Sauvage, escarpé… Le GR20 est le plus beau chemin de randonnée d’Europe, selon certains. Le plus difficile aussi, avec son lot de disparus, dont la radio égrène les noms chaque été. Pourtant, si vous tapez «GR20, avis» dans la barre de recherche de votre navigateur, l’un des premiers liens qui s’affichent est «GR20, l’arnaque». Sur les forums, les internautes parlent punaises de lit, plats de pâtes immangeables à prix d’or et gardiens de refuge aimables comme des portes de prison. Qui croire? Pour trancher, pas d’autre alternative que d’y aller…
Texte et photographies Saskia Carraciolo.
Seize jours de rando, 11 000 mètres de dénivelé positif, 180 kilomètres à traverser. Avant de se prononcer pour ou contre le GR20, il allait falloir cavaler, car, dans notre cas, nous n’avions que dix jours pour l’effectuer ! En « doublant » des étapes, comme on dit dans le jargon. Tout au long du parcours, je n’arrêterai pas de m’interroger : mais pourquoi fait-on ça ?! Avant de raconter quoi que ce soit de cette expérience, présupposons que j’ai demandé à P., la personne qui m’a accompagnée lors de ce GR20 et qui partage ma vie, de promettre de ne plus jamais dire « oui » si je lui proposais à nouveau une marche pendant nos vacances. Ce « sermon » fut prononcé lors de l’ascension du Monte Cinto, étape la plus atroce, longue et escarpée du périple, lors duquel je chutais…sept fois en descente. Évidemment, je l’alertais : il faudrait qu’il fasse attention car, rétrospectivement, j’aurais sûrement après coup un excellent souvenir de ces dix jours…
UNE QUESTION DE POIDS
Jour 1, Conca-Paliri. Nous commençons l’ascension en silence. Au bout d’une heure à peine, la mer dans le dos, mon sac pèse un âne mort sur mes épaules, mon dos tiraille, je sue comme jamais, je m’essouffle. Cliché sur pattes, je hèle P. : « Mon sac est trop lourd, je n’y arriverai JAMAIS ! »
J’ai si honte. Il ouvre le sac, sort les trois cartes, deux guides, un savon d’Alep de 500 grammes que j’avais essayé de faire passer en douce en plus d’un déodorant. Cartes et guides sont abandonnés. P. coupe le savon d’Alep au canif, n’en garde qu’un quart. Un kilo en moins. « Et puis l’eau, ça se met en bas car c’est le plus lourd ; et le sac doit reposer sur les hanches, sinon ça tire trop.» Heureusement qu’il a regardé des blogs de rando, lui. Dans mon sac, il reste peu de choses : une lampe frontale, trois culottes, trois t-shirts, un sac de couchage et un matelas hyper léger pour dormir sous la tente. Poids total : 5 kilos sans l’eau. Pas plus de 10 % de votre propre poids si vous ne voulez pas souffrir. (La raison pour laquelle je n’aurai qu’un smartphone pour photographier le périple.) « Bon courage, nous, on a eu beaucoup d’orages », nous confie un homme sur la descente. Ce sont ses dernières heures de GR20, nos premières, mais déjà un lien fraternel nous unit alors qu’il nous raconte les larmes aux yeux son étape favorite. « Il y a même un jeune qui s’est fait foudroyer à cause de son bâton de marche, l’hélico est venu le chercher. » Je regarde mon bâton en acier d’un autre œil… Nous arrivons enfin au premier refuge de Paliri. Au menu, une fois la tente montée, spaghettis « al dente », précise le gardien. Le premier menteur du GR20. Les pâtes arrivent en nombre, mais évidemment molles. Si vous faites le GR20 pour la découverte culinaire, passez votre chemin, saucisson et fromage de brebis seront vos seuls amis ; et au prix de 8 euros le petit déjeuner avec quatre crackers, on préférera manger sa frontale.
Pour ou contre la gastronomie du GR20 :
contre car les refuges se gavent sur les prix, mais pour car ce n’est pas plus mal de cesser pour dix jours d’être obsédé par la nourriture. Une exception : les pâtes à la bolognaise de Noël à la bergerie de Vaccaghjia, à ne surtout pas rater.
LA MYTHOMANIE DU RANDONNEUR SUR LE GR20
« On est à combien de temps du prochain refuge ? » est peut-être la question que nous poserons le plus souvent pendant dix jours. Seul problème : les marcheurs sont TOUS mythomanes – « oh, en deux petites heures, c’est plié ! » –, ce qui nous fera gravir un sommet de 1200 mètres en partant à 16 heures et, quatre heures plus tard en larmes, maudire l’entière descendance dudit mythomane en grimpant encore. Cette mésaventure se reproduira fréquemment au fil des jours. Comme si le marcheur avait honte d’avouer le temps réel qu’il met à parcourir les distances. Car ici commence la compétition dissimulée. À chaque détour du GR, elle pointe son nez. « Ah, vous avez doublé ? » vous demandent certains, les yeux ronds. « Doubler », c’est le graal, c’est montrer aux autres qu’on en a assez dans les pattes pour manger deux étapes en un jour. On se prend au jeu. On bombe le torse au dîner en racontant que oui, nous on fait TOUT le GR20 et pas seulement la moitié. L’avantage, c’est qu’à table, on ne parle que d’une chose : du GR20. Pas de risque de dévier sur la sempiternelle entrée en matière « tu fais quoi ? » : ici, ça ne parle que chaussures de marche et météo, et puis, parfois, on s’inquiète sur le sort du disparu allemand dont on a finalement retrouvé le sac de couchage hier…
Pour ou contre les rencontres sur le GR20 : contre lorsqu’on arrive à 20 h 30 mouillé jusqu’à l’os à cause d’une promesse mensongère mais pour, car en réalité, c’est drôle de constater le niveau de mensonge des marcheurs.
TEE-SHIRTS À MESSAGE
On pourrait penser qu’avant de se lancer dans un périple au cœur de la nature pendant quinze jours, les marcheurs réfléchiraient à une tenue idéale pour se fondre dans cet écosystème beige, gris et vert maquis. Que nenni, point de vue couleur de la tenue, on est sur du vivace. Et en plus des couleurs criardes, le signe de ralliement de tout bon marcheur du GR20 est d’arborer sur son torse un exploit passé. Cela prend la forme d’un tee-shirt souvenir de marathon, semi-marathon, triathlon, trail, 10 km, 15 km, ultra-trail ou autre manifestation lors de laquelle ledit marcheur aura brillé par le passé. L’idée derrière ? Peut-être que, comme un oiseau gonflerait son plumage, le marcheur cherche à intimider celui qui arrive en face grâce à ses exploits du passé. Car n’allez pas croire, pauvres naïfs, que la marche est un sport non-compétitif. Le GR20 n’est qu’une succession d’épreuves mentales, avec soi-même et avec les autres, car rappelons-nous bien que sur le GR l’enfer c’est les autres, hordes de beaux- parleurs prêts à tout pour vous doubler.
Pour ou contre la fashion du GR20 : contre.
NATUREL PUISSANCE MILLE
Pour avancer, il a fallu s’agripper à la roche, s’y coucher de tout son corps pour escalader cent fois, mille fois les innombrables crêtes du parcours. Il n’a pas fallu marcher, mais s’arrimer des quatre fers, plus conscients que jamais qu’un pied mal placé peut vous faire dégringoler et rejoindre fissa la fameuse liste de la radio. En haut d’un chemin de crête sublime, nous croisons un couple d’Allemands : elle, en larmes, ne veut plus avancer. Le vertige l’a saisie. Ils redescendent et ne repartiront plus. Le long de la route, d’autres personnes abandonnent pour cause de blessures au pied (vive les Compeed !) ou de genoux trop fatigués par les kilomètres de dénivelé. Eh oui, vous n’aurez pas de réseau… Dix heures de marche par jour, une routine monacale qui vide la tête. Il n’y a qu’à suivre le signe blanc et rouge. Un pied devant l’autre. À part vos jambes, rien ne dépend plus de vous. C’est la montagne qui décide. Elle qui, à 14 heures tous les jours, fait éclater un orage, nous contraignant parfois à rester perchés sous un rocher pour nous protéger, à 2 600 mètres d’altitude ! Jamais le grondement de la foudre ne nous aura fait aussi peur qu’à ce sommet, tant la menace semblait réelle, prête à vous toucher l’âme. Le soir, vous retrouvez votre sac de couchage humide à l’heure de vous y glisser, par 0 °C. Mais le lendemain matin, vous repartez, agrippés au ciel, les pieds battant cette roche brute et vivante qui bientôt vous manquera. Pour ou contre la montagne : pour car, il ne faut pas se leurrer, ça vous gagne.
LE VERDICT
Le GR20 est un mythe. Surtout pour ceux qui l’ont sillonné. Si vous souhaitez entrer dans cette tribu d’initiés, laissez-vous tenter. S’il y avait eu un tee-shirt « GR20 » à l’arrivée, tous les marcheurs l’auraient porté…