Les pêcheurs à la mouche rêvent de poissons sauvages et de rivières propres. Le no kill, une pratique au plus proche de la nature, convainc une nouvelle génération soucieuse de l’environnement.

Par Victor Coutard. Photographies Léon Prost.

« Allo, bonjour, vous êtes bien sur le portable d’Olivier Masmonteil, je suis en train de peindre ou à la pêche, vous pouvez me laisser un message. » Pour ceux qui la pratiquent, la pêche à la mouche est souvent bien plus qu’un hobby. Une vraie passion qui pousse les aficionados à voyager à la recherche des meilleures rivières et, sur ces rivières, à partir en quête des meilleurs spots. « La pêche à la mouche est mon deuxième travail », rigole Olivier Masmonteil, artiste peintre français connu pour ses paysages et ses palimpsestes pictu- raux. Pour admirer le geste et prendre un cours d’initiation halieutique, rendez-vous est donné Moulin de Chaise-Dieu-du-Theil, un parcours de pêche clos sur 3 km de rivière situé dans l’Eure, en Normandie. Sous un soleil radieux, nous retrouvons Olivier entouré de sa compagne, Émeline Aubry, cheffe privée demi-finaliste du championnat du monde de pâté en croûte, et d’Amandine Chaignot, cheffe du restaurant Pouliche à Paris. Si Olivier et Émeline ont souvent pêché ensemble et aux quatre coins du globe, pour Amandine comme pour nous, c’est une première.

10 HEURES, 10 H 10

Équipé de lunettes polarisées pour mieux voir les poissons dans l’eau, d’un gilet à poches, de bottes montantes, d’une épuisette et, bien sûr, d’une canne, Olivier Masmonteil choisit ses mots pour transmettre son amour de la pêche. Il existe tout un vocabulaire d’initiés : on parle de « pêcher l’eau » quand la rivière est trouble, de « streamer » pour l’imitation d’alevin ou encore de tricot pour l’action consistant à ramener le fil, pardon, la soie, par tirées successives. Le matériel de base est constitué de cinq éléments : une canne en carbone ou, pour les puristes, en bambou, aussi appelée « fouet ». Un moulinet qui joue à la fois le rôle de réserve de fil et de frein en cas de combat avec un gros poisson. Une soie, fil synthétique ou originellement, comme son nom l’indique, en soie, dont le poids et l’épaisseur servent à propulser la mouche au moyen du lancer dit « fouetté ». Un bas de ligne, fil de nylon communément appelé « queue-de-rat », qui fait la transition entre la soie et la mouche. Et donc, la fameuse mouche, qui imite un insecte (la mouche imitative) ou qui provoque, par son animation et ses couleurs, un réflexe d’agressivité du poisson (la mouche incitative). Ces cinq éléments connaissent d’infinies variations dont chaque pêcheur garde le secret. «Tu choisis ta canne et ta soie par rapport aux conditions climatiques. Tu sélectionnes ta mouche en fonction de ce que tu crois que le poisson veut manger… ce qui dépend aussi des conditions climatiques. C’est au feeling », détaille Olivier.

Plus que des mots, la pêche à la mouche est avant tout une question de mouvement. «Toute la difficulté est de lancer loin une mouche qui ne pèse rien. On est aidé dans cette entreprise par une soie qui est plus lourde que l’air.» Un beau lancer consiste à faire croire au poisson que la mouche est bien réelle. Il s’agit donc de déposer celle-ci au bon endroit, délicatement et avec un minimum d’éclaboussures. D’une main, Olivier tient sa canne, de l’autre il donne du lest à la soie. « Il faut réaliser un mouvement ample : 10 heures, 10 h 10. » La soie s’envole au-dessus du pêcheur et trace dans l’air de grands « S » aussi sonores qu’élégants. La mouche doit atterrir au niveau du poisson, dans son champ de vision. Le pêcheur « anime » alors le leurre en tirant à lui la soie de sa main libre. Une fois le poisson mordu à l’hameçon, le pêcheur doit le ferrer en donnant un coup sec à la ligne. Olivier devance notre question embarrassée. « Selon de récentes études, il n’y aurait pas de terminaisons nerveuses dans la bouche des pois- sons, mais surtout du cartilage. Si le poisson avait mal, il ne se débattrait pas autant.» Une fois le poisson ferré, le pêcheur fatigue l’animal, le remonte à la surface et l’accompagne doucement

jusqu’à l’épuisette à moitié immergée. Délicatement, le moucheur ôte l’hameçon de la gueule du poisson, prend une photo et… le libère aussitôt.

La pratique du no kill fut développée au siècle dernier par les pêcheurs sportifs américains. Elle consiste à relâcher vivants les pois- sons capturés. De plus en plus courante, cette « graciation » est plébiscitée par une jeune génération pour laquelle la pêche à la mouche est à la fois une activité de pleine nature, un loisir et un sport. Une nouvelle génération à la conscience écologique qui souhaite préserver les réserves halieutiques et affiche son respect pour les poissons. Le discours des pêcheurs est néanmoins modéré, la pratique du no kill n’est pas sans risque pour les animaux et implique une philosophie de pêche que tous les moucheurs ne partagent pas encore. « Ce n’est pas anodin de prendre un poisson, explique Olivier. Il y a des précautions à prendre avant de le manipuler : se mouiller les mains, par exemple, afin de ne pas abîmer la couche de mucus qui le protège des attaques de champignons et des bactéries pathogènes.» Quelques lancers plus tard, il confie : « J’ai eu de grandes engueulades avec d’autres pêcheurs. La technique du no kill sert parfois de cache-sexe à une pratique sportive qui consiste à “scorer”: à attraper le maximum de poissons. Il faut s’autodiscipliner. Par exemple, je pêche moins en juillet et en août, car les poissons ont chaud et sont fatigués. » Aujourd’hui, seuls 5 % des rivières françaises seraient en bonne santé, principalement dans la Creuse, en Corrèze et dans les Pyrénées. Envahies par les espèces invasives (l’écrevisse américaine, le silure ou encore le cormoran, qui pêche de plus en plus loin de sa zone d’habitat), elles se vident de leurs poissons alors que les barrages empêchent les migrations des saumons et des anguilles. Mais le gros des dégâts provient de l’agriculture inten- sive, qui pollue l’eau et assèche les réserves. « La rivière est le témoin de la santé écologique d’une vallée. Si les poissons ont une mycose, c’est qu’il y a pollution. Si l’eau est trouble, c’est qu’il y a eu déforestation… » plaide Olivier.

Pour tenter d’enrayer la destruction des rivières, certains pêcheurs militent pour un système de jachère sur trois ans. La première année, on entretient la rivière, la deuxième on la laisse tranquille, la troisième on pêche. Toutes les études le montrent, la meilleure manière de protéger les poissons, c’est de sauvegarder leur habitat naturel : des berges propres, des graviers nettoyés et des herbiers, essentiels garde-manger piscicoles, multipliés. « L’intérêt du pêcheur, c’est d’avoir les rivières les plus sauvages possible pour pêcher des poissons les plus sauvages possible », insiste Olivier, qui mise sur l’existence d’une véritable prise de conscience écologique des moucheurs. « Nous fûmes parmi les premiers à nous émouvoir du sort des rivières et à s’apercevoir que les insectes disparaissaient.» Il confesse avoir pleuré de tristesse quand il s’est aperçu que la rivière dans laquelle il pêchait enfant dans l’Aube était désormais à sec. Comme tant d’autres, elle avait été abandonnée.

UN MOMENT DE DÉTENTE SUBLIME

Moulin de Chaise-Dieu-du-Theil, le reflet de l’eau sur le tronc des arbres, le bruit des flots et l’onde furtivement laissée par un poisson surgissant à la surface de la rivière appellent à la quiétude. Le parcours de pêche clos pourrait être comparé à un
practice de golf. Les meilleurs s’y entraînent, les petits nouveaux y viennent apprendre. Ici, on pêche toute l’année des poissons d’élevage stériles dans l’eau claire de la rivière Iton, qui arrose notamment la ville d’Évreux. Chemise saumon et
bretelles accrochées aux épaules, Monsieur Jean Pucci, propriétaire des lieux, se réjouit de voir disparaître l’aspect élitiste qui collait à la pêche à la mouche en même temps qu’augmente le nombre de pratiquants. « La pêche est un moment de
détente sublime, on est vraiment en contact avec la nature. C’est à la fois une pratique solitaire et conviviale : on pêche seul et on se retrouve entre amis pour le casse-croûte.» Dans le bar qu’il a aménagé au milieu de la propriété, les vitrines
regorgent de mouches de toutes formes et de toutes couleurs. « Il y a une vingtaine d’années, on avait touché le fond… On a laissé tomber des rivières », raconte Mon-
sieur Pucci avant de conclure, flegmatique: «Vous savez, jeune homme, quand on est vraiment pêcheur, quand on aime la nature, on est forcément écolo.»

Pêcheurs professionnels et amateurs se passionnent pour le fleuve le plus vivant de France, la Loire. Certains veillent au respect de traditions anciennes, d’autres transforment leur pêche au goût des palais les plus modernes. Tous se retrouvent dans le port de Bréhémont.

Par Victor Coutard. Photographies Paul Lher.


L’église Saint-Marie-Madeleine de Bréhémont vue de la Loire.

Une barque échouée sur les bords de Loire.

Dominique Chauvreau, membre de l’association La Maille Tourangelle.

Romain Gadais, pêcheur professionnel.

La pêche du jour est directement transformée par le chef.
Ambroise Voreux, le jeune chef du restaurant La Cabane à Matelot

La Loire n’a jamais fait vivre son hom­me.» Avec ses baskets usées jusqu’à la corde et ses deux chiens, Domini­que Chauvreau profite de sa retraite pour partager sa passion à bord de sa barque de bois à fond plat. Propriétaire de six bateaux tradi­tionnels, il est membre de La Maille Tourangelle, une association qui veille au respect et à la transmission des savoir­-faire de la pêche dite « aux en­gins ». Prolixe et généreux de son savoir, il em­barque à son bord tous ceux qui s’intéressent aux traditions des mariniers ligériens. Ceux­-ci, que Dominique a bien connus et qui l’appelaient « le drôle » quand il était gamin, ont quasiment dispa­ru. Aujourd’hui, une nouvelle génération de professionnels pratique une pêche artisanale, où le nylon a remplacé le chanvre autrefois produit dans la région. L’ensemble des engins utilisés sont dits « passifs » (déposés et non tractés), et c’est le mouvement même des poissons qui les conduit à se faire piéger. Si les techniques ont peu évolué, l’esprit est autre et les nouveaux ve­nus, qui exercent différemment mais de façon éco-­responsable et s’appliquent à gérer durable­ment le stock de poissons, tardent à convaincre les anciens. En Touraine, dans le village de Bré­hémont, ces deux visions de la pêche nous semblent pourtant converger vers un objectif commun : valoriser les ressources naturelles de la Loire. Bordé par la Loire au nord et par l’Indre au sud, traversé par le Vieux Cher, Bréhémont est un village orienté par le sens de l’eau. La commune se dépeuple peu à peu, mais l’été voit venir de nouveaux visiteurs grâce à « La Loire à vélo », un itinéraire cyclotouristique populaire qui relie Cuffy près de Nevers à Saint­-Brevin­-les­-Pins en Loire-­Atlantique, et depuis 2014 au res­taurant du pêcheur Romain Gadais, La Cabane à Matelot, qui élabore une cuisine autour des pois­ sons de Loire.

UNE ÉTOILE ET DEMIE

Issu d’une famille de vignerons, formé à l’écologie des milieux aquatiques et notamment aux migra­tions des poissons de Loire à L’INRA puis au Muséum national d’Histoire naturelle de Dinard, Romain Gadais semble plus à l’aise sur son ba­teau que sur la terre ferme. Avec ses lunettes de soleil qui épousent le creux de ses yeux et sa salo­pette imperméable, il navigue avec assurance sur les 34 km de Loire dont il a la charge. La Loire faisant partie du domaine public fluvial, Romain est locataire exclusif d’une portion dont il est le seul autorisé à commercialiser les poissons. Ce privilège durement gagné, assurance d’une pêche raisonnable, a pu éveiller quelques jalousies. Il a notamment été accusé de « vider la Loire » ; une imputation infondée, car comme tout pêcheur assermenté, il est dépositaire d’un cahier des charges strict, soumis à des contrôles fréquents, et ne pose des filets que sur 1 % du domaine fluvial qu’il loue. Il a calculé ne prélever en moyenne que 3 à 9 kg de poisson par ha et par an. Par ailleurs, il pêche en grande majorité des mulets, barbeaux et chevesnes, des espèces abondantes dans la Loire. Aujourd’hui, il ne laisse plus de balises apparentes au bout de ses engins pour ne plus risquer de se faire voler sa pêche. Mais si ses filets sont invi­sibles, son succès est manifeste. D’une part car il faut lui reconnaître une très bonne communication, d’autre part car il a su fédérer autour de lui les amateurs de poissons et les passionnés de ce fleuve. Dans une région qui, malgré son in­croyable potentiel et sa riche culture gastrono­mique, peine à faire de la place aux jeunes chefs, il a ouvert un restaurant qui affiche complet à chaque service. Le soir de notre visite, les clients en terrasse ne tarissent pas d’éloges sur leur as­siette et veulent le faire savoir. Certains nous al­paguent pour réclamer une étoile, voire une étoile et demie pour le chef ! Du haut de ses 24 ans, Ambroise Voreux avoue son admiration pour les récompenses du Guide Rouge et s’applique à préparer les poissons que lui apporte Ro­main Gadais. Dans une cuisine spacieuse, ouverte sur l’extérieur, le jeune chef rayonne. Ablettes et goujons en friture, rillettes de silure, yuzu et waka­mé, mulet à l’unilatéral, tempuras d’alose et ra­violes de barbeau. Quand le restaurant ferme ses portes au cœur de l’hiver, Ambroise perfectionne ses connaissances en voyageant. Cette année au Japon, l’année d’avant au Pérou, avant encore en Nouvelle­Zélande : des pays connus pour leurs traditions culinaires autour de la pêche. De ses voyages, il rapporte des idées de recettes, mais aussi des aromates qu’il plante dans le petit jardin derrière le restaurant, comme le shiso dont il par­ fume certains plats.

BOIS MARAIS ET CULS DE GRÈVE

La Cabane à Matelot fut longtemps un hôtel de mariniers. Jusqu’au xxe siècle, Bréhémont était une des communes les plus prospères de Touraine. Avec la culture du chanvre pour confectionner des filets, la pêche a toujours été au cœur de la vie de la commune. Lorsque les prises étaient impor­tantes, les Bréhémontais partaient en bateau vendre leur marchandise jusqu’aux halles de Tours. Traditionnellement, deux formes de pêche sont pratiquées en Loire : la grande et la petite. La grande a aujourd’hui quasiment disparu. Elle fait appel à des filets ­barrages et des bateaux cabanes pour pêcher les gros poissons migrateurs, aloses l’hiver et saumons au printemps. Quant à la petite pêche, elle se pratique toujours, tout au long de l’année, avec des engins fixes ou mobiles. Parmi eux, « le foudraie » est emblématique de la région. Originairement confectionné en chanvre avec des armatures en bois, c’est un tube de cage pliable en spirale permettant d’attraper poissons et écre­visses, et une pratique qui fait partie du patrimoine de Bréhémont. Dominique Chevreau, comme une quinzaine de pêcheurs, utilise toujours ces engins et conte sa passion à l’aide d’une phraséologie propre aux mariniers ligériens : il pose des nasses à anguilles et déploie ses foudraies, les attache aux rameaux des saules bordant le fleuve; il recueille le fruit de sa pêche dans le « sentineau » de son ba­teau – vivier dans lequel va et vient l’eau du fleuve afin de garder les poissons vivants – ; il navigue entre les bois marais échoués sur les culs de grève. Il insiste : il ne maille pas ses filets, il les « lasse ». Dans une coquetterie qui fait sourire, il réfute le terme de sables mouvants qu’il remplace par « sables émouvants ». Dominique s’inquiète que l’on oublie le passé et s’applique à raconter à qui veut l’entendre que les anciens utilisaient les ma­tériaux à leur disposition sur les rives de la rivière: osier, chanvre, sureau, noisetier, châtaignier… À Bréhémont, il est la mémoire vivante de cette pratique culturelle, locale et patrimoniale.

PROFESSIONNELS ET AMATEURS

À Bréhémont, le soir venu, on contemple le glacis de Loire cher à Balzac, lorsque le ciel se re­flète presque parfaitement sur les eaux calmes du fleuve. Bien qu’elle soit réputée sauvage, la Loire subit dès le xixe siècle de nombreux aménage­ments et l’exploitation déraisonnable de ses res­sources qui eut un impact terrible sur ses popula­tions. Certaines espèces ont disparu, comme la plie, l’épinoche ou la lotte. D’autres jadis pré­ sentes en abondance se font désormais rares, comme l’anguille, dont la pêche est strictement encadrée, ou le saumon, qu’il est formellement interdit de ferrer. Aujourd’hui, la qualité de l’eau s’améliore et certains poissons reviennent. C’est le cas des mulets, des aloses ou des goujons. Sans compter l’arrivée en nombre des silures, poissons lucifuges (qui évitent la lumière) que certains, la Fédération nationale de pêche en tête, consi­dèrent maintenant comme une espèce invasive. Sur le fleuve large, les îles offrent des plages de sable habitées par des castors. Il n’est pas rare de voir s’échapper un sanglier ou un cerf qui tra­verse un bras d’eau pour semer des chasseurs. Mais le décor pittoresque de la vallée ne doit pas faire oublier la dangerosité des lieux. Les eaux peu profondes de la Loire cachent des courants tourbillonnants et les fonds sableux se dérobent sous les pieds. Dominique s’en moque, il n’aime pas l’eau. Il aime la Loire et ses poissons, ses ha­bitants, ses bateaux à fond plat taillés dans du chêne et surmontés d’une petite cabane. Quant à Romain, la « sauvageté » du fleuve semble lui donner une raison supplémentaire d’enfiler sa salopette imperméable et de voguer sur ses flots. Malgré leur passion commune, Dominique Chau­vreau et Romain Gadais – et à travers eux pêcheurs à engins et pêcheurs professionnels – semblent vivre le fleuve chacun de leur côté. La Loire constitue un enjeu majeur pour la préser­vation de la nature à l’échelle nationale et les pê­cheurs, en première ligne, sont ses meilleurs alliés. Le plus long fleuve de France offre une biodiversi­té rare, des centaines d’espèces végétales et ani­males l’habitent. Au-­delà de cette diversité, le cours du fleuve permet la circulation des espèces sauvages et les échanges entre des milieux très divers. Alors espérons que le futur unisse pro­fessionnels et amateurs pour que vive la marine ligérienne.

Produit extrêmement convoité, l’oursin violet de Méditerranée est soumis à une législation stricte qui cherche à contrecarrer les effets néfastes du braconnage. Chaque dimanche de février, à Carry-le-Rouet, le petit animal de mer a le droit à sa fête, les Oursinades, où nous rencontrons Jonas Bizord, le dernier pêcheur à écouler sa production en direct sur le port.

Par Jill Cousin. Photographies Léon Prost.

Départ de Marseille où, une fois n’est pas coutume, le ciel est lourd et gris. De la cité phocéenne, on rejoint directement Carry-le-Rouet en empruntant un train qui longe la Côte Bleue, un tronçon de ligne à flanc de falaise qui relie Marseille à Martigues. Arrivés au port, on se faufile entre les stands de cannelés bordelais et de macarons ardéchois, pas tout à fait en phase avec le motif de notre visite : les Oursinades.
Depuis 1960, chaque année au mois de février, la petite commune de la Côte Bleue célèbre l’oursin. Au bout du quai, on retrouve Jonas Bizord. Son bateau, Submed, est amarré derrière son petit stand. Sur la dizaine d’étals à proposer des oursins, c’est le seul à écouler sa production en direct. « Il y a quelques années, nous étions bien plus nombreux ! Aujourd’hui, tous les autres vendeurs sont des écaillers, et il n’est pas rare que les oursins vendus chaque dimanche de février lors des Oursinades n’aient même pas été pêchés sur la Côte Bleue », déplore le pêcheur, la trentaine fringante. La majeure partie des oursins vendus sur les étals des poissonniers de la région sont en effet pêchés en Galice. « Ils sont plus gros et plus charnus que les oursins du coin, c’est pour cela que les clients en raffolent. Mais leur goût est pourtant nettement moins fin que celui des nôtres.»

Sur le pont du bateau, Yann, le capitaine, et deux hommes venus prêter main-forte pour la journée ouvrent des oursins à la chaîne. Le geste est précis, rapide. Les trois hommes restés à bord prennent délicatement en main les oursins puis, munis d’une paire de ciseaux, font une entaille au centre de la mâchoire du hérisson de mer sur un centimètre avant d’opérer un virage et de couper tout le pourtour. À les voir s’affairer en plaisantant, cela semble être un jeu d’enfant. On décide de s’y piquer. On enfile des gants : « Si tu n’as pas l’habitude, tu vas tout de suite te planter des aiguilles dans les mains. J’ai encore celles de dimanche dernier enfoncées dans la paume », nous prévient Yann. L’affaire n’est pas si aisée, on brise la coquille de trois spécimens avant de choper le coup de main. Oursin mâle ou femelle, les parties comestibles sont les cinq glandes sexuelles, les gonades, appelées communément le corail, lequel arbore une teinte variant d’une couleur brique à crème. En bouche, c’est très iodé avec des notes subtiles de noisette. La présence de laitance dans l’oursin indique que nous avons affaire à un mâle.

UN PRÉLÈVEMENT PIQUANT ET DÉLICAT

Les 200 douzaines d’oursins proposés ce jour-là à la vente par Jonas et son associé Damien Féraud ont été pêchés la veille. Les châtaignes de mer, comme on les appelait avant, offrent un sublime camaïeu allant du bleu à l’orange en passant par le violet, mais tous appartiennent pourtant à la même espèce, ce sont des Paracentrotus lividus, les seuls que les pêcheurs sont autorisés à prélever. Pour pêcher les oursins, les deux hommes plongent avec bouteille entre deux et dix mètres de profondeur et, à l’aide d’un grattoir, prélèvent les oursins un à un, qu’ils stockent dans une moulaguette, une sorte de filet. Lorsque celui-ci est rempli, Yann, resté sur le bateau, le vide et le renvoie aux deux plongeurs. Une fois à bord, les oursins sont triés minutieusement puis comptés.

« Les spécimens pêchés doivent mesurer plus de cinq centimètres, sans les piquants, en dessous ils doivent être relâchés. La pêche est également soumise à des horaires stricts. En ce qui concerne notre zone, qui s’étend de la Pointe-Rouge à Aragnon, nous avons un droit de pêche tous les jours de 7 h 30 à 12 h, sauf le dimanche », précise Jonas. La pêche est autorisée six mois de l’année, « cela permet tout simplement de gérer les stocks », explique Jonas, dans sa sixième année d’exercice. Ouverte depuis le 1er novembre 2019, la saison se clôturera le 15 avril 2020. Contrairement aux captures des pêcheurs professionnels, qui sont illimitées, les pêcheurs de loisir sont limités à quatre douzaines par jour chacun.

UN TRAFIC NOCIF POUR L’ESPÈCE

Le cadre juridique très strict qui entoure la pêche de l’oursin permet de préserver cette ressource si convoitée des braconniers. « L’oursin est devenu un produit à la mode que tout le monde veut manger, pourtant les quantités à pêcher n’ont pas augmenté. Pour un professionnel, il y a dix braconniers », regrette Jonas Bizord. « Ces navires pêchent sans agrément et sans se soucier des stocks. Après débarquement du bateau, ils écoulent leur marchandise auprès d’écaillers et de restaurateurs peu scrupuleux ou bien ils falsifient carrément les papiers et les bons de livraison… » Pour se voir accorder un agrément, il est impératif d’être titulaire d’un permis de pêche, d’avoir une embarcation et d’être scaphandrier. Seuls une vingtaine de pêcheurs professionnels sont habilités à pêcher les oursins dans le département des Bouches-du-Rhône. Conscient que les ressources halieutiques sont fragiles et que les stocks ne sont pas infinis, Jonas Bizord va plus loin que la législation et ne prélève l’oursin que trois mois de l’année. Le reste du temps, il pêche le corail, le thon de ligne, et il effectue des travaux sous-marins.

Il est à peine 11 h sur le port de Carry-le-Rouet et déjà, malgré le temps maussade et la bruine qui vient mouiller les dizaines de tables installées le long du quai pour l’occasion, les Oursinades battent leur plein. « Quand il fait beau, à 13 h tout est vendu ! » raconte Jonas. On y croise des habitués et des badauds de passage. Tout le monde festoie avec grand bruit et les bouteilles de vin blanc se succèdent. Le soir, alors que nous avions rendez-vous le lendemain aux aurores pour accompagner l’équipe de pêcheurs en mer, Jonas nous appelle pour nous prévenir que le temps ne permet pas de sortir. Rebelote le mardi. Deux jours sans pêche et donc sans recette pour l’équipe du Submed. Nous embarquons finalement le mercredi matin : c’est toujours à la mer de choisir son rythme. Là, dans une zone calme, protégée des embruns et où l’eau est claire, Jonas et Damien renfilent leur combinaison de plongée, chargent les bouteilles sur leur dos et plongent honorer leur carnet de commandes.

Au large de la presqu’île de Quiberon, Daniel Kerdavid, marin pêcheur précurseur de la méthode japonaise ikejime, s’est fait une promesse: ne plus jamais faire souffrir un seul poisson.

Par Léo Bourdin. Photographies Christophe Rihet.

Il est 5 heures sur le parking du port de pêche de Quiberon. Avant de partir en mer, Daniel Kerdavid observe toujours le même rituel. Ce jeudi de février n’y déroge pas : il enfile d’abord ses bottes en Néoprène, remonte le Zip de sa veste imperméable, laisse courir sa main le long de sa longue barbe hirsute et vérifie ses outils. Dans un sursaut, ensuite, il tourne sur lui-même et ouvre le coffre de son vieil utilitaire Mercedes duquel il débarque une demi-douzaine de caisses en plastique consignées jaune et bleu. Enfin, il longe l’atelier de criée, salue les quelques rares pêcheurs qui, comme lui, bravent tôt le froid en pleine saison hivernale, puis vient remplir ses caisses de glace pilée au distributeur automatique. Il jette un dernier coup d’œil à la couleur du ciel comme pour prédire la météo sur un coup d’instinct, il éteint le mégot de sa cigarette et empile à la force des bras ses caisses gelées dans la cale réfrigérée de son précieux bateau : le Miyabi— un petit palangrier prêt à désamarrer d’environ 7 mètres de long et entièrement décoré aux couleurs du Japon.

À 33 ans, Daniel Kerdavid, les cheveux longs, le regard noir et profond, pourrait passer pour un marin pêcheur atypique : ils sont peu nombreux, comme lui, à oser naviguer en solitaire et partir poser des lignes au large des côtes bretonnes, au milieu du chahut des gros chaluts et des équipages de leyeurs. Daniel Kerdavid, petit fils de pêcheurs bretons, a navigué en Écosse et en Islande, mais n’a jamais mis les pieds au Japon, pays dont il admire pourtant profondément la culture, l’imaginaire et les traditions. Il dit qu’il n’a pas encore trouvé l’occasion, que c’est une question de temps. En attendant, il vit son japonisme par procuration au travers de l’ikejime, une technique de pêche traditionnelle japonaise qui lui colle à la peau comme un ciré jaune par jour de tempête.

MORT RESPECTUEUSE

Hérité du savoir-faire des pêcheurs nippons, l’ikejime — qui se traduit littéralement par « mort vive » — est une méthode d’abattage qui garantit au poisson une mort rapide et sans souffrance. Le pêcheur achève l’animal d’un coup de couteau vif et rapide entre les deux yeux, puis vient finir d’annihiler les connexions nerveuses en passant un câble métallique le long de sa colonne vertébrale. En plus d’une fin digne, l’ikejime offre au poisson une chair au goût incomparable. « Je suis un grand dégoûté de la pêche industrielle, celle qui pille les fonds marins et ne fait rien pour empêcher la lente agonie des poissons qui meurent souvent asphyxiés sur le pont des bateaux, s’indigne Daniel, qui a longtemps travaillé comme matelot sur les gros navires avant d’acheter son propre bateau il y a trois ans. Je suis parti du principe que les poissons souffraient et que si on les tuait pour les manger, on se devait de les respecter. Après quelques recherches sur Internet, j’ai découvert la méthode ikejime et je suis resté scotché. À force d’observation et d’entraînement, j’ai développé ma propre technique : un mélange hybride, inspiré à la fois des techniques traditionnelles japonaises et de mes expériences en mer.»

«Je suis parti du principe que les poissons souffraient et que si on les tuait pour les manger, on se devait de les respecter.»

Il est maintenant 5 h 30 dans la nuit noire de Quiberon et Daniel Kerdavid part en mer. Il démarre son bateau, allume une paire de projecteurs LED, largue les amarres et met le cap sur des zones de pêche fructueuses qu’il a repérées au large de l’île d’Houât et de Belle-Île, à une petite heure de navigation. Cinq points GPS clignotent sur l’écran de son ordinateur de bord : ils marquent l’emplacement de viviers à fort potentiel poissonneux. C’est au-dessus de ces derniers qu’il va venir poser une ligne dormante : un gros fil en nylon de quelques centaines de mètres de long, lesté d’une ancre de 7 kilos, de plombs et de flotteurs qui vont per- mettre de maintenir la ligne et ses quelque 250 hameçons à 5 mètres au-dessus du fond marin — là où les poissons qu’il recherche évoluent. Entre deux poses de ligne, pendant que leMiyabi file à 15 nœuds sur une mer calme et déserte, Daniel Kerdavid, seul au monde, tue la mélancolie des océans d’hiver. Assis sur le capot d’une caisse en plastique retournée, entre deux grandes boîtes à bas de lignes de pêche, il découpe les maquereaux et les encornets qui lui serviront d’appâts, puis monte un à un ses leurres sur les centaines d’hameçons qui lui font face. Les reflets orangés des premières lueurs du jour courent déjà sur l’océan et le terrain de jeu de Daniel prend soudain les allures d’un gigantesque tableau de Matisse. Un moment suspendu qu’il saisit pour évoquer ses vies passées.

En 2010, il a tout plaqué pour partir vivre quelques mois au Népal. Il en garde le souvenir d’un voyage initiatique, coupé de la civilisation, qui lui a ouvert l’esprit. Quatre ans plus tard, de retour en France, il est victime d’un accident de navigation alors qu’il travaille sur un bateau de pêche. Il passe par-dessus bord et dérive un long moment seul en mer avant d’être miraculeusement secouru. Il reste profondément marqué par ces deux événements qui ont joué un rôle déterminant dans sa démarche actuelle : « Par deux fois, j’ai eu l’occasion de voir la vie différemment. Au Népal, personne ne mange de viande, et quand tu en commandes dans un res- taurant, ils vont abattre l’animal juste pour toi. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à porter un autre regard sur la consommation animale : à mon retour, je suis devenu végan pendant cinq ans. J’en suis revenu depuis, mais j’en ai gardé une conscience écologique forte.

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À bord, j’essaie de limiter au maximum l’utilisation de consommables. Je tente de reproduire ce que faisaient mes grands-parents avant le plastique, avant l’ère industrielle — je me dis qu’ils étaient dans le vrai.»

Aux alentours de midi, le soleil est haut dans le ciel et une colonie de goélands s’est mise à tourner autour du Miyabi : Daniel est sur le point de relever sa première ligne. Il s’installe à l’arrière de son bateau, laisse le moteur tourner à faible régime, récupère la balise-drapeau qui servait à marquer le départ de sa ligne et, sur un fond de Punky Reggae Party de Bob Marley, se lance dans une chorégraphie incroyable. Le son crache dans les enceintes et Daniel, souple sur ses appuis, remonte ses prises en rythme. Aussi- tôt pêchés, les lieus jaunes, tacauds, congres, chinchards, dorades grises, merlans et autres gadidés qui constituent l’essentiel de sa pêche sont aussitôt décérébrés. Avec une grande dex- térité, il enfonce son couteau-crochet japonais, aussi appelé « tegaki », en diagonale juste au-dessus des deux yeux. Le geste précis a pour effet de fracturer la boîte crânienne et provoquer une mort instantanée. « Une fois la connexion nerveuse coupée, explique celui qui s’est d’abord formé à la technique en regardant des centaines de vidéos sur YouTube, avant de parfaire ses gammes auprès de pêcheurs japo nais qu’il a accueillis à bord du Miyabi, je fais courir un câble en métal souple le long de la colonne vertébrale pour détruire le canal rachidien et stopper l’hémorragie.» Enfin, il effectue une entaille à la base de la queue du poisson pour favoriser l’évacuation du sang. L’opéra- tion ne dure pas plus de 10 secondes. Il ne lui reste plus qu’à faire saigner le poisson par les ouïes et le mettre rapidement en glace : un ultime effort pour provoquer un choc ther- mique dans les chairs et empêcher l’acide

UN MET LUXUEUX

Notre pêcheur ikejime continuera à remonter ses lignes de la sorte toute l’après-midi. Le résultat de sa pêche équitable ? Environ 80 kilos de poisson ultrafrais et achevé dans le respect. Quand il tombe sur des poissons jeunes ou une femelle pleine, il fait naturelle- ment un peu de relâche : « Chaque poisson que je pêche est une entité vivante, et à chaque ikejime, c’est une vie que j’enlève. J’en suis conscient, et quand je peux, j’essaie de rééquilibrer mon karma.»

De retour sur terre, il se refuse souvent à vendre le fruit de sa pêche aux enchères traditionnelles, à la criée — là où, selon lui, la qualité des poissons ikejime n’est pas encore assez rémunérée à sa juste valeur. Il préfère nouer des liens de confiance avec une poignée de chefs étoilés de la côte, comme Hervé Bourdon au Petit Hôtel du Grand Large, à Portivy, ou Stéphane Cosnier, à Carnac. Au Japon, le poisson tué façon ikejime est considéré comme un mets de luxe ; une viande rare que les maîtres sushi payent au prix fort pour sa délicatesse et son extrême fraîcheur. En France, où la méthode ikejime est encore intimiste, Daniel Kerdavid est pour beaucoup considéré comme un pionnier auprès duquel on vient désormais se former. Depuis peu, il a développé une poissonnerie en ligne avec l’aide de Marie Grevet, sa compagne — ensemble, ils parviennent à honorer les commandes des chefs et de quelques amateurs de poissons éclairés qu’ils livrent partout en France en moins de 48 heures.