traduit littéralement par « mort vive » — est une méthode d’abattage qui garantit au poisson une mort rapide et sans souffrance. Le pêcheur achève l’animal d’un coup de couteau vif et rapide entre les deux yeux, puis vient finir d’annihiler les connexions nerveuses en passant un câble métallique le long de sa colonne vertébrale. En plus d’une fin digne, l’ikejime offre au poisson une chair au goût incomparable. « Je suis un grand dégoûté de la pêche industrielle, celle qui pille les fonds marins et ne fait rien pour empêcher la lente agonie des poissons qui meurent souvent asphyxiés sur le pont des bateaux, s’indigne Daniel, qui a longtemps travaillé comme matelot sur les gros navires avant d’acheter son propre bateau il y a trois ans. Je suis parti du principe que les poissons souffraient et que si on les tuait pour les manger, on se devait de les respecter. Après quelques recherches sur Internet, j’ai découvert la méthode ikejime et je suis resté scotché. À force d’observation et d’entraînement, j’ai développé ma propre technique : un mélange hybride, inspiré à la fois des techniques traditionnelles japonaises et de mes expériences en mer.»

«Je suis parti du principe que les poissons souffraient et que si on les tuait pour les manger, on se devait de les respecter.»

Il est maintenant 5 h 30 dans la nuit noire de Quiberon et Daniel Kerdavid part en mer. Il démarre son bateau, allume une paire de projecteurs LED, largue les amarres et met le cap sur des zones de pêche fructueuses qu’il a repérées au large de l’île d’Houât et de Belle-Île, à une petite heure de navigation. Cinq points GPS clignotent sur l’écran de son ordinateur de bord : ils marquent l’emplacement de viviers à fort potentiel poissonneux. C’est au-dessus de ces derniers qu’il va venir poser une ligne dormante : un gros fil en nylon de quelques centaines de mètres de long, lesté d’une ancre de 7 kilos, de plombs et de flotteurs qui vont per- mettre de maintenir la ligne et ses quelque 250 hameçons à 5 mètres au-dessus du fond marin — là où les poissons qu’il recherche évoluent. Entre deux poses de ligne, pendant que leMiyabi file à 15 nœuds sur une mer calme et déserte, Daniel Kerdavid, seul au monde, tue la mélancolie des océans d’hiver. Assis sur le capot d’une caisse en plastique retournée, entre deux grandes boîtes à bas de lignes de pêche, il découpe les maquereaux et les encornets qui lui serviront d’appâts, puis monte un à un ses leurres sur les centaines d’hameçons qui lui font face. Les reflets orangés des premières lueurs du jour courent déjà sur l’océan et le terrain de jeu de Daniel prend soudain les allures d’un gigantesque tableau de Matisse. Un moment suspendu qu’il saisit pour évoquer ses vies passées.

En 2010, il a tout plaqué pour partir vivre quelques mois au Népal. Il en garde le souvenir d’un voyage initiatique, coupé de la civilisation, qui lui a ouvert l’esprit. Quatre ans plus tard, de retour en France, il est victime d’un accident de navigation alors qu’il travaille sur un bateau de pêche. Il passe par-dessus bord et dérive un long moment seul en mer avant d’être miraculeusement secouru. Il reste profondément marqué par ces deux événements qui ont joué un rôle déterminant dans sa démarche actuelle : « Par deux fois, j’ai eu l’occasion de voir la vie différemment. Au Népal, personne ne mange de viande, et quand tu en commandes dans un res- taurant, ils vont abattre l’animal juste pour toi. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à porter un autre regard sur la consommation animale : à mon retour, je suis devenu végan pendant cinq ans. J’en suis revenu depuis, mais j’en ai gardé une conscience écologique forte.

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À bord, j’essaie de limiter au maximum l’utilisation de consommables. Je tente de reproduire ce que faisaient mes grands-parents avant le plastique, avant l’ère industrielle — je me dis qu’ils étaient dans le vrai.»

Aux alentours de midi, le soleil est haut dans le ciel et une colonie de goélands s’est mise à tourner autour du Miyabi : Daniel est sur le point de relever sa première ligne. Il s’installe à l’arrière de son bateau, laisse le moteur tourner à faible régime, récupère la balise-drapeau qui servait à marquer le départ de sa ligne et, sur un fond de Punky Reggae Party de Bob Marley, se lance dans une chorégraphie incroyable. Le son crache dans les enceintes et Daniel, souple sur ses appuis, remonte ses prises en rythme. Aussi- tôt pêchés, les lieus jaunes, tacauds, congres, chinchards, dorades grises, merlans et autres gadidés qui constituent l’essentiel de sa pêche sont aussitôt décérébrés. Avec une grande dex- térité, il enfonce son couteau-crochet japonais, aussi appelé « tegaki », en diagonale juste au-dessus des deux yeux. Le geste précis a pour effet de fracturer la boîte crânienne et provoquer une mort instantanée. « Une fois la connexion nerveuse coupée, explique celui qui s’est d’abord formé à la technique en regardant des centaines de vidéos sur YouTube, avant de parfaire ses gammes auprès de pêcheurs japo nais qu’il a accueillis à bord du Miyabi, je fais courir un câble en métal souple le long de la colonne vertébrale pour détruire le canal rachidien et stopper l’hémorragie.» Enfin, il effectue une entaille à la base de la queue du poisson pour favoriser l’évacuation du sang. L’opéra- tion ne dure pas plus de 10 secondes. Il ne lui reste plus qu’à faire saigner le poisson par les ouïes et le mettre rapidement en glace : un ultime effort pour provoquer un choc ther- mique dans les chairs et empêcher l’acide

UN MET LUXUEUX

Notre pêcheur ikejime continuera à remonter ses lignes de la sorte toute l’après-midi. Le résultat de sa pêche équitable ? Environ 80 kilos de poisson ultrafrais et achevé dans le respect. Quand il tombe sur des poissons jeunes ou une femelle pleine, il fait naturelle- ment un peu de relâche : « Chaque poisson que je pêche est une entité vivante, et à chaque ikejime, c’est une vie que j’enlève. J’en suis conscient, et quand je peux, j’essaie de rééquilibrer mon karma.»

De retour sur terre, il se refuse souvent à vendre le fruit de sa pêche aux enchères traditionnelles, à la criée — là où, selon lui, la qualité des poissons ikejime n’est pas encore assez rémunérée à sa juste valeur. Il préfère nouer des liens de confiance avec une poignée de chefs étoilés de la côte, comme Hervé Bourdon au Petit Hôtel du Grand Large, à Portivy, ou Stéphane Cosnier, à Carnac. Au Japon, le poisson tué façon ikejime est considéré comme un mets de luxe ; une viande rare que les maîtres sushi payent au prix fort pour sa délicatesse et son extrême fraîcheur. En France, où la méthode ikejime est encore intimiste, Daniel Kerdavid est pour beaucoup considéré comme un pionnier auprès duquel on vient désormais se former. Depuis peu, il a développé une poissonnerie en ligne avec l’aide de Marie Grevet, sa compagne — ensemble, ils parviennent à honorer les commandes des chefs et de quelques amateurs de poissons éclairés qu’ils livrent partout en France en moins de 48 heures.