Solidarité

HERROU DES TEMPS MODERNES

Cédric Herrou se tient droit. Le torse ouvert au soleil et le verbe chaleureux, ce paysan engagé, fervent militant de la cause des exilés, ressemble à ses idéaux. Dignité, entraide, partage et création sont au cœur du projet qu’il développe sur ses terres, dans la vallée de la Roya. Connu du grand public à travers les différents procès qui le mirent en examen pour avoir apporté son aide aux migrants de la frontière italienne, il est aujourd’hui à l’origine de la première communauté Emmaüs agricole de France.

Rencontre avec un agriculteur humaniste et solidaire.

Par Eulalie Juster. Photographies Anaïs Barelli.

Récolte des tomates à quatre mains pour Esteban et Benjamin.

L’histoire commence en 2016, alors que Cédric Herrou, éleveur de poulets et oléiculteur, entreprend d’aider de jeunes migrants et des familles en provenance du Soudan et d’Érythrée à traverser la vallée de la Roya. Dans ce paysage des Alpes-Maritimes, si ce n’est pour les postes de police qui opèrent les contrôles, la notion de frontière semble presque obsolète. Dans cet arrière-pays niçois, la France et l’Italie partagent un visage commun. La vallée de la Roya est une géographie en soi, une contrée sauvage enclavée par des roches escarpées et éclairée par une eau azur qui danse en contrebas.
Aujourd’hui, le paysan se consacre tout entier avec Marion, son duo bâtisseur, au développe- ment de la première communauté agricole sous l’égide Emmaüs. Ses terres, il les a cédées à l’association : trois terrains où, depuis un an, en plus de l’élevage de poulets et de la culture des oliviers, le binôme s’est désormais lancé dans le maraîchage avec l’aide de six compagnons d’Emmaüs. Mais avant cela, pendant deux ans, Cédric Herrou facilite les passages de frontière, reçoit chez lui ceux qui n’ont pas de toit, échappe aux factions de police qui quadrillent la vallée. Ses terres sont devenues un véritable camp d’accueil où transitent plus de 200 migrants à bout de forces. Avec les bénévoles qui le rejoignent, il organise les lieux et travaille à faire valoir les droits des demandeurs d’asile qui affluent. Sur les murs de la cuisine commune, une grande carte du monde et d’innombrables petits mots et dessins témoignent encore de ce temps où la ferme solidaire était un refuge pour les exilés de la vallée. L’agriculteur militant devient alors le symbole de l’aide aux migrants, et s’engage dans une bataille médiatique et judiciaire qui le met sous le feu des projecteurs. Mis en examen pour avoir aidé son prochain, il ira au bout de deux procès dont un amène le Conseil constitutionnel à consacrer le principe de fraternité. La bataille juridique n’est pas finie, mais Cédric Herrou ne lâche rien. « Moi, ça me passionne. Ce n’est pas grave de passer en procès, c’est justement le seul lieu où tu peux t’exprimer, mettre en avant tes valeurs. Il y a une vraie indépendance de la justice, et elle se doit de rester au cœur de notre démocratie », affirme le citoyen engagé. Cédric Herrou se tient droit et, jusqu’ici, la justice ne l’a jamais condamné pour s’être montré solidaire, tout simplement.
À la ferme, petit à petit, la situation change, les arrivées se tarissent : certains partent, d’autres demeurent. Marion, qui a rejoint Cédric en 2017 et n’est plus jamais repartie, explique : « Certains restaient parce qu’ils se sentaient bien, protégés. D’autres parce qu’ils ne savaient plus où aller. Peu à peu, on s’est rendu compte qu’ils étaient déprimés, ce sont des gens fracassés par la vie, tous les traumatismes remontaient. Ne rien faire et stagner ici ne faisait qu’aggraver leur situation.» Cédric et elle sont de ceux qui croient que l’activité est une clé essentielle au bien-être. Mais comment impliquer ces gens de passage dans les travaux de la ferme sans tomber pour salariat déguisé ? Comment dépasser la question de l’urgence et se projeter dans un accompagnement à moyen ou long terme ? Cédric le sait, notre système juridique ne conçoit pas la gratuité, ni la solidarité. La question du statut se pose.

CULTURE SOLIDAIRE

Très vite, pour Cédric et Marion, le rapprochement avec le mouvement Emmaüs s’impose comme une évidence. Sur le terrain depuis plus de soixante-dix ans, Emmaüs agit comme un regroupement d’associations actives avec une dimension de plaidoyer qui inspire le binôme. Le mouvement porte des valeurs et une vision militante constructive dans lesquelles ils se reconnaissent : lutte contre l’exclusion, accueil, accompagnement par le travail mais aussi pro- positions de loi. Marion affirme : « L’abbé Pierre était un passeur, il a ouvert des squats, aidé les gens… En fait, c’est un punk qui a fini député.» On dénombre plus de cent communautés Emmaüs en France. Ces lieux de vie alternatifs ont pour but d’accueillir, de façon inconditionnelle, ceux qui sont en difficulté et qui cherchent un lieu où vivre, travailler et se reconstruire. Les personnes hébergées sont libres de rester ou de partir quand elles le souhaitent à condition de respecter le règlement de la communauté. En échange de leur participation à l’activité collective, elles sont nourries, blanchies, logées, reçoivent une petite rétribution mensuelle et se voient attribuer un statut social à part entière : elles deviennent « compagnons d’Emmaüs » et peuvent ainsi profiter des acquis sociaux. Cédric explique : « C’est assez rare qu’une communauté naisse d’elle-même. Les communautés Emmaüs, c’est un essaimage. Pour eux, la nouveauté, c’est qu’on existait déjà. Mais surtout, on voulait faire de l’agriculture et pas du bric-à- brac.» Pionnières en matière de recyclage et de réemploi, aucune des communautés Emmaüs ne se dédie uniquement à l’agriculture. Dans la volonté de prendre part aux discussions autour du développement durable et mettre son savoir-faire à profit, l’association s’enthousiasme immédiatement pour le projet de Cédric Herrou. La solidarité continue. Chez Cédric, il s’agira de réhabiliter les hommes par la terre. En juillet 2019, Emmaüs Roya voit le jour.

Les compagnons y arrivent par le bouche-à- oreille ou recommandés par d’autres communautés. Ils sont tous accueillis, demandeurs d’asile ou non – sans critère d’origine, de sexe, de condition, de religion – dans la limite des six places disponibles. Avec le lancement du maraîchage et l’établissement de la communauté, une nouvelle organisation se met en place : des règles plus strictes, un emploi du temps et une notion de rentabilité pour que l’association rentre dans ses frais. Le projet démarre au quart de tour, Cédric et Marion n’ont pas vraiment le temps de se former au maraîchage. Ici, l’apprentissage est collectif et organique, on cultive à coups de bon sens et d’expériences partagées, et la recette fonctionne. La récolte est abondante, elle est vendue au marché de Breil-sur-Roya tous les mardis et approvisionne plusieurs épiceries bio de Nice.

Scène de vie à la ferme de la Roya : Alexandru, Cheikh, Marion et les autres partagents les tâches quotidiennes.
Dans la cuisine commune, Marion travaille à l’organisation de la communauté.

LES COMPAGNONS DANS LA VALLÉE


Les terrains d’Emmaüs Roya se déploient en étages au gré de pentes abruptes qui bordent la vallée. On y accède par un chemin à pic, surplombé par un treuil de fabrication artisanale qui sert à descendre la récolte jusqu’à la route. Aux différents niveaux, on retrouve deux poulaillers – comptant plus de 900 poules et quasiment autant d’œufs par jour, mais aussi des plants de tomates, de piments, d’aubergines, des rangées de salades… Parmi les cultures, caravanes et cabanes de bois dispersées ça et là abritent les compagnons le soir venu. À midi, sur la terrasse, sous un drapeau de pirate flottant nonchalamment au vent, le repas réunit les travailleurs éparpillés.
Pas de doute, la communauté Emmaüs Roya est comme un bastion dans la montagne, un refuge pour les maquisards de l’ère moderne. Cédric précise : « Il faut plutôt comparer ça à une oasis dans un désert. Les compagnons se posent un peu, travaillent, et ils s’en vont. Ce ne sont pas des gens avec un profil antisocial, c’est juste des gens qui se sentent mal dans la société dans laquelle on vit. Pour moi, il n’y a rien d’anormal. Notre société actuelle va mal, c’est plutôt logique d’avoir du mal à évoluer avec.»

L’ambiance est calme, Esteban, un copain de passage venu prêter main-forte, diffuse un air de flamenco. Marion en profite pour faire le point sur les plannings des uns et des autres : « On travaille de 8 h à 11 h 30, puis, en fonction de la chaleur, de 15 h à 19 h, avec deux jours de repos par semaine. Mais les poules demandent une attention quotidienne et il y a toujours des imprévus, alors on s’adapte », explique la jeune femme. Cédric répare un système d’irrigation, Alexandru s’attaque à la récolte de tomates, Natalie est au marché, Benjamin débroussaille, Slava est de repos. Aujourd’hui, Cheikh a cuisiné pour tout le monde, cet après-midi il ira collecter les œufs dans les deux poulaillers.

La communauté vit selon des règles de savoir- vivre tranquille. « Avec distance et respect, comme à l’armée », confie Alexandru, d’origine roumaine. À 48 ans, cet homme à l’air faussement bourru a déjà vécu plusieurs vies à travers l’Europe : soldat, bucheron, employé dans un cirque, il a également intégré de nombreuses communautés Emmaüs avant de trouver ce lieu et ce travail au grand air qui lui correspondent. Il confie avec un sourire: «Tu sais, mon enfance je ne l’ai pas encore vécue, alors je me rattrape chez Cédric.» Le travail mis à part, des moments de convivialité permettent à qui veut d’échanger et de se délester un peu de ses soucis. Tous n’ont pas choisi d’atterrir ici, mais ils s’entendent et se respectent. À 22 ans, Slava, militant anti-corruption russe, ne peut plus retourner dans son pays. Ingénieur informatique à l’origine, il souhaite améliorer son niveau de français, obtenir des papiers et reprendre son activité en France. En attendant que l’administration débloque sa situation, il cultive avec les autres compagnons de la ferme. Cheikh, lui, originaire de Gambie, est également demandeur d’asile, il aimerait faire une formation pour devenir soudeur. Après plusieurs communautés Emmaüs, Benjamin se réjouit de retrouver une activité 100% agricole.

Au marché, Natalie, débarquée au sein de la communauté il y a à peine un mois, virevolte et papillonne. Elle reconnaît les habitués, salue les nouvelles têtes, sa bonne humeur est communicative. Sur l’étal Emmaüs Roya, on retrouve des œufs frais, des tomates, des pommes de terre, des aubergines… ainsi que les dernières fraises de la saison. Il y a aussi des produits transformés comme de la pâte d’olive faite avec la coopérative du coin et de la purée de piments au gingembre, fabriquées et conditionnées par les compagnons. Le stand ne désemplit pas. La raison du succès ? Natalie s’exclame : « Ici, Cédric, c’est une star, tout le monde vient au marché pour le voir.» « Et puis c’est bio, et surtout les gens sont contents d’acheter Emmaüs.» Et elle-même clame haut et fort : « Moi, tout ça je le fais pas pour l’argent, chez Cédric c’est un bon spot, je travaille pour Emmaüs, je le fais avec le cœur. Moi j’ai ouvert les yeux à 45 ans, aujourd’hui j’ai besoin d’authenticité ! »

INCROYABLE ROYA

Un an après le lancement de son activité avec Emmaüs et un bilan positif, le Herrou de la vallée, jamais à court d’idées, se projette dans l’avenir avec vision et enthousiasme. À quelques encablures du marché, près de la piscine et du terrain de tennis, nous découvrons un imposant bâtiment de trois étages, ancien moulin à olives et farine. C’est la nouvelle acquisition de l’association, un lieu de partage au cœur du village. Le projet se nomme « le Bol d’air » et porte bien son nom. À ses pieds, la rivière étincelle d’un bleu éclatant, autour, la vallée se dresse, majestueuse. Quelques travaux, soutenus par l’association, par des dons et une campagne de financement en ligne sont encore nécessaires. D’ici plusieurs mois, la maison pourra loger les compagnes et compagnons dans des conditions optimales, comptera un atelier agro-alimentaire où seront transformés et conditionnés les produits de la ferme, mais aussi une cantine ouvrière et un espace guinguette ouvert au grand public. Le terrain sera dédié à la culture et l’association imagine déjà y mener des ateliers de sensibilisation à une agriculture solidaire, locale et biologique.

Pour Cédric et Marion, le Bol d’air est la continuité logique d’Emmaüs Roya. Cette évolution porte une double dynamique : créer du lien social au cœur de la vallée tout en redonnant une nouvelle image au travail de la terre. Cet espace hybride a pour vocation de réunir les publics, de créer un point de rendez-vous, un lieu de vie et de réconciliation ouvert à tous – travailleurs et gens de passage, précaires et propriétaires, associations, compagnons et habitants du village… Un lieu de richesse où l’on travaille, apprend, partage. Où l’on peut simplement manger un bout et rester toute la journée pour discuter. Cédric fait un vœu : « Pour moi, le but, à la fin, c’est qu’on ne sache plus qui est compagnon et qui ne l’est pas. On va y arriver.» Indéniablement, comme à ceux qui y œuvrent, Emmaüs Roya donne un second souffle à la vallée. À Breil-sur-Roya et alentour, commerces à vendre, volets tirés, maisons abandonnées sont autant de signes qui rappellent la désertification latente de nos campagnes. Grâce à Cédric Herrou, ce paysage rocailleux méconnu, dont les terres ont souvent été délaissées au profit d’emplois sur la côte, reprend vie. À ceux qui lui reprochent de ne pas en faire assez ou bien d’en faire trop, il réplique avec le sourire. La communauté est la preuve que le collectif peut fonctionner, que le retour à la terre est une réalité, que le dialogue est un pilier du vivre-ensemble. Le mouvement Emmaüs lui rend régulièrement visite pour suivre le développement du projet, et grâce à la popularité de l’homme, la demande de création de communautés agricoles au sein de l’association grandit. Si elle est une réalité pour quelques-uns, Emmaüs Roya incarne la possibilité d’une île, une inspiration pour bien d’autres.

Ensemble, Emmaüs et Cédric Herrou nous prouvent que d’un projet concret naît une vraie réflexion sur l’immatériel et un engagement fort pour le monde de demain. Nous le quittons sur le parvis de la gare, où il a négocié d’installer un étal de vente pour les travailleurs qui reviennent à Breil par le train du soir. Après une longue journée de labeur, Cédric Herrou se tient toujours droit. À lui de conclure : « Je suis convaincu que les alternatives passeront par les gens en précarité, ceux qui en ont vraiment besoin. Ici, il y a une vraie nécessité de faire. Le mode de vie qu’ont les compagnons est complètement alternatif, et malgré tout je ne sais pas s’ils en ont vraiment conscience. En fait, c’est juste se sentir bien dans un endroit. »