Zoé est sommelière à Chassignolles, en Auvergne. Hors saison, elle sillonne la France à la recherche du lieu idéal pour créer sa propre auberge. Reportage embarqué dans son auto lancée à travers la diagonale du vide.
Par Matthieu Le Goff.
La route étroite zigzague dans la montagne sous un pâle soleil d’automne. Devant nous, un SUV enchaîne les virages depuis une quinzaine de minutes. Notre petite voiture patine de plus belle. « Allez Titine ! T’as déjà fait l’Auvergne, c’est pas une petite montée comme ça qui va te faire peur ! » lance Zoé. Titine, c’est une Twingo Kenzo automatique. Pas étonnant qu’elle galère dans les épingles à cheveux mais peu importe, elle est comme ça Zoé, elle parle à sa voiture et n’a pas peur des raidillons. Encore quelques lacets et nous arrivons à un hameau perché. Au-dessus de la vallée, le pic du Canigou nous toise. Voilà trois jours que nous lui tournons autour sur les routes des Pyrénées-Orientales, au gré des visites de maisons dénichées sur Leboncoin.
LE VALLESPIR, L’ÂPRE VALLÉE
Du SUV descend Ludo, agent immobilier à Céret. Il s’apprête à nous présenter un imposant mas en vente sur les hauteurs de Prats-de-Mollo – prononcer moyo, nous sommes tout proches de la frontière espagnole, dans le Vallespir, une région qui doit son nom aux Romains, Vallis aspera, « la vallée âpre »… Ludo surjoue un peu le plaisir d’être dans les hauteurs, du grand air. Un chat rôde sur la terrasse ombragée par un grand arbre à kiwi. Nous faisons un petit détour par une dépendance où l’actuel propriétaire s’est retranché. La voix est pâteuse, le visage tiré. Une cuisinière ronronne dans une pièce désordonnée, ambiance survivaliste. Sur la table de l’entrée, une arbalète et des champignons sous vide. Zoé explique : « Je suis sommelière en Auvergne, et je souhaite monter ma propre auberge.» Le proprio ricane mollement. Lui aussi, c’était ça qu’il voulait faire. Gîte, balades à cheval, vente de champignons. Il s’assombrit. Le regard triste trahit un rêve englouti par la rudesse du coin, la crise sanitaire et la solitude. L’ambiance est plutôt lourde. Ludo, gêné, coupe court. Le proprio nous salue : « Si vous achetez, je vous filerai les coins à morilles. Moi, j’ai mis trois ans à les trouver.» On monte sur le terrain. Des chèvres viennent à notre rencontre. La beauté du paysage qui s’offre à nous semble presque vénéneuse. Zoé me lance un regard entendu : elle cherche un coin reculé, mais là, effectivement, c’est un peu âpre.
Le lendemain, direction la côte. On nous a parlé d’un hôtel Art déco face à la mer, à Cerbère, le dernier village avant l’Espagne. En route, Zoé réfléchit tout haut. Sur le papier, les Pyrénées-Orientales, c’était parfait : entre mer et montagne, des vins nature d’exception. Dans les faits, c’est trop loin de son réseau, de ses amis. Cette auberge, c’est un projet professionnel, mais aussi un projet de vie puisque Zoé compte y vivre. Ses critères sont encore un peu flous. Dans l’idéal, un joli coin, du cachet, une dizaine de chambres, une cave, un potager, du calme et de la vue. Pourquoi pas de quoi faire une résidence d’artistes, plus tard. L’inspiration, elle, est claire : l’Auberge de Chassignolles en Haute-Loire, une des étapes estivales les plus courues de l’Hexagone par les amateurs de bonne chère rustique et de vins libres. Zoé Boinet, presque trentenaire, y officie depuis deux saisons en tant que sommelière et manageuse. À la fois élégante et gouailleuse, tireuse d’élite du cépage rare, elle navigue de mai à octobre avec une gaîté enlevée entre les tables en plastique et les œnophiles cosmopolites. Mais nous voilà arrivés à Cerbère, au pied de l’Hôtel Belvédère du Rayon Vert. Le taulier, affable Catalan aux lunettes fumées, nous fait visiter l’incroyable bâtiment années 1930 style « paquebot » qui flotte littéralement au-dessus du village, offrant une vue plongeante sur la mer. L’hôtel tourne toujours, mais le patron commence à fatiguer. Zoé me glisse son idée d’y faire une auberge éphémère l’été prochain, pour se roder. L’espoir renaît. Pendant les fêtes, elle écrit une longue lettre au Catalan pour lui expliquer son projet. Pas de réponse. Au téléphone, l’homme est évasif, il ne se sent pas l’énergie. La déception est grande, mais Zoé n’est pas du genre à se laisser abattre.
LE BUGEY, J’AI BU
Début 2022, nous revoilà donc sur la route. Direction le Bugey, entre Jura et Savoie. Pour l’occasion, Zoé a chaussé ses santiags roses. Côté critères, elle a aussi fourbi ses armes. On élargit la recherche aux auberges en vente dans l’idée de reprendre un lieu chargé d’histoire, comme à Chassignolles, auberge sans âge du Livradois. L’importance aussi d’être proche de vignerons pour lesquels l’auberge serait un lieu chef de file. Le Bugey est idéal : beaucoup de jeunes s’y installent pour faire du vin, faute de trouver leur place dans un Jura déjà saturé, attirés par des prix bas et un terroir riche. Côté méthode, exit les visites aléatoires de maisons. En fins limiers de campagne que nous sommes devenus, nous allons attaquer le territoire par ses habitants, en particulier paysans-vignerons et piliers de comptoir. Dans les Pyrénées-Orientales, l’approche a fait ses preuves : on traverse un village, on s’y plaît, on baisse la vitre. « Bonjour Madame, il fait bon vivre ici ? » En général, la conversation est courte mais toujours fleurie de belles saillies. On se quitte sur un sourire, ou un air dubitatif du genre «Ah, ces Parisiens!» Qu’importe, on renifle le pays, et ça, c’est essentiel.
Sur la route, pause dans le Morvan pour éprouver la tactique. Visite d’une institution connue pour sa tête de veau sauce gribiche, L’Auberge Ensoleillée, à Dun-les-Places, qui est en vente. La patronne nous reçoit dans la salle à manger déserte, le fils nous rejoint rapidement, sourcilleux cuistot gardien de la tradition familiale. D’abord défiante, l’écoute se fait curieuse quand les cochons et la charcuterie maison de Chassignolles sont évoqués. L’ambiance tourne au patronage. Émouvante rencontre entre l’immémorial modèle de l’auberge de pays et un projet d’aujourd’hui. Deux tournées de bière du Morvan plus loin, nous repartons avec une bouteille de santenay 1er cru et l’intégralité des cartes touristiques de la région.
Le bouche-à-oreille, c’est la clé. Ce n’est pas ce couple de vignerons trentenaires, chez qui nous dînons dès notre premier soir dans le Bugey, qui dira le contraire. Zoé a rencontré Chloé et Jordan, du domaine Tailleurs-Cueilleurs, quelques semaines plus tôt lors d’un salon dans le Loir-et-Cher. Tombés amoureux de la région, ils ont labouré méthodiquement le coin dans le secteur de Jujurieux, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Bourg-en-Bresse. Après le dîner, direction le chai pour goûter leur tout premier millésime, très prometteur. Ils nous invitent à passer le week-end avec leurs amis alsaciens qui débarquent pour une Flammküch’ party dans le four communal, ça promet. Pour l’heure, le Bugey nous attend. Durant plusieurs jours, nous arpentons le massif, de clochers en bistrots. Les gorges de l’Albarine, Cerdon, Oncieu et son auberge, que l’on traverse dans la fumée des clopes et le tintement des glaçons dans les verres de Suze. Nous tirons un doyen d’université lyonnais de son étude pour une visite de l’Auberge des Remparts, à Poncin, une ancienne maison seigneuriale, escalier d’époque, une vingtaine de chambres. Il n’est pas pressé de vendre, mais Zoé l’intrigue. « Il faut avoir les épaules solides, c’est une grosse affaire… » Zoé ne se démonte pas, mais nous passons notre chemin : les anciens sur leur paquebot vide, on a déjà donné. Ce qu’il nous faut, c’est de l’inspiration. Ça tombe bien, nous sommes attendus dans le sud de la région par François Grinand, pionnier du vin nature dans le Bugey. Le regard est doux, la voix chaude et traînante. Visite des vignes et du chai à pied, puis retour chez lui avec une bouteille. Sur la table, les œuvres complètes de François Villon et, dans le fond de la pièce, un clavecin. C’est que François est pianiste de formation. Il décrypte pour nous la carte géologique de la région. Nous notons des noms de villages et méditons sur la suite de notre périple. François, lui, s’est installé au clavecin, et il interprète de ses mains de vigneron-pianiste un morceau de musique baroque.
Notre exploration du Bugey se poursuivra comme ça, entre villages consciencieusement arpentés et lumineuses visites vigneronnes. Tous déplorent le manque d’un lieu phare, « où l’on pourrait bien boire ». La cause sortira même Antoine Couly de son maquis, un des plus talentueux néo-vignerons du Bugey d’ordinaire peu porté sur les mondanités. Il nous reçoit à la tombée de la nuit, devant une écurie transformée en chai aux allures de repaire mafieux corse. On discute en goûtant à ses barriques, comme des bombes prêtes à exploser en bouteilles.
LE REVERMONT, LE «BON PAYS»
Sur cette terre de passage, nous avons localisé de nombreuses auberges abandonnées. Mais ces lieux sont décevants. Ils ont été ouverts à l’époque d’un tout autre rapport au voyage et à la vitesse. Depuis, ces routes ont grossi, les nuisances sonores et la pollution avec elles. Aujourd’hui, ces sentinelles endormies du savoir-accueillir à la française font pâle figure au pays de Brillat-Savarin. Côté comptoir, on en apprend de belles. Comme sur ce resto au moulin de Charabotte, tenu encore récemment par une femme appelée La Blanche, « à l’ancienne, avec les poules entre les tables », nous souffle un bistrotier du côté de Tenay. Le lieu est beau mais encaissé, et un peu glauque pour tout dire. Oui, il faudra du temps. Mais les paysages, la proximité du Jura et l’élégance du terroir semblent avoir convaincu Zoé.
Alors que je mène Titine à vive allure vers une ultime visite de maison, Zoé reçoit un coup de fil qui la chamboule. Une rupture amoureuse s’annonce. Elle raccroche au moment où je me gare devant une jolie longère jurassienne, dans un hameau au nom prémonitoire : Graye – prononcer graille. Pour Zoé, pas question d’annuler la visite. Sur le pas de la porte, un chat à trois pattes nous scrute au pied d’un noisetier tortueux, « l’arbre favori » de Jacqueline, la proprio. Durant l’heure qui suit, l’atmosphère se détend. Les fenêtres encadrent les douces collines du Revermont. Zoé demande s’il y a une cave. Jacqueline ouvre alors une grande trappe dans la salle à manger. L’antre est spacieux et, surtout, taillé à même la roche, dont les stries obliques dégagent la force tellurique.
Nous repartons à travers ce coin de France que les anciens appellent le « bon pays » en raison de son relief doux. Zoé me confie qu’elle a été touchée par le lieu. Notre quête peut provisoirement se terminer sur cet accord inattendu, une tempête de la vie et un lieu qui apaise. Sans doute une belle définition d’une auberge : contre les difficultés de la route, la chaleur d’un refuge.