Rencontre avec Laurent Jamet, l’incroyable potier de la Vienne qui fait resurgir de terre les oyas, un ancien système d’irrigation dont il tourne aujourd’hui à la main 20000 exemplaires par an.

Par Xavier Matthias. Photographies Rebekka Deubner.

Nous retenons notre souffle. Laurent est penché au-dessus de son tour, souriant comme à son habitude, presque inconscient de cette opération incroyable et magique qu’il va réaliser en quelques instants sous nos yeux. De ce bloc de terre rectangulaire brut et humide presque informe, en une minute à peine, il va littéralement faire surgir une oya, délicatement ventrue, aux jolies courbes tellement organiques, sensuelles. Outil d’irrigation millénaire que le jardinier enfouira dans le sol un peu plus tard avec un pincement au cœur tellement elle est belle, la faisant avec regret quasi intégralement disparaître à ses yeux.

Bien qu’il ne soit pas agriculteur, Laurent Jamet ne l’a pas quittée cette terre qui depuis trois générations colle aux mains et à la peau de cette famille de potiers de la Vienne. Dans cette petite entreprise familiale, où travaillent de concert sa femme, sa sœur et depuis quelques semaines son gendre, cette belle histoire de terre a commencé avec le grand-père, ouvrier dans une tuilerie du Puy-de-Dôme, avant qu’en 1974 le père de Laurent ne crée sa petite entre- prise. À l’époque, on y tourne essentiellement des mitres et des poteries de cheminée, ces pièces juchées sur le toit en mesure de supporter à la fois la chaleur de la fumée, le gel de l’hiver, les orages et les coups de vent. Bref, cela fait quelques années déjà que le défi technique – celui qui consiste à transformer un bloc de terre brute en une pièce élégante et résistante –, on connaît ça dans la famille Jamet. En fait, cette gageure n’était que le début… Néoruraux fraîchement installés ou agriculteurs depuis dix générations, tous nous le savons, il est inutile de vouloir lutter : quand la terre nous parle, elle nous tient ! Il en est exactement de même avec Laurent : la terre lui parle, il sait l’écouter quand elle tourne sur ce tour tellement simple d’apparence. Parfois elle chante entre ses mains, parfois elle se plaint, gémit et craque. Parfois la chaleur la fait rougir et durcir, même s’il lui arrive bien sûr de se fendre sous les assauts de la flamme. Rarement, rassurons-nous, car Laurent est un potier attentif, que les enseignements du père et du grand-père ont aguerri. Les températures de cuisson pour chaque pièce qu’il tourne, quels que soient sa dimension et le mélange de terre qui la compose, il les connaît ! C’est d’ailleurs cette maîtrise qui permet aux poteries Jamet d’être parmi les dernières à fabriquer de telles pièces pouvant contenir jusqu’à 350 litres – les « ponnes » – et grosses jusqu’à un bon mètre de diamètre, intégralement montées à la corde. Un savoir-faire rare et en train de se perdre que ces artisans maintiennent au sein de leur petite entreprise.

L’INTELLIGENCE DES MAINS

Il serait dommage quand on possède une telle maîtrise technique de s’en tenir aux pièces de cheminée, même si elles concentrent à elles seules quelques jolis dé s pour une fabrication que Laurent tient à conserver artisanale, puisque, hormis pour le broyage et le mélange de la terre, il n’y a pas de machine à l’atelier. Au contraire, même, il est étonnant quand on voit une telle qualité de fabrication et de finition de constater la simplicité des outils : un vieux crayon pour faire les arrondis, une cuillère à soupe celée sur un manche pour le fond des cuves, un simple morceau de taule découpé comme gabarit, et c’est parti ! Tout est dans l’intelligence des mains et la qualité du regard. C’est avec cette vision artisanale et toujours empreinte de curiosité de son métier que Laurent a commencé la fabrication des oyas. Cette année, excusez du peu, il en tournera à la main pour notre plus grand plaisir quelque vingt mille pièces ! Commençons par le remercier lui et tous ces potiers qui se sont penchés sur ces objets pleins de cette sagesse ancienne où l’économie des ressources comme celle de l’énergie humaine n’étaient pas de vains mots. Quel jardinier ne s’est pas agacé en effet avec ces raccords d’arrosage en plastique qui fuient toujours un peu, ces tuyaux microporeux qui se bouchent et qu’il faudra rache- ter puisqu’ils sont quasiment impossibles à nettoyer, ou ce programmateur d’arrosage qui inexplicablement ne se déclenche plus ? Alors, bonne nouvelle, les poteries d’irrigation enterrées sont une solution (en matériaux naturels) à ces déboires qui ne fait appel ni aux plastiques en tout genre ni à l’électronique, et qui pourtant rend les mêmes services !

LA PRÉCISION DE LA RECHERCHE

Mentionné il y a plus de quatre mille ans en Chine, ce système d’arrosage par poterie en terre cuite enterrée a vraisemblablement été employé conjointement par de nombreuses civilisations agraires. On en trouve par exemple des traces en Corse ou dans les fouilles romaines. On connaît les oyas ou ollas (« marmite » en espagnol) sous le nom anglo-saxon de clay pipes ou parfois canaris en Afrique, même si l’expression la plus juste serait « poterie d’irrigation enterrée ». Le principe est simple, économe en eau et en temps. Il consiste à enterrer une poterie en argile poreuse pouvant contenir un à cinquante litres à proximité des végétaux cultivés pour que l’eau se diffuse progressivement dans le sol, sans évaporation. En fonction du type de terre et du modèle, on ne la remplit en général qu’une fois par semaine. Adaptées à des cultures en place et non à des semis, on obtient grâce aux oyas des résultats spectaculaires avec les cucurbitacées, ou plus simplement dans les jardinières.

Quel chemin Laurent aura parcouru depuis la découverte fortuite de ce pourtant tellement ancien système d’irrigation ! Comment ? C’est tout simplement à force d’être questionné sur les marchés de la Vienne, où avec son épouse il vendait en direct aux particuliers des pièces allant des pots en terre cuite à des objets de décoration vraiment naturelle des jardins ne s’usant que si on les heurte : « Est-ce que vous avez des oyas ? » Non, il n’en n’avait pas. Mais comptons sur lui pour se renseigner, s’informer et se former bien sûr. Quelle chance pour un potier à la curiosité insatiable : avec les oyas, il découvre un nouveau défi ! Réussir à faire une poterie à la fois poreuse et non gélive ! Une poterie dont la terre cuite va doucement laisser suinter l’eau sans se vider, dont les parois se gorgent donc se dilatent par définition, mais qui devront être en mesure de résister au froid et à la pression mécanique du sol ! Exactement comme pour un jardinier, le secret commence par une bonne connaissance de sa terre, même s’il faudrait dire « ses terres » en ce qui concerne le potier. Empiriquement, Laurent Jamet en mélange trois différentes pour bénéficier de la souplesse de l’une, de la résistance mécanique de l’autre – quand on la cuit à plus de mille degrés, mille cinquante très précisément – et surtout de la porosité de la troisième. Une fois enterrée, l’oya ne devra pas se vider en quelques heures seulement, mais laissera perler doucement son précieux contenu, en plusieurs jours voire plusieurs semaines pour les plus grosses. Il aura donc fallu à notre potier environ deux ans d’essais successifs avant d’obtenir un résultat qui le satisfasse et surtout satisfasse les quelques jardiniers professionnels avec lesquels il a mené sa recherche. Ces derniers testent, commentent, critiquent, et finissent par s’émerveiller de l’incroyable précision de son travail. C’est bien sûr à force de tâtonnements que Laurent a atteint des résultats capables de séduire des professionnels exigeants, mais qui dit à tâtons ne veut pas dire au hasard. Évoquer cette période d’essais avec lui nous permet de comprendre à quel point chaque donnée a compté, combien ce qui pourrait presque passer pour un détail est maîtrisé : les caractéristiques des terres employées bien sûr, le temps, les conditions et température de cuisson, puis de séchage… chaque point de la fabrication a été appréhendé.

AU COMMENCEMENT EST LA TERRE

Depuis cinq ans que Laurent fabrique ces poteries d’irrigation enterrées, il a désormais le sentiment d’en maîtriser la fabrication. N’allons surtout pas nous imaginer que le potier se repose sur ses lauriers, toute curiosité éteinte, se contentant d’une sorte de ronron permettant à sa petite entreprise artisanale et familiale de faire mieux que simplement résister à la pression de l’industrialisation qui gagne tous les corps de métier, le sien inclus. Dans l’uni- vers de la poterie également se développent de véritables usines avec leurs unités de production, leurs process, leur économie d’échelle… sans oublier le service marketing et tout ce qui a contribué à disqualifier le moindre de nos objets. Mais Laurent n’est pas inquiet, lui pense qu’il y a de la place pour tout le monde et compte sur les performances de sa propre « R & D », un secteur qu’à l’échelle de l’artisan nous pouvons moins pompeusement nommer «curiosité, soif d’apprendre, chercher, découvrir, s’améliorer pour résister à la pression de l’industrie ».

Des pistes, Laurent Jamet n’en manque pas. Après plusieurs mois d’expérimentations, deux nouvelles fabrications sont « sorties » de ses ateliers cette année. La première, ce sont de sublimes cuves à vin intégralement réalisées en terre cuite, mises au point avec le viticulteur biodynamiste Emmanuel Bienvenu, gérant de Château Gaillard à Messemé (Nouvelle-Aquitaine). Quant à la seconde, c’est cette fois avec des apiculteurs du Vaucluse qu’il a travaillé pour mettre au point… des abreuvoirs pour les abeilles ! Rien d’étonnant finalement à tout ceci quand on y songe. N’est-ce pas la terre le point commun aux jardiniers, vignerons et apiculteurs ? Par son art, Laurent est celui qui nous relie, nous rappelle à quel point, quelle que soit la façon dont chacun appréhende son métier ou sa passion, au commencement était la terre.