Quand un village breton célèbre le pommé, cette pâte à tartiner à la recette ancestrale, cela donne un grand moment de bonheur collectif. L‘on y broie, presse, épluche et épépine… en chantant et dansant, dans les odeurs de pomme caramélisée.

Par Éléonore Grignon. Photographies Martin Bruno.

Plus de 900 kg de pommes sont entassés dans l’atelier de la Ferme des Galopins à Saint-Just (Ille-et Vilaine). Ça sent le pré. Du jaune au framboise, les pommes rougiraient presque avec le soleil tapant. L’atelier se situe en face du corps de ferme. La fraîcheur et la rosée du matin saisissent mais sont vite tempérées par cinq joyeux bénévoles. Christophe nous distrait avec ses blagues. Le rythme est dense et ça éclabousse un peu dans tous les sens, pendant que Claire fredonne des chants bretons. Le pommé est à l’origine de cette effervescence. Pour obtenir cette tartinade, on cuit pendant 24 heures du jus de pomme et des pommes détaillées jusqu’à une réduction de 90 %. Pas d’ajout, uniquement du brut, des pommes et un goût quasi viscéral.
Depuis plusieurs années, à l’automne, de la mi-octobre à la mi-décembre, les fêtes traditionnelles du pommé, également appelées Ramaougeries, reprennent du service en Haute-Bretagne. Elles subliment le trop-plein de pommes des vergers alentour et créent de la vertu à partir des fruits laissés pour compte. Cette année, sept variétés entrent dans la composition du pommé.

Hubert me raconte que « jusqu’à l’entre- deux-guerres, il y avait le “petit pommé” réalisé à partir des pommes du mois d’août, qui était la seule solution pour ne pas perdre les premières récoltes et se conservait pendant trois mois. Et le “grand pommé” qui, lui, pouvait se faire jusqu’à la mi-janvier. À l’époque, dans les fermes, ils utilisaient un pot en terre d’une contenance de 20 litres, appelé vingn’tin (en gallo, langue romane) pour conserver la préparation d’une année sur l’autre ». Le pommé, ou « beurre des pauvres » servait comme substitut du beurre pour les paysans qui, pour avoir des revenus, envoyaient la matière grasse à la capitale. Pour la troisième année, cette fête revit à la Châtaigneraie des Landes, dans la commune de Sixt-sur-Aff. Claire et Adrien Poirrier, jeune couple de néoruraux, sont les heureux propriétaires de la ferme depuis sept ans. Côté champ, Adrien cultive des plantes, destinées aux infusions, en agriculture biologique. Leur ancienne grange est désormais réhabilitée en café-librairie, L’Amante verte. Depuis février 2017, Marie-Claude et Hubert sont responsables de l’association Les Ramaougeries de Pommé, qui compte désormais une trentaine d’adhérents.

En 2018, l’association a partagé son savoir-faire au cours d’une quinzaine de pelées en Ille-et-Vilaine. On retrousse ses manches, et la chaîne humaine se met en route : trier, laver, broyer, presser, puis stocker, stériliser et, enfin, encapsuler. La première étape est donc le pressage. À mesure que la presse travaille, le jus, tel un or liquide, coule le long des clayettes en bois. Le lendemain, à 8 h 30, Hubert allume le foyer de la chaudière. Elle sera approvisionnée sans cesse jusqu’au dimanche. Les bidons de jus sont versés dans la pèle, large marmite en laiton. En parallèle, toute la matinée, on épluche, épépine et coupe les pommes. Au total, près de 120 litres de jus de pomme et 250 kg de fruits seront nécessaires (en moyenne, pour 100 kg de pommes, on obtient 30 à 70 litres de jus). Dans l’après-midi, l’arc-en-ciel annonce une belle veillée chantée et contée. Au fil de la soi- rée, les chants à répondre s’accordent au rythme du ribot embrassant le fond de la pèle. Hubert, le gardien du chaudron confie qu’ « à l’époque, pour faire durer la fête un petit peu plus longtemps, les ados rajoutaient du jus de pomme dans la pèle. Il y a eu des enfants du pommé, c’est sûr ! » C’est à leur maîtrise du ribot que l’on repère les plus aguerris. À chacun sa méthode pour ramaouger — remuer sans interruption — sans fatiguer. Chacun son tour, on veille sur le breuvage. Au milieu des rondes, Jeanne, 3 ans, se dandine avec ses copines. « Jusque dans les années 1950, la soirée était accompagnée de violon. Désormais, c’est la bouèze, l’accordéon diatonique dont Roger joue ce soir », m’explique Marie-Claude. En fin de soirée, les bulles jaillissent à la surface du pommé, tel un paysage lunaire.

La légende dit que lorsque le ribot tient debout dans la pèle, le pommé est prêt. Le lendemain, en milieu d’après-midi, on admire la pellicule cuivrée qui, semblable à du cuir, recouvre la mixture. Puis vient l’heure de la mise en pot. Le produit obtenu est un mélange de pomme concentrée, tout en équilibre, à la fois onctueux, acidulé et doux. Préparer le pommé, c’est célébrer la patience et (réap)prendre le temps de faire les choses… Rendez-vous est pris pour l’année prochaine, et la relève semble déjà assurée. D’ici là, la simplicité d’utilisation de la précieuse tartinade — avec du pain grillé et du beurre salé — est la promesse de passer l’hiver en douceur.

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Chaque premier dimanche de mars, Aimargues célèbre Fanfonne Guillierme, première femme manadière, dans la plus pure tradition camarguaise.

Par Hermine Naudin. Photographies Martin Bruno.

Pas une parcelle de la ville n’aura été oubliée.

C’est avec application que les a ciouna — ceux qui aiment — ont paré tout Aimargues de nombreuses et délicates cocardes d’or et bleu azur. Ces deux couleurs sont celles de la manade — l’élevage — de l’emblématique Antoinette Guillierme, surnommée Fanfonne. Au début du XXe siècle, alors qu’elle n’est qu’une enfant, la famille dA’ ntoinette décide de partir de Paris pour s’installer en Camargue, au Mas de Praviel. Placé dans le delta des bras disparus du Rhône, à deux pas de la mer Méditerranée, ce plat territoire fait de marais salants et de plaines lui est encore inconnu. Cette région sera son terrain de jeu, dont les multiples anecdotes entendues au détour des ruelles semblent avoir forgé sa légende. Dès 11 ans, elle adopte Bichette, sa première vachette, rescapée de la dernière corrida avec mise à mort qui eut lieu dans la commune. Par la suite, accompagnée de son ami gardian Jacques Espelly et de son cheval Prince, elle parcourt jour et nuit les étangs, se repérant grâce aux étoiles, elle mène une vie au gré des saisons et transhumances. Bien plus tard, c’est au volant de sa 2 CV au parfum de brebis qu’elle sil- lonne la région pour vendre ses animaux au marché (ânes, moutons, etc.). Autre fait marquant pour l’époque, elle choisit de ne jamais se marier et de vivre librement sa fé di biòu— passion de la bouvine. Elle est reconnue comme la première femme manadière — éleveuse de chevaux et taureaux —, et gardian — gardienne de troupeaux. Elle permit par son intrépidité, sa vaillance et son autorité d’ouvrir la voie à d’autres femmes.

Depuis sa disparition, il y a trente ans, chaque premier dimanche du mois de mars, son sou- venir est célébré dans la plus pure tradition camarguaise : Coupo Santo, Acampado, Abrivado, Bandido et Roussataïo. Dans la fraîcheur du matin, c’est un véritable ballet d’hommes et de bêtes qui s’organise. Le claquement des sabots des fameux chevaux à la robe grise résonne sur le boulevard Fanfonne Guillierme. Mistral, l’étalon de la manade Espelly Blanc, est soigneusement brossé. Sur son anc apparaît le blason familial marqué au fer. Les défilants des dix-huit manades se regroupent lentement à l’arrière de la mairie, et nissent la mise en place des derniers détails de leur tenue avant la bénédiction. Deux jeunes filles en habit d’Arlésienne d’apparat font le point, « il faut faire attention à ne pas être trop modernes, les tissus et les bijoux doivent être anciens », idéalement transmis par la mère ou la grand-mère, à moins d’être chinés dans une brocante. Le rafinement des costumes traditionnels naît de l’harmonie du mariage des dorures avec les taffetas, les soies, les tulles et les broderies. Il évolue par ailleurs selon l’âge de celle qui le porte. Pour Alexandra, « il faudra préférer la parure d’ambre pour l’hiver et celle de corail pour l’été ». Les deux amies expliquent que l’eso — corsage de coton noir — doit être recouvert d’une chapelle, un plastron composé de quatre éléments. Elles décrivent la superposition des jupes, jupons et pantis dont elles ne cessent de réajuster l’épingle à nourrice à leur taille ; l’indispensable page, pince-jupe ou encore saute-ruisseau, bijou-outil permettant de relever et protéger leur traîne.

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Il ne faut pas perdre de vue qu’elles sont aussi des cavalières et que le bouffant des étoffes ne les entrave pas pour monter. Pour Maxine, « une Camarguaise se doit d’être aussi solide et forte que son cheval ». Des Fanfonne en devenir.

Il est tout juste 10 heures. Le moment de la parade approche et le soleil est déjà brûlant. Comme la tradition l’exige, ces jeunes femmes sont assises en amazone, sur le coussin placé à l’arrière de la lourde selle dragon. Dans ce harnachement typique de la sellerie camarguaise, le jeune Charley, qui conduit Alexandra, explique : « La selle est large et haute pour faciliter le maintien du gardian pour le tri des bêtes. » Il en devient inchavirable, trident à la main, que seuls les hommes peuvent tenir. Tout dans cet équipement démontre le lien du gardian à son destrier : le coussinet protège ses reins ; le troussequin est marqué des initiales du cavalier ; le seden — corde qui permet le maintien de la tête du cheval —, tissé à la main à partir de la crinière de jument, est plus doux à son encolure. L’habit de ces hommes est l’héritage du marquis Folco de Baroncelli, poète-manadier, qui instaura une charte pour uniformiser et dé nir l’allure idéale du gardian : une veste de velours noir à bord satiné, qu’il emprunta au grand-père de Fanfonne qui les faisait venir d’Angleterre selon la légende, un pantalon solide, épais avec liseré, un gilet autorisé seulement à l’occasion des journées festives, en peau de taupe, et une chemise à manches longues, à carreaux ou motifs voyants, portée ample à la taille. Une cravate ou un foulard complète le costume, avec un chapeau Valergues, ou de Lunel, en feutre, aux nécessaires larges bords.

Il est midi, on sert la cartagène — mélange de moût de raisin et d’eau-de-vie de vin — à l’ombre des platanes. La ville retient son souffle devant le passage de Catherine, Sandrine, Chantal, Camille, Aude, Aurélie et Katia, nouvelles générations de manadières, qui s’élancent au galop entourées de leurs juments et poulains. C’est la Roussataïo. Elles ont choisi d’arborer avec erté le costume de Fanfonne jeune. La grande dame adapta avec beaucoup d’ingéniosité et de féminité la tenue de Lou Marquès, un ami de la famille. Une jupe-culotte parfaite pour monter à califourchon donnait l’illusion qu’elle portait une robe au pied de son cheval ; avec une chemise de couleur sobre à pois et un foulard noué autour du cou. Les sœurs jumelles Mylène et Muriel, accompagnées de Nimbus et Quinta du Rhouny, observent la n de l’Abrivado — le retour aux prés. En habit de gardians, comme elles le disent avec humour, « il ne faudrait pas nous prendre pour des santons ». Éleveuses de chevaux pure race, c’est à 10 ans qu’elles gagnèrent au loto leur premier poulain. Elles incarnent comment les passions naissent jeune en petite Camargue. À les observer au milieu de l’avenue de Marsillargues, ces deux cavalières prennent l’apparence de centaures. À l’image du vent qui souf e par ici et fait se fondre les éléments entre eux, euve, terre, sel, saladelle, qui ne forment plus qu’un corps indivisible. En signe de lassitude, les oreilles de la jument « marquent 10 h 10 », comme le dit Mylène, « il est temps de rentrer ».