Pâlichon, fuchsia, fruits acidulés, fruits mûrs… Le rosé, c’est du vin, ou pas. Il clive parfois et rassemble d’autres fois les gens qui aiment se laisser griser sous le soleil, sur les terrasses, ou bien dans les jardins.

Par Pauline Dupin-Aymard. Photographies Thomas Humery.

À la couleur ne correspond pas toujours un goût. Depuis long- temps on s’anime de cette idée que les rosés très clairs qu’on dit gris et qui sont presque blancs – qu’on boit sur les terrasses en Provence ou à Paris, enfin un peu partout, et dans lesquels on met des glaçons – sont légers, frais, funambules… Ils sont pourtant souvent victimes de procédés œnologiques agressifs, ces rosés qui sont comme de la fotte adjuvée d’arômes de fruits acides et d’amères rêches, qu’il faut sûrement remettre en question lorsqu’on court après la pureté de jus de raisins simplement fermentés.

La difficulté, explique Lori Haon du domaine du Petit Oratoire à Valliguières (Gard), c’est que « ce type de vin, c’est généralement de la presse directe, des raisins noirs qu’on a pressés tout de suite après la vendange. Et comme c’est la peau qui donne la couleur et les tanins, ça donne des jus rose clair, on dit qu’ils sont peu extraits, il y a trop peu de polyphénols et d’anthocyanes, et alors sans une surprotection de soufre, et sans truquage ou technique devinification complexe, c’est difficile d’avoir des vins qui se cassent pas la gueule ».

L’or du vin

Cela dit, quand même, on peut en trouver quelques jolis. Par exemple, il y a la Galine, le rosé de Provence de Bastien, domaine Clan- destino, 100 % cabernet sauvignon. Mordre dans une fraise fraîche et croquer ce grain qui reste sous la dent, l’acidité mêlée au sucre, c’est plein de soleil. Il y a David Teyssier, à Saint-Laurent-de-Carnols (Gard), qui fait Les Planes de ses vieux grenaches sur sa par- celle de calcaire tout en haut, entourée de chênes, de pins, de bruyères violettes, genêts jaunes, thym, romarin, c’est la garrigue. « Quand j’ai vu cette parcelle, j’ai tout de suite pensé à faire du rosé, pour exprimer le terroir, cette fraîcheur, la minéralité. Le grenache est suave, balancé par une amertume d’agrume, de pamplemousse.»

Mais il n’y a pas que le sud-est. Vers Bergerac (Dordogne), le domaine de l’Astré fait Flamenc. Un rosé de raisins blancs et rouges pressés directement, 50 % sémillon, 30 % cabernet franc, 20 % cabernet sauvignon, c’est pâle dans le verre, et dans la bouche, l’élégance du blanc sans la structure du rouge, les fruits rouges, du vif, de l’équilibre, le souvenir des six mois de fût qui charpentent. Aude et Sylvain, ils aiment le rosé, et ils cherchent vraiment à en faire un beau vin, complexe, qui accompagne un repas, un vin qui tienne la route. Et casser alors ces clichés qui collent aux vins rosés, soi-disant pas vraiment du vin, incriminant la presse directe qui empêcherait fruits et terroir de parler, de s’exprimer.

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Là-dessus, c’est prégnant de se demander quelles sont les limites du rosé, et faut-il vrai- ment en donner, quand les perceptions des couleurs et des goûts se mêlent, se marient, se mélangent, que le rosé pour l’un est rouge pour l’autre, et qu’en fermant les yeux tout s’assimile à du blanc. Peut-être que tout nous rassemble seulement quand la définition du rosé – qu’il soit issu de presse directe, macéra- tion ou saignée, c’est-à-dire par prélèvement d’une partie d’un jus sur une cuve destiné à faire un vin rouge – c’est celle d’un breuvage qui est plutôt léger, qu’on boit facilement, qui glisse dans le gosier, qui est frais, festif, estival, une boisson qui nous connecte à l’été, les apéros en début de soirée sous le phébus encore un peu haut, le midi après le marché, les vacances, robes, bermudas, épaules nues ou chemisettes, cheveux mouillés, et même le bitume trop chaud de la ville, les pique-niques, les copains… Rosé, c’est fraîcheur, gaieté, spontanéité, ce qui ne nie jamais élégance, nesse, et subtilité.

l’art de la fluidité

À Tavel, Roquemaure, et dans le Gard, on fait desrosésdeTavel,quiparfoisenontlA’ OC,et souvent non, mais qui ont cette typicité : ils sont d’un rose foncé qui tire sur le fuchsia, mais avec cette translucidité, c’est bien frais éclatant de fruit, ça se boit juste comme ça, ou juste sur le barbecue, ou juste avec des assiettes raffinées. En fait, on pourrait le boire tout le temps, et n’importe quand. Sébastien Châtillon, domaine Ad Vinum, fait le tour de sa cave située à Saint-Quentin-la-Poterie, cuves, fûts, et bouteilles, il est l’ex-sommelier du restaurant le Chateaubriand à Paris, tombé en amour d’ici, du Gard. Lassé de la vie urbaine, riche de son expérience en restauration et de ses voyages à la rencontre des vignerons du monde, il est affranchi, sans lois contraignantes, sans conventions emprisonnantes, il veut faire les vins qu’il veut boire tout le temps, et comme il est très fêtard et qu’il boit beaucoup, il veut faire des vins qui se boivent facilement. Il confie qu’il travaille à l’œil, cherche la couleur qu’il fantasme, la légèreté, les fruits rouges, loin de l’amertume, de l’astringence, éviter ces goûts de rafle, cher- cher la fluidité. Oui, c’est sûrement ce mot qui raconte le mieux ses vins, qui raconte ses rosés, qui partent un peu dans tous les sens, tout- fous, en un jeu de pressurages directs mêlés à des macérations, raisins blancs, raisins noirs, par exemple sa cuvée Levat, qui n’est rien d’autre que « Tavel » écrit à l’envers, grenache, cinsault, qu’il presse tout de suite et verse sur une macération de clairette, picpoul, grenache blanc – les raisins sont donc dans le jus –, couleur saumonée, rose, orangée, pendant dix jours, chercher l’aromatique plutôt que la texture. Ce sont des vrais vins qui brouillent toutes les pistes, parce que tout se mélange, les couleurs et les techniques, et c’est sûrement ce qui donne ce style tout particulier, plein de fraîcheur, de vivacité, et de profondeur en même temps.

vers le rouge

Le sol est évidemment important. À Tavel, c’est surtout lauzes, sables, galets. Nico- las Renaud, au domaine du Clos des Grillons, a une cuvée de rosé de Tavel, grenache, cin- sault, bourboulenc, et il compte bien revendi- quer l’appellation. « Il faut marcher dans les pas d’Éric Pfifferling (domaine de l’Anglore) », qui est un peu son maître, son inspiration, celui qui a fait beaucoup bouger les lignes des vins ici. Nicolas, il ne fait que des macérations car- boniques, c’est-à-dire que les raisins mis en cuves saturées en CO2 fermentent à l’intérieur de la baie, ça préserve les arômes, ça donne des jus vraiment sur le fruit, comme si tu croquais les grains, et selon lui, c’est là que tu peux vrai- ment révéler le joli terroir de Tavel, ça vient le souligner, parce que le trajet de la sève dans la vigne, c’est bien ça, de la terre au grain de rai- sin. « C’est fondamental aussi de presser doucement et lentement, ça influe directement sur la couleur et les arômes du vin.» Primo Senso, Calcaires, Esprit Libre, les vins de Nicolas sont peut-être « sur la fin du rosé et le début du rouge », comme il dit, et pourtant, en fermant les yeux, c’est d’une grâce, c’est souple, leste, léger, élégant, les arômes sont purs, c’est la fraîcheur, la lumière et la concentration en même temps. Difficile de peindre cette toile de roses sans penser à un rosé de saignée, celui de Michaël Georget, du Temps Retrouvé, presque violet, carignans de vignes centenaires et grenaches, pureté, les arômes du Sud sans lourdeur, le fruit, l’âme, la signature du vigneron, et n’osez plus dire que le rosé n’est pas du vin.