Lumière sur Nikolaï Vavilov, scientifique russe ayant eu raison trop tôt sur la nécessaire sauvegarde des graines pour nourrir l’avenir de notre planète, et mort de faim dans une prison soviétique en 1943. Son héritage s’écrit pourtant aujourd’hui bien au-delà de sa banque de graines de Saint-Pétersbourg, jusque dans la périphérie de Lyon, où ceux qui ont attrapé le «virus Vavilov» plantent des graines pour demain.


Par Saskia Caracciolo. Photographies Mario Del Curto.


Le docteur Galina Matveeva, en charge de la collection de maïs, travaille à l’institut Vavilov depuis 52 ans.

« La vie est courte, il faut se dépêcher » était son motto. Bien choisi lorsque l’on sait que le personnage a réalisé 116 expéditions et visité 50 pays à une époque sans EasyJet et dans des contrées que l’on parcourait encore à dos d’âne. Tout ça pour collecter des graines résistantes et diverses afin de protéger son pays de la famine. C’était son obsession. On se demande d’ailleurs pourquoi il n’existe pas encore de biopic hollywoodien sur la vie de Vavilov. Un de ces films sur les scientifiques héroïques qui ont pesé sur le destin de notre planète, dans un décor de laboratoire avec des milliers de tiroirs, au croisement entre Minority Report et l’esthétique d’Hercule Poirot.

Plus que romanesque, Vavilov a en effet les atouts pour fasciner ceux qui se penchent sur l’histoire de sa vie. Voyageur acharné, il parlait huit langues, et la légende raconte qu’à son arrivée dans le nord de l’Éthiopie, mécontent de son interprète, il apprend l’amharique afin de continuer son périple en communiquant directement avec les fermiers locaux. Son objectif ? Comme à chaque expédition, les questionner, observer leurs champs et goûter leurs produits pour déterminer où se situent les berceaux d’origine de chaque variété de plante. Il identifie huit berceaux pour l’agriculture (dont l’Éthiopie) et prouve que toute plante cultivée (le blé par exemple) a une espèce sauvage équivalente, sœur rustique de celle plantée après des milliers d’années d’expérience. Et c’est dans les lieux où elle a poussé à l’origine telle une herbe folle qu’on en trouve les souches les plus résistantes. Au travers de sa vie, Vavilov collectera dès lors des dizaines de milliers de souches différentes de blé. Certaines résistantes à la sécheresse, d’autres aux maladies ou aux ravageurs.

Aujourd’hui, elles dorment toutes dans un gros bâtiment carré qui porte son nom sur la place Saint Isaac, à Saint-Pétersbourg : la plus grande banque de graines au monde, créée à la fin du XIXe, où pas moins de 345000 espèces végétales sont conservées. Vavilov passera toute sa vie à la compléter en collectant, protégeant et perfectionnant sa collection. Et sur le terrain, il montera des centaines de « stations Vavilov » aux quatre coins de la Russie pour voir comment se comportent ses protégées plantées dans leurs différents environnements. Jusqu’à ce qu’il devienne un jour ennemi public de Staline, qui critiquera ses échanges avec des chercheurs du monde entier jugés bourgeois.

Vavilov sera condamné à mort en 1941 et envoyé en prison à Saratov, où il mourra de faim deux ans plus tard. Triste fin pour celui qui passa sa vie à vouloir nourrir les autres.

Cela faisait plusieurs années, après qu’une photographe sibérienne me raconte la vie du bonhomme, que je rêvais de partir sur ses traces, mais Covid et facture carbone obligent, il faudra me contenter de voyager à travers les témoignages de ceux qui l’ont fait avant moi…

VAVILOV DEVIENT LYONNAIS

Il reste actuellement onze stations Vavilov en Russie, et la première station internationale a ouvert ses portes en France, à Charly, au sud-ouest de la métropole lyonnaise. Grâce à un collectif d’individus ayant tous attrapé le « virus Vavilov », dont Stéphane Crozat, ethnobotaniste et directeur du CRBA (Centre de ressources de botanique appliquée). Leur objectif ? Préserver le patrimoine biologique et culturel de Lyon en retrouvant 270 variétés anciennes lyonnaises dans les tiroirs de l’institut Vavilov et en les replantant dans la région. Mais pas seulement. « Au-delà des enjeux de patrimoine génétique et culturel, au vu des changements climatiques profonds en cours, on veut rechercher et perfectionner des graines adaptées à des climats plus extrêmes, explique Crozat. La seule solution pour faire face au réchauffement climatique est de multiplier au maximum la diversité végétale et les résistances des plantes.» C’est ainsi qu’ils cultivent aussi à Charly des graines de melons, de tomates, d’aubergines, qu’ils ont dénichées lors d’expéditions dans le Caucase et dans d’autres « pays finissant en -stan », comme les appelle Crozat. « La clé, c’est d’aller dans ces pays de l’Est pour trouver nos graines de demain.» Car là-bas, les plantes ont déjà développé de plus grandes résistances face aux amplitudes thermiques. « Des plantes qui ne bloquent pas avec la chaleur seront la solution pour nous, quand on sait qu’on peut avoir des températures de 47 °C à Nîmes.»

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Nikolaï Vavilov en expédition, immortalisé par le botaniste américain Homer Shantz.

Anatomie d’une graine de blé.

Les méthodes de collecte et d’archivage sont identiques depuis des années, transformant l’institut en une mine d’or pour la recherche génétique mondiale.

Sur la place Saint Isaac de Saint-Pétersbourg, le bâtiment central de l’institut Vavilov en 2016.

17 JOURS DANS LE CAUCASE

Lors de ces expéditions, Crozat applique le même protocole que Vavilov il y a près d’un siècle : par exemple, parti dans le Caucase en 2015 pendant 17 jours, il arpente les marchés, les terres agricoles, et questionne ceux qu’il rencontre. « Bonjour, est-ce que vous faites vos propres graines ? Depuis quand cultivez-vous ce champ ? Quelles sont les qualités de votre fruit, de votre légume ? » demande-t-il aux vieilles dames derrière leurs étals. Elle a très bon goût, se conserve très longtemps, elle n’a pas de maladie, elle est résistante aux étés de sécheresse… sont certaines des réponses qui l’intéressent. Et puis, il faut goûter. « J’avais des aphtes plein la bouche, à force », raconte-t-il. Ensuite, il collecte les graines et les conserve avec attention dans des collants en nylon, fermés par un fil et une pince à linge. Trois cents variétés seront ainsi collectées et rapportées à Charly. Et, notamment, deux greffons de formes nouvelles du pommier du Kazakhstan qu’il a fallu bichonner tout au long du périple en les gardant au frais dans un linge humide et en pistant des frigos à chaque nouvelle halte de l’équipe…

Aujourd’hui, avec seulement une récolte derrière eux de ces variétés résistantes, le collectif responsable de la station Vavilov a encore peu de recul mais de premières belles surprises. Crozat raconte par exemple être satisfait du comportement de plants de tomates (plantés sans tuteur, comme c’était le cas sur le lieu de collecte). « Malgré une année extrêmement sèche, ils ont très bien résisté et n’ont pas contracté la maladie du cul noir, ennemi des jardiniers du Sud.» Une affection qui se déclenche habituellement par un manque de calcium dû au stress hydrique. C’était la promesse de ces graines, et elle est tenue pour l’instant. À savoir : en outre, tous les produits plantés sont cultivés sans intrants.

DIVERSIFIER LES SOUCHES

« L’objectif de Vavilov était simple : trouver une manière de nourrir les gens avec des produits de bonne qualité tout en sauvegardant la biodiversité », résume Crozat, dont les ambitions sont les mêmes que celles du généticien soviétique. « Contrairement aux grands labos qui font des produits uniformes, nous pensons que la richesse, c’est de diversifier les souches.» Et dans la même logique, diversifier les échanges en créant un réseau de chercheurs un peu partout. Il cite pêle-mêle des banques de graines disséminées à travers la planète, souvent menacées de fermeture : celle de Syrie a été rapatriée entre le Maroc et la Jordanie, en Colombie, la plus grosse collection de graines de haricots, Gatwick en Angleterre, l’Autriche… Tous ont bénéficié de l’expérience historique et des échanges avec l’institut Vavilov. Entre ses murs subsiste un cœur névralgique de passionnés, surtout lorsqu’on sait que les salaires des chercheurs russes ne décollent pas au-delà de 350 euros et que leur moyenne d’âge est actuellement de 70 ans.

Crozat énumère les portraits de ces personnages d’une autre époque dont on retrouve les visages dans les photos de Del Curto : « La spécialiste des graines de tournesol, qui a 77 ans, des yeux bleus perçants et une humilité à toute épreuve, alors qu’elle est un génie sur pattes. Ou encore, dans la station de Pushkin, j’ai rencontré la sommité mondiale sur le concombre, qui ressemble à Simone Signoret dans ses plus beaux rôles de matrone et vous révèle sa science en souriant sans jamais une once d’égo… » Personnages de temps révolus qui doivent aujourd’hui transmettre leur savoir pour les générations à venir.

MOURIR POUR DÉFENDRE LEURS GRAINES


Dans le livre de Gary Paul Nabhan Where Our Food Comes From (2011), il est raconté qu’au moment du siège de Léningrad par les nazis, Hitler avait deux objectifs : récupérer les œuvres du musée de l’Ermitage et les graines de l’institut Vavilov. Il avait assigné un commando de SS spécial pour s’emparer de cette collection mondiale. Cela allait dans le sens de son grand projet eugéniste, récupérer les graines du monde pour les parfaire et les contrôler. Finalement, la ville n’a jamais capitulé et il ne parvient pas à mettre la main sur le butin. Mais des centaines de milliers de personnes meurent de famine dans ce siège. « Les scientifiques de Vavilov s’enfermèrent a double tour dans le bâtiment humide et sans chauffage afin de sauvegarder les graines et les sacs de pommes de terre. »raconte Nabham. « Neuf d’entre eux mourront de faim plutôt que de manger les graines sous leur supervision.» Ils devaient tous se dire: «Je n’ai pas le droit de perdre ça.» Afin de nourrir l’avenir. «Aujourd’hui, c’est notre devoir de continuer leur mission » conclut Crozat. Collecter et préserver toutes les graines du monde pour mener une autre forme de guerre, celle-ci contre le réchauffement climatique.