Rando-enquête sur le «crofting», mode de vie rural chargé d’histoire, caractéristique des îles et des côtes du nord de l’Écosse.
Texte et photographies par Clément Osé.
Une péninsule constellée de lochs nacrés, une symphonie de verts, de bruyères et de cailloux, de vieilles montagnes majestueuses avec leurs kilts d’éboulis suintant de ruisseaux couleur single malt. Et tout ça pour nous tous seuls, en plein mois d’août. Le secret de ce paradis sauvage préservé de toute affluence ou presque ? Une certaine hostilité.
La steppe infinie des Highlands, aux airs de pelouse de golf négligée, est en réalité une vaste éponge, un marécage ivre de pluie fouetté par le vent. Ici on marche sur l’eau. La tourbe est fourbe, crevassée et grouille de midges, ces petits cousins des moustiques amateurs de mauvaise météo et d’épiderme, fascinants par leur rapport entre capacité de nuisance et taille. L’Écosse n’est pas une île facile, mais nous avons trouvé la parade pour profiter de notre été en anorak dans le wild North West. La solution est faite de pierres, d’ardoises, d’une cheminée, de quelques chaises déglinguées et de compagnons sympathiques. Les cabanes écossaises s’appellent des bothies. Dormir au sec permet d’aborder les lendemains avec sérénité et les intempéries avec philosophie. Alors, forcément, il y a ce moment au coin du feu, quand le vent et la pluie s’acharnent sur le toit, que les chaussures sèchent et que les pâtes au pesto cuisent, où on se dit que c’est quand même une belle chose qu’un refuge. Je me demande alors qui sont nos bienfaiteurs du soir, les bâtisseurs du bothy de Glendhu.
UNE HISTOIRE DE PETITS LOPINS
Avant d’être un bothy, ce logis était celui d’un crofter. Les crofters travaillent des crofts, des parcelles agricoles d’environ deux hectares, dont je regarde les longues clôtures de pierre sèche qui courent de la plaine jusqu’au loch. C’est à ce moment-là que le sujet m’apparaît.
« Croft » est le mot magique de mon enquête, le mot de passe des paysans des Highlands, parce que c’est un mot chargé d’histoire.
Écosse, Highlands, début du xviii siècle, pluie : les paysans cultivent plus ou moins collectivement les terres, propriété de différents chefs de clan qui, eux, guerroient les uns contre les autres. C’est au milieu de cette féodalité que débarque « Bonnie Prince Charlie », un Stuart qui lorgne sur la couronne de Grande-Bretagne, réunissant l’Angleterre et l’Écosse depuis l’Union de 1707. En bon homme politique, Bonnie rassemble et forme une coalition avec des clans des Highlands. Après quelques victoires sur les Anglais, l’aventure tourne au vinaigre. Les Anglais, alors moyennement fair-play, décident de punir les Highlanders en installant leurs lords sur les terres des clans vaincus. Pendant ce temps, la révolution industrielle commence et les usines textiles ont besoin de matières
premières. Les dés sont jetés : les grandes étendues du nord de l’Écosse sont recouvertes de moutons pour répondre à la demande de laine et de viande. Quant aux paysans qui les occupent, ils sont « évacués » vers le littoral ou les colonies de l’Empire. Cette politique est connue sous le nom de « Highland Clearances », du verbe to clear, « dégager ». Elle a été généralisée à partir de la fin du XVIIIe siècle et présentée comme une modernisation nécessaire de l’agriculture.
On propose aux exilés de leur louer un lopin de terre en pente, balayé par le vent, avec plus de pierres que de terre : un croft. Ces parcelles sont volontairement trop petites pour que les crofters ne puissent en vivre. Le but est alors qu’ils se tournent vers la mer pour en exploiter les ressources. Les crofters en bavent, ils l’ont mauvaise. Pour éviter une révolte, le Crofters Holdings (Scotland) Act est voté en 1886, accordant des loyers fixes et la garantie de ne pas être expulsés du jour au lendemain. Au XXe siècle, le crofting comme mode de vie décline ou se transforme, c’est selon. Les descendants de crofters se tournent partiellement ou en totalité vers le salariat, le tourisme ou tout autre moyen de survie moins éreintant.
CROFT IS NOT DEAD
Le marcheur qui chemine aujourd’hui non loin de la côte atlantique en quête d’un croft se sent archéologue. Les buttes de culture où poussaient les pommes de terre sont recouvertes de pelouse et les blackhouses, où les familles vivaient autour d’un feu de tourbe, ont été abandonnées pour des white houses maquillées de crépi et de paraboles. Dans l’ancien crofting township (hameau de crofters) d’Achmelvich, les mobile homes ont remplacé le bétail et les plantations. Je ne suis pas loin de penser que l’histoire des crofts est terminée quand on me donne le contact de Claire, une « crofteuse » en activité. En franchissant le portail, je remarque les poireaux et les carottes dans le potager, ce sont les premiers légumes que je vois pousser depuis qu’on est dans les Highlands.
Claire fait partie du grazing committee local, l’organisation qui gère les pâturages communs des crofters : combien de têtes de bétail par crofter et combien de temps – pour laisser aux prairies le temps de s’en remettre. Depuis que Thatcher, dans les années 1980, a réduit à néant les pouvoirs des autorités locales, ce sont surtout ces grazing committees, composés de crofters, qui régulent l’usage du sol des townships. Les décisions sont prises au consensus, sous le contrôle lointain de la Crofting Commission, l’autorité nationale en la matière. Les crofts ne sont donc pas des terres agricoles comme les autres et obéissent à leurs propres lois. Claire raconte qu’elle a vécu un moment historique en 1992 quand l’Assynt Crofters’ Trust, dont elle fait partie, a racheté pas loin de 12000 hectares de terres à un fonds d’investissement étranger, rendant les crofters enfin propriétaires. Cette victoire a son petit monument sur le bord de la route. Avant de finir le thé et le cake au raisin, Claire nous parle de son activité : une vingtaine de moutons et quatre vaches, pour la viande et le lait. Elle cultive plusieurs crofts pour arriver à en vivre, comme beaucoup de crofters actifs. Quand je lui demande si elle travaille en bio, elle me fait cette réponse raisonnée qu’elle utilise le moins de chimie possible pour soigner et nourrir ses bêtes.
C’est au départ d’une marche que je découvre le croft de mes rêves. Par hasard ou par miracle, il fait grand bleu avec quelques nuages pour décorer. Le soleil se reflète sur les panneaux photovoltaïques du chalet perché au sommet du terrain. Anna est dans la cuisine, inondée de lumière. Par la fenêtre on voit leur vallon enchanté, bordé de collines rocailleuses et d’un étang couvert de nénuphars. L’Atlantique dépasse de la colline d’en face. Anna est en train de faire de la tomme avec le lait de ses brebis. Amen.
Anna et Ray sont des néo-crofters. Ils ont été profs d’anglais au Kenya, à Hong Kong, et se sont beaucoup promenés avant de passer devant le panneau « à vendre » de leur futur paradis, il y a vingt-cinq ans. Quand ils sont arrivés, ils ont planté la haie, puis ils se sont mis à faire du potager aux coins qui s’y prêtaient, disséminés sur le terrain. Aux meilleurs endroits, il y avait vingt centimètres de sol au-dessus de la roche. Du coup, ils ont amendé le sol, fait des buttes, adopté des chevaux et des moutons pour avoir du fumier. Aux emplacements où il y avait beaucoup d’eau, ils ont planté des fruitiers. En contrebas, une serre a été construite avec des matériaux de récupération refoulés par l’océan. À l’entrée, il y a une balancelle et des grappes de raisin à portée de main. Ils ont fini par transformer leur croft aride en petite réserve de biodiversité et sont autonomes en légumes, en électricité et surtout en fromage la plupart de l’année. Ils ont rénové la blackhouse pour les invités, transformant ce qui était un abri spartiate en cocon ultra douillet. On serait bien restés donner un coup de main et faire un tour au sauna, lové dans un recoin de verdure, mais on s’en tient à un ramassage de petits pois avant le déjeuner. Fromage et pain maison, légumes du jardin, tout ça est trop bio pour nous qui déprimions à manger des pommes néo-zélandaises suremballées.
HOW DO YOU SAY “AMAP”?
Comme Claire, Ray est grazing clerk, c’est-à- dire référent pour le grazing committee local. Il raconte que le croft comme unité foncière agricole est solidement verrouillé par la loi, qui oblige en théorie les crofters à habiter et à utiliser leur croft. C’est pourtant une exception, car la plupart des d’entre eux ne pratiquent aucune activité agricole, mais gardent jalousement leur « droit d’usage » pour le jour où ils voudraient en faire quelque chose. Le fonctionnement des grazing committees, censés informer la Crofting Commission de ce genre de dérive, pousse en fait le grazing clerk à l’immobilisme pour maintenir la paix et l’unité du township. Cet état de fait ne laisse guère la place aux nouveaux venus et à leurs projets agricoles. C’est une des raisons pour lesquelles il est si difficile de trouver des produits locaux. Selon Ray, c’est aussi parce que les normes de commercialisation sont volontairement adaptées aux produits des fermes industrielles tandis que ceux des crofts sont privés de distribution. Quand nos hôtes ont des excédents, ils font du troc avec les voisins. Sinon, la vente directe ou l’équivalent des AMAP sont anecdotiques au nord de l’Écosse, et il est compliqué d’éviter le plastique de Tesco pour faire des provisions. Quant à vivre du crofting, Anna et Ray sont dubitatifs : ils arrivent à s’en sortir parce qu’ils sont arrivés avec un pécule, mais les rares crofters qui ne vivent que de leurs bêtes et de leurs cultures mangent beaucoup de pommes de terre.
Au moment du café, le Brexit s’invite dans la conversation. Ray m’explique que ça pourrait avoir des conséquences sur les crofters qui vendent leur bétail aux enchères à des grossistes dont les camions réfrigérés alimentent le marché européen. Si le Royaume-Uni sort de l’Union, l’Écosse voudra l’indépendance pour y retourner, se coupant en partie des débouchés anglais. Quand je demande si ces péripéties commerciales pourraient mettre fin à la valse folle des importations-exportations, relocaliser l’économie et la production agricole dans le nord de l’Écosse, qui était quasiment autosuffisant il y a cinquante ans, Ray me lance un regard dans lequel je lis Inch’Allah. Dans tous les cas, les crofts seront plus rapides à s’adapter que les exploitations mécanisées du Sud, encore plus dépendantes du pétrole et des cours des marchés mondiaux. Quand l’effondrement atteindra les rives des Highlands, le salut alimentaire dépendra peut-être du réveil des crofts et des vieilles pratiques d’entraide et de mise en commun de la terre héritées des temps difficiles.
De retour à Ullapool, on dîne au Seafood Shack, un foodtruck pour bobos en K-way qui propose du poisson local dans des barquettes en amidon biodégradable. Ils travaillent directement avec un des petits pêcheurs que je croyais disparus. On se régale pendant que l’hymne à l’espoir est interprété par un cortège de cornemuses, de tambours et de carreaux qui s’avance triomphalement sur la jetée.