Bousillée, esquintée, pillée, exsangue… Les qualificatifs sont durs dans la bouche de Christophe Piquet pour décrire sa terre après trente années d’un assidu labeur productiviste. Alors l’agriculteur retourne sa veste, jette ses produits chimiques, et repart de zéro. Sauver ses champs, c’est un petit peu sauver la planète.

Texte et photographies par Cyril Le Tourneur d’Ison

En Mayenne, d’octobre à mars, tout semble ralenti. Il y a quelque chose de boueux et lourd qui rythme ce lointain humide. Les paysans de ce territoire, comme tant d’autres, s’interrogent sur un modèle qui se fissure et dont ils aspirent à trouver le substitut. Si les Mayennais appartiennent à « un peuple rare, celui des gens qui se taisent et s’enracinent », comme le note Sylvain Tesson dans Les Chemins noirs, Christophe Piquet, lui, a décidé de parler, de rendre des comptes, comme si à 61 ans, il était temps de regarder sa vie en face, avec un seul objectif : que son témoignage contribue à une prise de conscience pour sauver la planète. L’avenir de ses petits-enfants en dépend, celui des générations futures est devenue sa préoccupation majeure.

Sans égard pour lui-même, il n’y va pas par quatre chemins. « Pendant trente ans, j’ai bousillé l’environnement, j’ai esquinté la terre avec des produits chimiques, j’ai drainé, arasé des talus, bouché des fossés, abattu des haies et des arbres. Je savais que je faisais mal, mais je le faisais quand même.» De sa voix grave, la parole de Christophe Piquet ne trébuche pas, elle est fluide et sans concession pour ces décennies de productivisme agricole qui ont rendu sa terre nourricière exsangue. Cette terre, située sur la commune d’Azé, domine d’un côté la Mayenne endormie derrière son rideau de peupliers, et de l’autre descend doucement vers un vallon où deux petits étangs scintillent sous la lumière diaphane d’une brume hivernale. Son arrière-grand-père Auguste a commencé en 1916 à agrandir les parcelles, son grand-père Ernest a continué, son père Ernest aussi, et lui a terminé la besogne en détruisant les dernières haies.
En 1982, il reprend l’exploitation familiale et dans les années 1990, une mauvaise conscience commence à le tarauder au cours d’une série d’abattage d’arbres. « Je me suis rendu compte que je détruisais la vie. Il n’y a pas de vie sans arbre ! Et un arbre qui tombe fait beaucoup plus de bruit qu’une forêt entière qui pousse.» Le véritable éveil se produit à la naissance de son premier petit- fils en 2010. « Son regard me disait qu’est-ce que je peux faire d’autre que te faire confiance ? À partir de cet instant, j’ai décidé de me débarrasser des engrais et des produits chimiques, de semer de l’herbe et de racheter des bêtes, pour un jour pouvoir être er de lui montrer une belle parcelle. »

Quelques petits-enfants plus tard, Christophe Piquet jette définitivement sa casquette d’agriculteur productiviste pour convertir son exploitation en bio. Conscient d’avoir dilapidé l’héritage des anciens, d’avoir contribué au « pillage des ressources pour les générations futures », épuisé par les tiraillements de sa conscience durant ces trente années, à 50 ans c’est un nouveau départ dans sa vie d’agriculteur. « Quand je parle à l’ancien Christophe qui détruisait des prairies très riches en explosant les rendements, et que je regarde mes petits-enfants, je leur demande pardon parce que je les avais oubliés. Si j’avais continué sur cette voie-là, ma ferme serait devenue un désert biologique. Bien sûr, je faisais mes huit ou dix tonnes de rendement à l’hectare grâce aux produits chimiques et aux engrais, mais je ne mettais pas assez de fumier, je méprisais la fabrication de l’humus et les vers de terre, je pillais les sols et mes bêtes ne voyaient jamais le jour. Je demandais trop à la terre, avec des gros tracteurs pour travailler le sol, je ne la respectais pas. Si un arbre me gênait, je l’enlevais sans réfléchir. J’ai produit, j’ai travaillé sans cesse et en plus ça ne rapportait pas. »

LA FOLLE CONVERSION

Au début de sa conversion en 2009, Christophe Piquet commence par semer de l’herbe dans les prairies. La première année est un échec à cause de la rémanence des produits de traitement. C’est pour cette raison qu’on impose un temps de conversion de trois ans entre le passage en bio et la vente des produits bio. Puis il recrée un cheptel avec de jeunes génisses, des Rouges des prés. À cette période, il se heurte à ses amis qui lui disent: «À 50 ans, te convertir en bio, racheter des bêtes, replanter des arbres, transformer les bâtiments, c’est complètement fou, tu n’y arriveras jamais ! » Le Mayennais fait l’objet de railleries de la part de ses voisins. Dans leur esprit, la conversion au bio signifiait qu’on « laissait pousser les cheveux, la barbe et les épines (les ronces) ». Du jour au lendemain, il n’y a plus de gros matériel agricole dans l’enceinte de la ferme. Christophe Piquet pointe l’incontestable responsabilité de l’homme dans l’effondrement de la biodiversité. « On n’a pas le droit de continuer à vivre comme si on était les derniers sur cette planète.» Mais il est persuadé que l’agriculture conventionnelle se pose tellement de questions qu’elle va s’inspirer tôt ou tard des agriculteurs bio.

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LA FORCE DE LA CONVICTION

«Aujourd’hui, le travail à fournir pour réparer les dégâts que j’ai pu commettre en trente ans, il y en a au moins pour soixante-dix ans ! Derrière moi, j’engage toute la génération de mon fils et celle de mon petit-fils pour retrouver l’état de la terre héritée de mon père dans les années 1980. Donc il y a urgence.» Sa conviction que le bio peut sauver la planète est portée par un singulier sens de la pédagogie. Avec toute la force de persuasion dont il est capable, il intervient dans les lycées agricoles et lors de réunions publiques. Récemment, au lycée agricole de Rochefeuille à Mayenne, alors qu’il parlait de son métier aux élèves, un enseignant est intervenu : « Arrêtez tout de suite, on va recadrer les choses. Vous leur parlez de bio, d’environnement, d’arbres, vous allez frustrer ces élèves, vous les mettre à dos, vous n’allez rien en tirer… » Car c’était exactement tout le contraire de la formation que ces futurs agriculteurs avaient reçue. Christophe Piquet a néanmoins poursuivi avant qu’un jeune garçon ne l’interrompe : « Mes parents dans le nord Mayenne ont un élevage de porcs et des parcelles de céréales pour nourrir les animaux, je peux vous dire que les haies pour nous c’est intolérable, le long des haies il y a moins de rendement, planter un arbre dans le milieu du champ c’est impensable ! » Christophe Piquet raconte avoir alors répondu : « Tu as 18 ans, tu n’es pas encore installé et tu es en train de me dire que tu vas rentrer dans un esclavage où tu n’auras pas d’autre choix que de produire et d’obéir à ton système. À l’inverse, moi je suis libre, je sème les variétés que je veux, je peux planter des arbres et des haies, mes bêtes sont à la pâture, je suis complètement autonome, j’ai multiplié mon revenu par trois, je ne détruis plus l’environnement, j’ai une ferme que je fais visiter à tout le monde ! » Et de conclure cette anecdote par un constat : « En règle générale, l’enseignement dans les lycées agricoles, il est toujours le même que celui que j’ai reçu il y a quarante ans.»

Le monde agricole est selon lui enfermé dans un système constitué de techniciens, de conseillers, pris dans la nasse des banques, des centres de gestion, des coopératives, des centres de matériels agricoles qui leur disent le contraire de ce qu’il faut faire. « Je connais beaucoup de formidables agriculteurs qui maîtrisent l’agronomie, mais qui ont peur de s’affranchir du système. Tous ceux qui gravitent autour d’eux ne peuvent pas leur conseiller la conversion en bio parce que c’est couper la branche sur laquelle ils sont assis. Ces agriculteurs sont dans une impasse, que vont-ils faire de leur métier et de leur apprentissage ? » Christophe Piquet s’insurge contre ceux qui prétendent que l’agriculture bio produit de façon insuffisante : « Quand je pré- tends que l’on produit davantage en bio, quatre tonnes de blé à l’hectare contre huit tonnes dans le conventionnel, les gens me prennent pour un fou. Car dans ce comparatif de production, ils ne comptabilisent pas la biodiversité, l’humus, la vie microbienne des sols, la plantation d’arbres que favorise l’agriculture bio. » Son constat est sans appel : « En agriculture biologique, plus on prend soin de la terre, plus on l’enrichit. Quand j’étais dans l’agriculture conventionnelle, plus on produisait, plus on l’appauvrissait.»

L’ARBRE ET LE BIO

Au cœur de l’hiver 2018, Christophe Piquet se lance un nouveau dé , audacieux et spectaculaire. Il décide de convertir en agroforesterie 32 hectares parmi les 50 que compte son exploitation. À l’issue de cette décennie consacrée à nettoyer la terre que lui et les générations précédentes « ont saccagée », il plante plus de mille arbres sur sa plus belle parcelle : de jeunes arbres à haute tige, chênes, châtaigniers, mûriers, noyers, frênes. De mémoire de Mayennais, un projet d’une telle ampleur est rarissime. Non sans fierté, l’agriculteur regarde les alignements de jeunes pousses qui se perdent dans la brume : « On a planté des rangées tous les trente mètres, un arbre tous les huit mètres. Les arbres vont puiser les minéraux dans le sol et le fertiliser par leurs feuilles, réguler l’eau qui sera conservée par la matière organique, baisser la température du sol, produire de l’oxygène, etc.» Cyrille Barbé, un passionné lui aussi, spécialiste de l’agroforesterie, a travaillé étroitement avec Christophe Piquet. Il évoque l’âpreté des blocages sociologiques dans ce pays concernant le fait de planter des arbres : « Trop souvent on entend dire que l’arbre mange la prairie, alors qu’il devrait être reconnu comme un élément productif dans l’agriculture. » L’agriculteur sait bien qu’il faudra attendre vingt à trente ans pour ressentir les effets bénéfiques de ces arbres : « Quand on plante, ça n’est pas pour soi mais pour le bien commun. »

En ce mois de février brumeux, il suffit de fouler le sol de ses parcelles en sa compagnie pour déclencher son enthousiasme : « Depuis ma conversion en agriculture biologique, la terre revit, elle est noire, elle est facile à faire. La terre n’est vraiment pas rancunière ! Tout peut revenir.» Et de se réjouir à la vue de chaque trou de ver de terre entre les radis fourragers qui prospèrent dans une parcelle en jachère. Cependant, le bio marcherait mieux si son territoire était plus vaste. Une ferme isolée en bio, encerclée par de l’agriculture conventionnelle aura du mal à faire une agriculture biologique haut de gamme : « Quand un agriculteur voisin traite son blé à l’insecticide, c’est catastrophique, il tue les pucerons, mais il tue aussi les coccinelles dont a tant besoin le champ de blé. Et ça empire, avec l’augmentation des ventes de pesticides de 25% en 2018.» La parcelle d’une ferme voisine exhale sa tristesse. Inutile d’être diplômé en agronomie pour constater les sols à nu, la terre compactée, terne et sans vie : « Cette parcelle est aussi propre que du béton. Il n’y a pas de vers de terre, pas de vie microbienne des sols, pas de biodiversité, il n’y a rien, c’est mort. Alors que c’est interdit de laisser des terres nues l’hiver. L’agriculteur n’a pas pu semer, c’était trop humide. »

Ce jour-là, son fils Antoine conduit un tracteur muni d’une sarcleuse de six mètres de large bourrée de technologies. Les blés ont été semés au GPS, les mauvaises herbes sont binées avec délicatesse par les griffes de la machine équipée de caméras. Une technologie qui fait l’admiration de Christophe Piquet : «Vous ne la verrez pas dans le secteur. Par contre, dans un mois ou plus, quand il va faire beau, les pulvérisateurs et les distributeurs à engrais, ça vous allez en voir.» L’agriculteur n’hésite pas à parler de nouvelle révolution technologique à propos de l’agriculture biologique, qui plus est encadrée par l’agroforesterie : « Ces outils-là vont vraiment permettre d’arrêter la chimie. Aujourd’hui les agriculteurs qui se posent des questions n’ont pas à se tourmenter, il y a des nouvelles technologies qui arrivent, en voici la preuve.»

Mais l’homme d’Azé ne prend pas tout ce qui vient de la modernité pour argent comptant. Face au département qui se targue d’équiper à marche forcée l’ensemble du territoire en fibre optique, il a renoncé à la fois au téléphone filaire et à l’Internet quand les techniciens ont menacé de tailler ses arbres qui entravaient les fils. « Chez nous les arbres on les plante, on ne les coupe pas ! » martèle-t-il. L’arbre et le bio, la devise de la nouvelle génération des Piquet est désormais gravée sur ces terres qui revivent. Un cri de ralliement que Christophe Piquet lance à l’attention des consommateurs : « Quand vous achetez un produit bio et que vous payez quelques centimes de plus, dans votre facture tout est comptabilisé, y compris la sauvegarde de la biodiversité, la reforestation, la dépollution de l’atmosphère grâce aux légumineuses, l’enrichissement des sols permettant de faire des céréales sans aucun intrant ! Sans vous, les consommateurs, on ne pourra pas le faire, c’est vous qui avez le pouvoir de changer les choses ! »

Fier et désormais serein, Christophe Piquet a transmis l’exploitation à son fils aîné Antoine. Fier d’avoir réparé la terre de ses aïeux mal- traitée pendant trois décennies. Serein de transmettre à ses descendants une harmonie retrouvée avec la nature. L’homme des hauteurs d’Azé regarde grandir ses petits-enfants et pousser ses arbres. En espérant que, peut- être, la planète pourra être sauvée à temps.

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