Loin des images d’Épinal et de la littérature rêvée ou parfois trop exotique, découvrons le Pays basque par les yeux d’une jeunesse acquise à ses cimes et vallées, très concernée par les questions de culture et d’identité et qui revendique une ruralité ni péquenaude ni misérable, mais très forte de richesses et d’espoir.

Par Mathilde Morin. Photographies Ilyes Griyeb.

Terre de tradition agropastorale, la Soule, Xiberoa en basque, déploie un paysage de reliefs aux douces courbes verdoyantes qui se muent progressivement en cimes au découpage abrupt propre aux Pyrénées. Dans les recoins de ces collines vertes se nichent des villages dont les vigoureuses maisons d’un seul tenant, percées d’amples portes cochères, semblent plus béarnaises que bayonnaises dans leur style. Bien loin des falaises brisées et de l’élégance aristocratique de Biarritz ou du charme bigarré de la baie luzienne, c’est ici un autre visage du Pays basque que pré- sente la plus petite et la plus sauvage des provinces d’Euskal Herria – le Pays basque entendu au sens géographique en langue basque. Il rappellera plus les enchanteresses descriptions des métamorphoses saisonnières du Pays basque intérieur de Pierre Loti dans le roman Ramuntcho qui forment le décor des amours malheureuses de Gracieuse et Raymond.

Pourtant, chercher à comprendre le Pays basque en lisant Loti, c’est-à-dire comme une terre préservée et pure parce qu’enclose et confinée dans un cercle de montagnes, c’est se complaire dans une vision résolument folkloriste d’une région exotique dont Ramuntcho ne constitue que l’un des malheureux exemples. Sorte d’Islande ou de Japon intérieur, le Pays basque souffre en effet d’une avalanche de représentations colonialistes, empreintes d’un mystère qui fascine autant qu’il aveugle. Sans prétendre dresser un portrait objectif et exhaustif révélant « la vérité » de la Soule contemporaine, nous avons demandé à quatre jeunes qui y vivent – Souletins de naissance, d’adoption ou de cœur – d’évoquer leur lien à cette terre et à la culture basque de Soule. Plutôt que par les romans de Loti, c’est donc à travers les regards de Jessica, Laure, Joseph et Maider (l’une des versions basques du prénom Marie) que nous avons cherché à décrire ce visage du Pays basque intérieur. Âgés d’une vingtaine d’années, de professions diverses, anciens rats des villes diplômés de grandes écoles ou enfants d’agriculteurs et d’artisans souletins, ils ont accepté de partager avec nous ce qui fait qu’ils choisissent de rester, d’apprendre le basque, de le parler au quotidien ou même de l’enseigner, en réinventant la culture d’une campagne au pied des Pyrénées.

Désirant écouter et photographier ces jeunes dans leur « écosystème naturel », c’est tout d’abord à 1 700 mètres d’altitude que nous avons retrouvé Joseph, berger de 29 ans monté en estive pour faire paître aux brebis la grasse herbe de montagne pendant quatre mois. Vivant dans une cabane de bergers où nous nous sommes lentement hissés lors d’une marche ardue sous un soleil mordant, Joseph – plus connu sous le nom de Jüje : Joseph en basque – nous a fait suivre d’autres sentiers avec sa nuée de brebis galopant joyeusement aux côtés d’un patou fort tendre et d’un labritborder répondant aux ordres donnés en basque et en béarnais. C’est là, à flanc de montagne, au son des cloches des brebis et sur un tapis de bruyère et de plants de myrtilles sauvages, que nous l’avons écouté dans le soir tombant. Né d’une mère basque et d’un père auvergnat, il a eu mille vies avant de choisir de s’établir en Soule en tant que berger. Après des études d’agronomie, une vie en Pologne, il voulut un jour devenir « berger d’arbres et des fleurs » – poétique manière de nommer le métier de pépiniériste. Puis un jour, il choisit de renouer avec cette identité basque que sa mère chérissait sans être parvenue à apprendre cette langue qui ne lui avait pas été transmise enfant.

Revenu au pays de ses ancêtres maternels, Joseph s’est approprié le basque, qu’il enseigne désormais l’hiver dans les écoles en plus de son travail dans les bergeries. Devenir berger en Soule était en réalité un rêve d’enfance inavoué. Si les bergers étaient ainsi pour Joseph « les super-héros » de son enfance et de son adolescence, lui se pensait toutefois incapable d’en devenir un : « Je trouvais le berger extrêmement valeureux, extrêmement solide, extrêmement courageux.» Joseph a mis un certain temps à comprendre qu’il était possible d’exercer ce métier tout en ayant une grande sensibilité, et c’est notamment en rencontrant des bergères qu’il a réalisé que cela lui serait possible. Il est aujourd’hui « éminemment fier d’être le dépositaire de ce savoir et de ce métier » dans un pays où « être paysan n’est pas être péquenaud : c’est un vrai gage de robustesse mentale autant que physique ». Pour Joseph, être berger c’est aussi pouvoir dire : « Je ne diviserai plus biodiversités naturelles et culturelles.»

C’est sans doute ce qui explique « l’aura » dont jouit encore cette profession dans le Pays basque. Par ce métier autant que par le fait de parler et de transmettre la langue basque, Joseph œuvre à la perpétuation d’une culture qu’il veut voir « évoluer » plutôt que de la laisser « se figer comme un folklore dans une vitrine ». Le berger en appelle aussi à une idéologie républicaine française moins unifor- misante, protégeant et valorisant aussi bien son patrimoine matériel – comme elle sait déjà si bien le faire – qu’immatériel. C’est à l’aune du reniement contraint des langues, des accents et des villages où des parlers divers furent un jour dits et chantés qu’il faudrait alors également comprendre la crise du monde rural français.

LE DEVENIR D’UNE LANGUE

Avec son regard scintillant et son éclatant sourire, la solaire Maider a elle aussi su nous convaincre de la beauté de son combat en faveur du basque. Elle a évoqué le journalisme qu’elle exerce au sein de la radio associative locale Xiberoko Botza, dont le studio d’enregistrement se situe au cœur du chef-lieu de la Soule, dans le village de Mauléon. C’est avant tout par engagement pour cette langue que la jeune femme âgée de 24 ans a choisi d’exercer ce travail. Née d’un père paysan souletin et d’une mère de la région parisienne venue s’établir ici, Maider a grandi en parlant plus le basque que le français, et a très tôt été animée par le désir profond de faire vivre cette langue. Son implication à la radio répond ainsi à un but précis : permettre aux gens de Soule d’entendre quotidiennement le basque. Tout en gardant espoir quant à l’avenir de ce langage parfois délaissé, Maider évoque douloureusement l’appauvrissement latent du vocabulaire dont elle observe pourtant l’immense richesse, notamment en s’entretenant avec des personnes issues du monde agricole pour une émission hebdomadaire qui vise à « faire le lien » entre les paysans. Or, « dans le monde agricole, la langue basque est encore très vivante, même chez les jeunes agriculteurs ». Il existe ainsi un champ lexical paysan et agricole abondant qui évoque entre autres la saisonnalité ou les fluctuations météorologiques. « Brebis » se décline en une série de mots qui désignent les différents âges de la vie de la bête, par exemple. S’émerveillant du foisonnement de cette langue qui varie aussi selon les villages, c’est avec une inquiétude déchirante que Maider nous a décrit le risque qu’elle vienne à disparaître.

Mais pour Maider comme pour d’autres jeunes Souletins, incarner cette identité requiert aussi de mieux connaître le passé, aussi frais et trouble soit-il, des tressaillements violents de la question nationale basque. Si désormais « les armes se sont tues », pour reprendre les mots du sociologue Francis Jauréguiberry, le processus de pacification ne peut être pleinement accompli pour ces jeunes si le silence persiste sur ce qui fut un jour appelé le « contentieux basque ». C’est ainsi que la jeune femme a pris la courageuse décision, avec un groupe d’amis très impliqué, d’entreprendre un travail de mémoire mêlant entretiens et lectures collectives pour vaincre les « tabous » liés à cette histoire et délier les langues. « Beaucoup de choses sont difficiles à comprendre pour nous, des choses [que nos parents] ne peuvent pas encore nous raconter… Il y a des non-dits, on sent dans leur génération des conflits entre les gens… On sent encore des restes de toute cette période. Moi, pour construire l’avenir du Pays basque, j’avais besoin de comprendre vraiment ce qui s’était passé avant, et vraiment d’en discuter». Outre la langue, la culture basque souletine s’incarne aussi dans des chants, du théâtre et des danses. Loin d’être reléguées au rang de vieilleries folkloriques, ces traditions sont perpétuées par des jeunes comme Laure, 23 ans, qui gracieusement consacre un peu de temps chaque semaine à la transmission des pas de la danse souletine aux enfants de son village.

C’est à l’occasion des mascarades, représentations carnavalesques qui ont lieu en hiver, et des pastorales, pièces de théâtre versifiées que l’on joue en été, que sont dansées ces chorégraphies traditionnelles. Outre cette activité, Laure, née de parents souletins artisans, travaille à plein temps en tant qu’animatrice à l’association Azia – « la semence » en basque – dans le village de Tardets, en Haute-Soule. Cette association œuvre auprès de la jeunesse du coin pour l’aider à trouver du travail sur le territoire. Sa particularité est d’être une association de jeunes pour les jeunes : les bénévoles ont tous entre 18 et 35 ans. Créée en 1998, elle doit ainsi leur permettre d’être acteurs de leur vie sociale et professionnelle, de montrer que l’on peut valoriser ses compétences et ses diplômes en travaillant et vivant sur le territoire de la Soule. On encourage notamment chacun, et avec un grand succès, à créer sa propre entreprise.

UN MOMENT CHARNIÈRE

Enfin, dans le charmant village de Barcus, nous avons fait la connaissance de la discrète mais non moins déterminée Jessica, née en région parisienne. C’est lors de ses études à Sciences Po Paris que la jeune femme de 29 ans s’est questionnée sur la crise environnementale contemporaine et sur le modèle agricole français. Après avoir cru un temps que la recherche en sociologie pouvait assouvir sa quête de sens, Jessica a compris que ce qu’elle voulait, « c’était travailler dans les fermes ». Elle est ainsi devenue bergère envers et contre tout.

Lorsqu’on aborde avec elle la question de l’identité basque et de son intégration en Soule, Jessica nous explique que si sa venue ici s’explique d’abord par le travail, et que « c’est en grande partie ce qui [la] motive à rester », elle a aussi « découvert une région unique ». « Étonnée » avant d’être « attirée » par la culture basque, Jessica parle ainsi de la culture « très mondialisée » dans laquelle elle a grandi en banlieue parisienne, citant par exemple les clips MTV qu’elle regardait avec ses amis. « Quand j’ai débarqué, poursuit-elle, j’ai remarqué qu’il y avait un rapport à la culture et à l’identité complètement différent, que j’ai découvertes ici liées au territoire.» Elle s’est ainsi laissée émouvoir par l’attachement à la culture, à la langue et à la terre des Basques, résistant à l’État français dans sa tentative « de détruire une diversité belle et importante » que la jeune bergère ignorait ; enfant et adolescente, « les seuls parlers différents du mien, nous confia-t-elle, c’étaient les parlers de la cité, mais ils étaient très dévalorisés ».

C’est à la lumière de cette prise de conscience que Jessica a ainsi fait le choix d’apprendre le basque. Pour elle, la langue et la culture sont désormais les moyens par lesquels la jeunesse veut lutter et résister, rompant définitivement avec la violence du passé. Si, comme l’a un jour écrit l’historien Paul Veyne, « une culture est bien morte quand on la défend au lieu de l’inventer », c’est sans doute la profonde vitalité de la culture basque de Soule que dévoilent ces itinéraires variés d’une jeunesse engagée et pleine d’espoir malgré le douloureux passé dont elle hérite. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’elle traîne cette histoire comme un fardeau que cette jeunesse doit faire preuve d’une inventivité plus grande encore. Aussi assistons-nous possiblement à un moment charnière de l’histoire de cette culture, avant tout liée à la terre et à la paysannerie, qui demeure trop méconnue encore en France.