Paysage

DES ARBRES & DES HOMMES

Certaines architectures rurales témoignent d’un ancrage profond à leur territoire et entretiennent une relation fusionnelle avec le monde animal, végétal et minéral. Visite d’un clos-masure, ferme typique du Pays de Caux.

Par Pollet Pinet Architectes. Photographies Tim Elkaïm.


Au-delà du talus, une vaste plaine à champs ouverts.

Depuis l’intérieur d’une maison.

Le temps décorne, le temps est normand. Peut-être trop clément lors de notre première venue, nous n’avions pas été physiquement saisis par ce coup de balai continu, cette énergie invisible tourmentant les hautes branches, claquant portes et fenêtres. Parler météo quand on aborde la question agricole n’est pas une attitude visant à émailler nos discussions, bien au contraire. Ici, l’homme a un jour compris qu’il fallait employer ce que la nature offrait pour se protéger d’elle-même. Désormais, l’arbre l’abritait du vent, l’arbre retenait son eau, l’arbre produisait son bois et lui donnait son cidre.

Nous sommes dans le pays de Caux, un plateau crayeux dressé à 100 mètres au-dessus de la Manche tel un lourd promontoire au-devant des vents d’ouest. La craie blanche des falaises concaves, celles que les vagues attaquent inlassablement, est protégée d’une mince couche d’argile à silex et de loess, une terre sédimentaire parfois truffée de blocs de grès. La campagne, découverte de champs ouverts et de cultures intensives, n’est pas pour autant complètement dévêtue. En roulant sur ce tapis de céréales légèrement houleux, le regard s’accroche inévitablement sur de monumentaux rideaux boisés, opaques en été, filigranes à l’heure de la rigueur. Ce qui s’impose par mégarde tels des bosquets, résidus d’une forêt

primaire oubliée en territoire mécanisé, sont en réalité de vastes ceintures artificielles protégeant à la force du tronc un environnement nourricier et habitable. Ces remparts de hauts- jets compartimentant le paysage, dressés pour filtrer les photons et adoucir les vents, se composent de hêtres, parfois d’ormes et de chênes plantés en quinconce. Leurs racines torturées, souvent mises à nu par l’érosion, s’enchevêtrent sur une hauteur de talus de 1,50 mètre en moyenne. Ces fronts coriaces sont les vestiges d’une société où l’homme prenait le temps d’étudier son milieu pour s’y établir. Les nuances microclimatiques générées par la lente croissance des arbres permettent, aujourd’hui encore, de tempérer les éléments. À l’intérieur, le gel y est moins présent et la tiédeur du printemps plus marquée. Cette noble protection, curieusement désignée par le terme de fossé en patois cauchois, est apparue progressivement depuis le IIe siècle. Elle fut probablement la condition pour l’installation durable d’une organisation agricole, familiale et collective.

OUTRE TEMPS

En franchissant le portail du clos-masure, nous quittons un monde. La limite est franche, subjuguante. Nous pénétrons un espace de 5 hectares hors du temps où le ciel, cadré par les cimes rapprochées, devient une fresque mouvante. La terre semble ne pas avoir été trop écrasée ni trop imbibée de diverses substances et cet univers attire ce qu’il y a de vivant en ses contrées. Bêtes, volatiles ou terrestres, établissent leurs nids, cherchent une protection temporaire, ou viennent simplement s’abreuver dans les mares à fond argileux. Cette spatialité est exaltée par la présence de constructions vernaculaires aux fonctions bien attribuées, dispersées avec rationalité sur un lit de prairies bosselé. Volumes vibrants au travers d’un feuillage lustré depuis l’extérieur, leur formalisme archétypal se dessine clairement au fur et à mesure que l’on foule le sol de l’enceinte. Certains de ces bâtiments vivent, d’autres sont en attente ou laissés faute d’avoir l’utilité de telles surfaces.

Dans l’herbe, des fondations en pierre affleurent le sol. Il s’agit de l’empreinte d’un manège, ancêtre de la moissonneuse-batteuse reconnaissable par sa forme circulaire. Il n’est pas simple de lutter contre la désuétude d’une architecture ayant perdu de vue sa fonction. Ailleurs, les charretteries, écuries, étables et autres granges sont devenues trop petites pour les engins et les cheptels modernes, trop vastes pour devenir des habitations économiques à l’usage et à l’entretien. Nous traversons un verger vieillissant à la trame imparfaite. Les pommiers de haute-tige forment un couvert arboré dissimulant les toitures des bâtiments. Leurs branchages croulent sous le poids des fruits rougeoyants. Les variétés sont anciennes et les appellations traduisent leurs origines : belle fille normande, pigeonnet de Rouen, reinette de Caux… La silhouette d’un sujet se détache. Son âge, sa densité et son port charismatique nous rappellent sa place au sein de la cour. En plus d’apporter de l’ombre à certains animaux de la ferme, ses pommes une fois tombées nourrissaient les canards à engraisser. L’eau de la mare était utilisée pour le brassage du cidre, le pressoir et le cellier abritaient des machines pour transformer les fruits, les greniers conservaient les pommes à croquer jusqu’en hiver, et son entretien fournissait un bois de chauffage de qualité. Un rôle essentiel et multiple.

Sur notre droite, nous devinons la maison de maître. Cette habitation forte d’une centralité a extrait ce qu’il y a de plus minéral en ces terres. Elle est rythmée de strates de blocs de grès taillés, de petits moellons de silex noir et de briques de terre cuite. Les matériaux nous parlent du statut fonctionnel et social du bâtiment. Ils retranscrivent aussi un écosystème restreint dans lequel la ressource et les moyens étaient optimisés.


Les fossés, plantés de hêtres,
abritent et protègent les bâtiments agricoles contre l’im

À quelques mètres de la façade arrière, un mur recouvert de lierre révèle l’emplacement des anciens jardins potagers. Toujours parallèles aux fossés, d’imposantes constructions utilitaires se blottissent contre les rangées de hêtres, dessinant de larges allées à l’herbe rase. Nous grimpons sur l’épaisseur créée par ces remparts afin de mieux comprendre leur formation. Rarement, les limites d’un terrain sont aussi attractives et intrigantes. Au sommet des talus, des essences arbustives telles que l’aubépine, l’érable champêtre, le noisetier ou le chèvre- feuille forment une strate intermédiaire de protection là où les troncs des hêtres, lisses, ornés de nœuds puissants et de renflements, se dévoilent. Les versants de ces levées de terre sont le domaine des plantes herbacées, des fougères, mousses, lichens et champignons, notamment le bolet à l’automne. Ils retiennent aussi des espèces que l’on rencontre généralement en lisière de sous-bois : la digitale pourpre, le compagnon rouge et l’anémone Sylvie, entre autres. Une trouée sur l’openfield interrompt soudainement ce riche écotone. Elle permet à l’agriculteur de traverser au plus court le clos pour rejoindre ses champs limitrophes.

Dans la vaste cour, d’autres masses végétales nous interpellent. Au cœur de celles-ci une mare, témoin de la nécessité de capter, de stocker, d’abreuver et d’irriguer. Car même bien arrosé par les pluies, le Caux souffre fréquemment de la sécheresse. L’eau s’infiltre vite dans l’argile et dans la craie. Ainsi, les talus la jouxtant et le système racinaire des hêtres jouent un rôle essentiel dans la gestion des eaux de ruissellement. Ils accumulent temporairement et ralentissent l’écoulement, tandis que leurs racines forment des fissures favorisant la pénétration de l’eau dans le sol. En ce lieu, tout fut empreint d’une logique bénéfique à ses occupants. On produisait, élevait, réparait, habitait et, avec un peu de chance, on festoyait. Mais la possibilité d’une organisation agraire dépendait avant tout de l’arbre.

LA NÉCESSITÉ DES HÊTRES

Aujourd’hui, il a la vie dure. Les hêtres ont pour la plupart atteint un âge avancé, rendant obligatoire un entretien régulier et onéreux. Nombre de propriétaires de clos sont ainsi contraints de déceindre leurs parcelles sans pouvoir replanter. Ce d’autant plus que l’extraction des souches représente un surcoût que la vente du bois ne peut couvrir. Le CAUE (Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) estime ainsi à 40 % le linéaire de haies disparues en Seine-Maritime entre 1947 et 1985. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette évolution. Dans notre monde où l’immédiateté des bénéfices prime sur le lègue intergénérationnel, l’entretien spontané des fossés n’est pas rentable à l’échelle individuelle. L’arbre nous impose sa lenteur. Les cultures du blé, du colza, de la pomme de terre, de la betterave sucrière et du lin ont remplacé en grande partie l’élevage et ne peuvent se borner aux limites d’un clos. La famille ancienne élargie aux ascendants âgés et aux collatéraux célibataires disparaît, et les besoins en habitations avec. Ainsi, la division cadastrale, l’allotissement et l’urbanisation pavillonnaire ont annihilé la vocation première de ces îlots.

Enfin, une mesure anti-alcoolisme prise par l’État dans les années 1960 consistait à verser des primes à l’arrachage des vergers de pommiers indispensables à la production du cidre… S’en suit naturellement une dislocation de ces éléments paysagers. Quand le rideau de hêtre tombe, la terre s’assèche, le vent balaye de nouveau, les fruitiers gèlent, se déshydratent et la faune s’en va. L’impression d’un parc sans fin ponctué de petites tâches de bocage, décrite par Maupassant, est irrémédiablement altérée. Le pays de Caux nous marque par la confrontation de deux temporalités et nous rappelle avec sévérité les conséquences d’une homogénéisation du paysage par la tronçonneuse. Dans les années 1980, mesure a été prise de cartographier les arbres dans les documents d’urbanisme. Première étape pour ralentir la coupe et l’arrachage systématique. L’inscription des clos-masures au patrimoine mondial de l’Unesco est en cours, et la collectivité finance des aides pour soutenir les replantations. Mais la protection ne peut faire entièrement sens si la fonction du lieu n’est plus. Des éleveurs sensibles aux avantages de ces hêtraies se mettent au défi de conserver les dernières pâtures du pays de Caux. La mise aux normes des exploitations impose des abattages, mais ces chantiers offrent aussi des opportunités de créer de nouveaux talus à partir de la terre excavée. Les jeunes plantations se soldent parfois par des échecs, néanmoins on peut y lire une volonté de reconquête d’un savoir technique négligé.

Si l’on ne connaît pas le résultat du recensement lancé en 2017 par le département Seine-Maritime, on estime tout de même à plusieurs milliers le nombre de clos-masures. Celui que nous parcourons fait partie de ces exemples encore debout, et dont la sincérité de l’usage n’a pas trahi la vocation initiale. De ceux qui se sont juste un peu endormis au fil des décennies, s’adaptant légèrement pour continuer à vivre. De ceux qui pourraient reprendre en douceur une activité, profitant des caractéristiques climatiques favorables offertes par la préexistence des talus plantés. Nous comprenons que le clos-masure n’est pas un héritage à figer. Entretenir, réparer quand c’est possible, mais ne pas s’attacher à recréer trait pour trait sur les traces du passé esquinté. Il serait injustifié de se cantonner aux formes agricoles et typologies architecturales anciennes tant que celles-ci ne font pas écho aux modes de vie actuels. Néanmoins, ces structurations nous questionnent et nous enseignent. Elles se sont construites lentement en réaction à un environnement vivant, confrontant besoins humains, ressources naturelles et climat. C’est cette logique primitive que nous devons nous efforcer de réintroduire lorsque l’on entreprend de modifier le paysage. Une posture qui doit nous aider à formaliser des possibilités nouvelles et dans laquelle l’arbre protecteur et nourricier demeurera être, sur chaque territoire, un atout de taille.