Il est des endroits qui ont une âme. Chaque saison, nous faisons escale dans un village vivant. Planté en terre paysanne aux abords de l’estuaire du fleuve Somme se trouve Ponthoile.
Un village picard rustique et paisible, couché dans la splendeur des bas-champs marécageux. D’ici émane le goût du vrai !
Par Alexis Margowski. Photographies Thomas Humery.
La civilisation du village vacille, continuellement bousculée, malmenée par la modernité. Ponthoile est un de ces villages oubliés, un beau patelin. Cinq hameaux paisibles (Bonnelle, Le Hamel, Morlay, Romaine, Romiotte) entrelacés sur une vingtaine de kilomètres autour d’un petit bourg clairsemé, rendu hirsute par le vent du Nord, à l’image de ces canards de Barbarie qui traînent devant la ferme des Prevost 1, une vieille famille paysanne. Situé entre Abbeville et Le Touquet, Ponthoile fait partie du Parc naturel régional de la Baie de Somme. Bienvenue en Picardie maritime, au pays de l’oiseau migrateur.
Sous le joug de l’administration de la communauté de communes Ponthieu-Marquenterre, une machine écrasante qui lisse les vies de 71 localités, Ponthoile pleure son école disparue en septembre 2018. Dieu sait si les mioches font le bonheur des campagnes. Se voir ôter injustement l’école du village, l’un des derniers lieux de vie, n’est pas une peccadille pour les 630 âmes qui vivent ici ! JeanLuc Massalon, l’instit’, juge cette décision administrative tout à fait « antidémocratique » et ne peut admettre que le rectorat d’Amiens ait permis « sans concertation et sans nuance aucune » la fermeture définitive de cette école primaire où l’harmonie régnait. Une école de deux classes qui n’était pas en sous-effectif. Une école sans problème qui ne demandait rien à personne : une école heureuse. Comment l’administration d’un territoire rural peut-elle, au nom de « l’école du xxie siècle », ordonner pareille décision dogmatique dans le contexte actuel du dépeuplement des campagnes ? Doué d’un cynisme âcre, le système a précipité le village dans l’embuscade du regroupement pédagogique au sein de grands ensembles sortis de terre au loin. Les Pontiloises et les Pontilois, eux, n’ont pas eu leur mot à dire. Que le béton coule…
De la mobilisation générale de Ponthoile autour de son école est née une amitié. Une amitié scellée entre le village tout entier et un jeune auteur-compositeur-interprète originaire de Dun-le-Palestel, autre petit pays de 1 105 habitants dans la Creuse. L’amoureux des mots s’appelle Gauvain Sers. Après avoir donné un concert à Amiens le 25 mars 2018, où se trouvait l’instit’ de l’école, Gauvain reçoit une lettre. Une bouteille à la mer dans laquelle Jean-Luc Massalon explique tout : le désarroi face à la menace pesant sur ses deux classes, le découragement des parents d’élèves, ce sentiment d’être méprisés et de ne pas être écoutés. Alors Gauvain prend sa plume, sa guitare et compose pour eux une chanson en or, un hymne pour la France entière intitulé « Les Oubliés ». Deux semaines plus tard, il envoie son texte à l’instit’. Les Oubliés sera le titre de son deuxième album, sorti en mars 2019.
LA FERME DE ROMIOTTE
À l’arrière de la mairie, anciennement mairie-école, s’étirent des parcelles de terre sableuse où poussent, entre autres, la pomme de terre de la Baie de Somme et une carotte de sable 2 si grosse qu’elle met au dé les gabarits moribonds du commerce. De ce côté du village, les parcelles déroulent de larges sillons du nord au sud qui surplombent les bas-champs situés de l’autre côté du bourg, avec ses marais et ses pâtures humides ornés de vieilles trognes de saules blancs. Le champ de carottes fait partie des 140 hectares de terres appartenant à Henri Poupart 3, agriculteur et maire de Ponthoile dans son troisième mandat. En tirant sur une poignée de fanes, il se présente tout en en montrant les racines : « Mon grand-père puis mon père ont travaillé ici comme paysans, à la ferme de Romiotte. On y faisait de la luzerne, de la chicorée, de la betterave sucrière… C’est l’élevage paysan qui a dégusté le plus ici, il a presque disparu. Comme les prairies tout autour de la ferme. Parce que malheureusement nous n’avons jamais été capables de faire vivre correctement les éleveurs ! » Il avertit aussi : « La ferme des mille vaches d’Abbeville, qui a fermé ses portes, était une aberration complète ; ce modèle-là est la promesse de la disparition de l’agriculture. » Dans le monde agricole, les plus exposés à la pauvreté, à la pression financière et à l’isolement sont les éleveurs bovins et les petits paysans. En France, 605 agriculteurs ont mis fin à leurs jours en 20 15. Parmi eux, 109 femmes et 496 hommes. La déprise agricole est manifeste, Henri Poupart peut en témoigner : « J’ai 60 ans. Quand j’étais gamin, il existait cinquante-cinq fermes à Ponthoile, contre une petite dizaine aujourd’hui. Il faut impérativement installer de nouveaux paysans plutôt qu’agrandir les exploitations. » Le maire, son épouse Anne, productrice émérite de safran, et leur fille Julie Brodar, herbaliste et cueilleuse de plantes sauvages, vivent un peu plus loin dans la fameuse ferme de Romiotte. Ce lieu a une histoire qui vaut le détour. C’est là que les jeunes frères Caudron, paysans-explorateurs et passionnés d’oiseaux, habitaient. Ils ont réussi à faire voler en 1909 leur premier planeur tiré par un cheval lancé au trot. Gaston était aux guides et René aux commandes. Inspirés par les célèbres frères Wright d’Amérique, les deux Picards débutèrent là une carrière exceptionnelle dans l’histoire de l’aviation.
UNE LEÇON DE SIMPLICITÉ
Si Ponthoile est devenu, grâce aux Caudron, le berceau de l’aéronautique, Pépé, elle, n’a jamais mis le pied dans un avion. Le vélo lui a offert la liberté dont elle rêvait dans sa jeunesse. Béatrice Deletoille 4, dite « Pépé », n’oubliera jamais « l’importance de la bicyclette » dans la vie des cam pagnes. Elle qui est née dans les années 1960 à Ponthoile, au hameau de Morlay, dans une famille modeste, y a toujours vécu. Sa joie de vivre intacte émerveille ! Le soir venu, elle nous sert son bisteu tout juste sorti du four. Ce plat de résistance picard, un pâté de pommes de terre, se déguste assorti d’un peu de crème et de lard. Un régal. Pépé nous raconte à quel point l’entraide, l’échange et la débrouille étaient légion ici. « Beaucoup d’échanges ! » lance-t-elle dans son phrasé franc et lapidaire. « Durant les moissons, on s’entraidait, on n’avait rien, pas de pâture pour nos bêtes. On graissait le cochon, les lapins, on ne faisait pas de courses. On se rendait à l’épicerie pour certains produits comme le sucre, le café ou le savon. Y avait beaucoup d’échanges ! » C’est cette existence rude, libre et saine avec tous ses enchantements du quotidien, qui faisait une vie bonne. Ce qui manque aux nouvelles générations, selon Pépé, c’est « l’appréciation des choses simples, des petites choses ». Le besoin d’essentiel, de produits plus simples, s’accompagne aujourd’hui du retour de la proximité avec l’essor des circuits courts alimentaires. Certaines fermes de Ponthoile ont ainsi ouvert leur échoppe de vente directe. C’est le cas de la Laiterie de la Baie, au hameau de Romaine, où voisins et amis se croisent deux fois par semaine, se donnent des nouvelles, discutent, avant d’acheter le babeurre, les yaourts et le lait. Le principe des paniers de producteurs Amap se développe doucement, même si les territoires des Hautsde-France accusent toujours un léger retard en matière d’agriculture biologique. C’est pour tant chez Florent Boulanger une conviction depuis le commencement de sa ferme Les Légumes de la Morette. Cela fait dix ans qu’ils sont maraîchers avec son épouse. « Le bio implique des pratiques agricoles parfois contraignantes », concède Florent, mais il souhaite vraiment donner à la nature sa juste place dans la ferme. Tant mieux, car Étienne 5, son jeune fils, veut reprendre le flambeau. Ponthoile ferait un tableau paysan de toute beauté, montrant la rudesse des métiers de la terre et leur fragilité. C’est déjà un paradis pour les oiseaux migrateurs, qui aiment y séjourner malgré les chasseurs locaux. Bonne nouvelle, la chasse à la hutte est terminée jusqu’en septembre ! Et pour les mioches de Ponthoile, bonne nouvelle aussi : l’école va se transformer en scène-atelier d’art.