Les Fermiers de la Francilienne ont fait de leur ferme urbaine de Seine-Saint-Denis un lieu d’accueil pour jeunes en réinsertion, animaux abandonnés et comités d’entreprises du quartier.
Par Jérémie Attali. Photographies Lucie Cipolla.
En Seine-Saint-Denis, entre les barres HLM et le bâtiment stalinien de l’université Paris 13, apparaît une dent creuse, une friche bordée de quelques caravanes et constructions de fortune. Deux hommes avec des pioches égalisent le sol dans lequel le passage de tracteurs a creusé des tranchées. Bienvenue dans la Ferme universitaire Paris 13 des Fermiers de la Francilienne, lieu hors du commun où de vingt à cinquante travailleurs agricoles novices font leurs TIG (travaux d’intérêt général) afin d’échapper à une peine de prison.
Mais pas seulement : certains comités d’entreprise débarquent ici afin de faire vivre à leurs employés une immersion à la ferme « dans les quartiers », et on reçoit aussi des écoliers venus observer un cycle de la nature, souvent trop éloigné de leur quotidien. « On accueille des classes de troisième qui ne savent pas que ce sont des agriculteurs qui les nourrissent, commente Éloïse, fermière des lieux depuis deux ans. Ils pensent que la nourriture vient des usines.»
Avec elle, ce sont sept autres fermiers qui composent l’équipe d’accompagnants, secondés dans leur action par des animaux qui se révèlent particulièrement utiles dans ce qu’on appelle la « fermo-thérapie » : il y a Hugo, l’âne star de la ferme, qui part faire des tournées de distribution de livres dans les quartiers, et une flopée d’autres bêtes abandonnées, dont dix-huit cochons d’Inde trouvés sur le bas-côté. L’objectif ? Expliquer ici les cycles productifs de la nature et donner, en leur demandant de s’occuper d’animaux abandonnés, un rôle à ces jeunes que la société a aussi laissés tomber.
SECONDE CHANCE
Élevage d’agrément, la ferme récupère cochons, lapins, chèvres ou moutons gratuitement. Et aucun ne finira dans une assiette. Ils ont tous une histoire, comme les pensionnaires, et ce lieu est pour eux une véritable seconde chance. « Chipie, notre ponette, a été oubliée par les huissiers qui ont tout saisi chez son propriétaire emprisonné. Des Gitans du coin nous l’ont amenée après avoir joué avec quelque temps, raconte Éloïse. On a beaucoup travaillé avec elle, surtout avec les handicapés. Elle a 10 ans, son vrai nom, c’était Mimi du Pacy, elle est racée en plus ! » Les animaux sont nourris grâce à un réseau de récupération alimentaire auquel Auchan, par exemple, donne beaucoup d’invendus. « Il y a un petit restaurant associatif pas loin et nous lui achetons une trentaine de repas par jour. On peut aussi parfois récupérer des yaourts, des œufs ou autres de certaines structures du coin que l’on échange contre quelques heures de travail à la ferme, surtout avec des femmes, des mères de famille du quartier.»
C’est après avoir travaillé dans trois exploitations différentes qu’Éloïse a décidé de rejoindre les Fermiers de la Francilienne. « Dans mes expériences précédentes, j’étais frappée de voir combien l’agriculteur était coupé de son rôle social, raconte-t-elle. Tous ces jeunes des quartiers, s’ils pouvaient faire partie de la transition écologique, ce serait le rêve… »
PRISON, BRACELET OU ICI
Pour un jeune « TGiste » qui débarque, venir à la ferme n’est souvent pas un choix. « Le juge d’application leur dit : « Prison, bracelet, ou ici. » » Éloïse et les autres encadrants ne les interrogent jamais sur la raison de leur peine afin de toujours les accueillir avec bienveillance et neutralité. (Ils demandent juste au juge d’éviter les peines de pédophilie ou de maltraitance animale.) « Sur une peine de 35 heures, en vérité, c’est compliqué de faire vraiment quelque chose, mais 140 heures, on va partager des trucs ensemble. On va ramasser de la merde ensemble. Tu les vois changer, raconte-t-elle. Parfois, le premier jour, tu te dis « Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? » Deux jours après, souvent, tu ne le reconnais pas, il est poli, passionné, à te poser des questions sur les chèvres. Il ne faut leur laisser aucune marge, sur les horaires, le cannabis. Et laisser évoluer la confiance. Les irrespectueux, ils n’arrivent pas à l’être ici. Ils sont obligés de redescendre. »
À leur arrivée, on donne à chacun le choix de l’activité qui l’intéresse le plus : s’occuper des animaux ou prêter main-forte à l’écoconstruction de nouvelles structures, apiculture ou encore maraîchage. « Je trouve pas mal de jeunes qui n’ont vraiment jamais rien fait de leur vie. Je leur dis : « T’as 25 ans et t’as même pas dealé au quartier, t’as vraiment rien fait ? » », se remémore-t-elle.
Elle prend particulièrement soin de ceux jugés incasables, aux histoires très difficiles, passés de foyer en foyer. « Il y a des parallèles intéressants avec nos animaux « en refuge ». Les jeunes viennent s’occuper d’animaux qui ont vécu la même chose qu’eux. Ces animaux ont besoin d’eux. » Parfois, le juge d’application des peines appelle Éloïse et lui dit : «Vous lui avez fait quoi à ce jeune-là ? Il est méconnaissable », raconte-t-elle. « Je sais pas moi, il a bossé, rencontré des gens, souffert sous la pluie.» C’est propice à l’échange.
MODÈLE D’AVENIR?
Le premier projet des Fermiers de la Francilienne a éclos à Montmagny (Ferme de la Butte Pinson), il y a cinq ans ; la Ferme universitaire Paris 13 est née à quelques kilomètres lorsque l’université a décidé de prêter cette friche urbaine de 5 hectares à l’association. Avant, ici, c’était « un peu de deal, du motocross, et il y a des mythes qui disent que des gens qui sont en prison ont enterré des pactoles ici », raconte Éloïse. La préfecture du Val-d’Oise finance un emploi-cadre sur la structure. Il reste ici trois ans pour être formé et accompagné vers son emploi. « Le nôtre veut être berger, commente Éloïse. Beaucoup d’autres aimeraient se lancer, mais c’est compliqué. Ils n’ont pas de terres, et l’environnement n’y est pas encore propice. À la limite, il y aurait des pistes avec l’agriculture urbaine, mais pour le moment, cela reste très parisien, très bien-pensant. C’est dommage, et nous essayons d’être une sorte de trait d’union.» Pour leur prêter main-forte, la ferme accueille services civiques volontaires et stagiaires venus de tous horizons, même de grandes écoles de commerce. « Je ne refuse presque jamais. J’aime le fait qu’ils apportent des idées, des énergies, une éducation différente. Ce qui fait l’innovation sociale finalement, c’est ça », conclut Éloïse. Leur nouveau modèle de financement passe par les grandes entreprises, dont ils commencent à accueillir les collaborateurs. Ironie du sort, des repris de justice se retrouvent encadrants de cadres sup’ chez L’Oréal, KPMG, Critéo ou Mumm pour une journée d’immersion ici. Démontrant qu’un jour, ce modèle pourrait devenir une norme dans chaque quartier et pourquoi pas dans les hôpitaux et prisons bénéficiant de terrains ? Afin de connecter des mondes qui ne se croiseraient pas, s’il n’y avait pas la nature, entre les murs.