La mélodie du wwoofing? Prendre une pause, quitter la ville et découvrir l’agriculture bio. Récit d’une semaine intense d’apprentissage et de rencontres en Bourgogne, au Moulin de Braux, l’esprit libre et les pieds dans la boue.

Par Eulalie Juster. Photographies Rebekka Deubner.

Paris, ligne 10, 6 h 57. La rame de métro ronfle au rythme de quelques fêtards oubliés, nous sommes samedi matin. Bercée par la soul chaleureuse d’Alicia Myers, je ne réalise pas tout à fait que, dans quelques minutes, je m’embarque pour un périple d’une semaine loin de la ville. J’ai rendez-vous avec Luc au marché biologique de Boulogne à 7 heures pétantes. Luc est maraîcher dans l’Auxois. Deux fois par mois depuis trente ans, il monte à Paris vendre ses légumes. Et aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, je m’apprête à jouer à la marchande à ses côtés.

Je déambule route de la Reine à la recherche du marché. Dans la pénombre matinale, je distingue quelques silhouettes énergiques qui déchargent un camion. « Luc ? » Il me salue. Comme au téléphone, la voix est douce, le ton, mesuré. Nous ne nous sommes jamais vus. Un coup de fil préalable a scellé notre accord. Son regard clair et la sérénité qui émane de ses gestes me rassurent immédiatement. Cette semaine, je la passerai chez lui. Direction la Bourgogne, au Moulin de Braux plus précisément, partageant gîte et couvert avec des inconnus pour ma première expérience de wwoofing.

Le wwoofing ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce mot barbare aux accents anglais n’est pas qu’une onomatopée canine. Derrière ce néologisme boudé par le Larousse se cache une pratique née dans les années 1970 à l’initiative de Sue Coppard. La jeune secrétaire londonienne voulait offrir à ses collègues de la City la possibilité de profiter des joies de la campagne tout en soutenant l’agriculture biologique. C’est alors sous l’acronyme de « Working Week-ends On Organic Farms » que naît le wwoof. Aujourd’hui étendu à travers plus de 120 pays, le réseau qui se charge de mettre en lien les fermes biologiques avec les bénévoles propose un contrat basé sur la réciprocité. En échange d’une moyenne de cinq heures de participation aux tâches quotidiennes, le volontaire est logé et nourri par son hôte. Ce soir, je dormirai donc chez Luc. Mais, pour le moment, pas une minute à perdre, la mise en place du marché est un ballet qu’il faut savoir danser.

LA VOCATION DE MARAÎCHER

Luc dirige les opérations avec bienveillance. Il me montre comment disposer les légumes, en alternant les couleurs pour attirer l’œil, attention à bien empiler les cagettes les unes sur les autres sans rien écraser, ranger les racines avec les racines… Je ne connais pas tous les légumes, il les identifie pour moi avec mansuétude : radis Red meat, persil racine, côtes de bettes… Il n’y a pas de question idiote, Luc est un de ces rares professeurs devant lesquels on n’a pas peur de se tromper. Nous sommes à l’entrée de l’hiver, à la croisée des saisons. L’étal regorge de saveurs : des tomates, des betteraves, des courges de toutes les formes et de toutes les tailles, différentes sortes de carottes, de pommes de terre, des choux blanc, chinois, fleur, romanesco, de Milan, des herbes aromatiques… Et j’en passe. Tous sans exception cultivés par Luc sur ses quatre hectares maraîchers. Je bavarde avec Marie-Claire, venue prêter main-forte avec enthousiasme : ancienne wwoofeuse, elle est tombée sous le charme de cet homme à l’aura solaire. Malgré le réveil aux aurores, pour elle, ces samedis sont de vraies respirations en contrepoint de son poste de cadre sup dans une grande chaîne de télévision. Les premiers clients arrivent. Toute la matinée le stand ne désemplit pas, les habitués sont au rendez-vous et nous aurons peu de répit.

Vers 15 heures, nous levons le camp après avoir tout démonté. Luc prévient, il s’est réveillé à 3 heures du matin, il est exténué. Ça tombe bien, j’ai plein de questions à lui poser pour le tenir éveillé. Nous filons sur l’A6, les premières gouttes de pluie s’écrasent sur le pare-brise. Je m’inquiète de la météo, on annonce une semaine diluvienne. Que va-t-on pouvoir faire s’il pleut ? Il sourit. Pas la peine de se faire du mouron, il y a toujours du travail à la ferme. La nuit embrasse notre camion. Luc raconte sa vie. Après une enfance bourgeoise en banlieue parisienne, dans le sillage de son père, il se destine à des études d’ingénieur. C’était sans compter sur la révélation qui le frappe. À 15 ans, sans prévenir, il sort dans le jardin du pavillon familial, s’empare d’une bêche et commence à travailler la terre. La naissance d’une vocation. C’est l’effervescence des années 1970, Luc se rapproche des libertaires et des écologistes de la première heure. La bio est une évidence. Après deux ans de volontariat en agriculture et génie civil au Burkina Faso, hors de question de revenir à Paris. Pour lui, « la ville c’est l’antivie ». Direction la Côte-d’Or, où il visite des fermes jusqu’à découvrir sa terre promise. Le Moulin de Braux. C’est ici qu’il fera son jardin. Au départ, le projet n’est pas tout à fait précis. Ce dont il est sûr : pas d’enfant, pas de famille, sa vie ce sera le maraîchage.

UN RÉSEAU BIO

Le lendemain, le ciel est bas et la cour du moulin s’est transformée en patinoire de boue. Le dimanche, c’est jour de repos à la ferme. Tandis que Luc fait flamber les bûches dans le poêle, Kate Bush nous ensorcelle de ses Wuthering Heights. Nous profitons d’une éclaircie pour partir à la découverte du jardin.

De larges bâches couvrent les cultures. Les légumes d’hiver sont en retard à cause de la grande sécheresse du mois d’août. Luc craint le gel et tient ses belles endormies au chaud. L’agriculture biologique est soumise à bien plus de menaces que l’agriculture conventionnelle et demande énormément de travail manuel. L’ennemi numéro un du maraîcher : les mauvaises herbes. Celles qui prolifèrent sans vergogne, toujours plus abondantes d’année en année. Luc affirme : « Un euro de désherbant c’est l’équivalent de deux cents heures de travail.» La question de la main-d’œuvre est au cœur de ses préoccupations et c’est ainsi qu’au fil du temps le wwoof lui est devenu une précieuse ressource. Son exploitation à taille humaine ne peut prétendre à quasi aucune aide agricole. Bien sûr, l’agriculture biologique à échelle industrielle serait possible, mais cela ne l’intéresse pas. Pour lui, le travail de la terre est une pratique qui se partage. Au Moulin de Braux, il ne s’agit pas uniquement de faire pousser des légumes. Ce qui compte c’est de le faire ensemble. « On ne se fera jamais à l’injustice, l’ignorance ni à la méchanceté », dit-il. Sa communauté change de visage selon les allers et venues des wwoofers, des ouvriers, des camarades de passage. Pour Luc, qui ne prend qu’une semaine de vacances par an, ce sont autant d’occasions de voyager, d’échanger, de s’élever. En arrachant les mauvaises herbes en bande, c’est contre le mouron, la désertification des campagnes et la bêtise humaine qu’on se bat. Retour dans la cuisine, où le déjeuner dominical se prolonge. Sur la table, les mets foisonnent. Je prends la mesure du lieu où j’ai atterri : plus qu’une ferme, le Moulin de Braux est une maison où il fait bon vivre et qui abrite des personnages sensibles et hauts en couleur. Il y a Martine, la compagne de Luc, qui après des années de quête spirituelle dans les méandres du Nouvel Âge, bénit désormais les repas au nom de la Sainte Trinité ; Gérald, éternel amoureux de la nature, qui m’offre des pommes de terre en forme de cœur et s’émerveille devant les baies de cynorhodon ; Frederik, jeune wwoofer allemand, qui travaille toute la journée avec abnégation. Enfin, Luc, bien sûr, le personnage central du tableau, autour duquel gravitent tous les autres, réguliers ou petits nouveaux. Ils se nomment Georges, Claudio, Camille, Carole, Marianne, Rebekka, Flo, Ugo, Bebert… Ils viennent d’ici, mais surtout d’ail- leurs. Certains étaient thérapeute, assistant photo, institutrice, employé de bureau, marin pêcheur, d’autres voyagent, ou s’extirpent momentanément de leur vie citadine.

Je feuillette le livre d’or des wwoofers. Un ouvrage en plu- sieurs tomes. Depuis 1985, Martine et Luc ont accueilli plus de 1 500 wwoofers au Moulin. Au début, Internet n’existait pas. On fonctionnait par le bouche-à-oreille, avec des annuaires, plusieurs réseaux recensaient les agriculteurs bio. Le wwoof se mettait en place. Des étudiants du monde entier, curieux et prompts à s’essayer à un mode de vie différent, affluaient. Ils venaient passer plusieurs mois aux champs. Aujourd’hui, c’est différent. Au Moulin, ce sont surtout des Français, tous âges confondus, qui viennent pour de courtes durées. Le monde a changé, plus rapide, plus confus. Luc le ressent : ceux qui débarquent ici sont en quête de sens. La semaine dernière, il a eu la visite d’un ingénieur de chez Total à deux doigts du burn-out.

Le wwoof aussi a changé. Depuis l’an 2000, il se divise par pays et désigne désormais « World-Wide Opportunities on Organic Farms ». Le réseau tâche de se rendre plus attractif et connaît le succès. Le mot travail a disparu de la charte lisible sur le site. De nouveaux lieux de vie alternatifs, mêlant travaux manuels et recherche spirituelle, voient le jour. Pour autant, Luc ne se considère pas comme un gourou, mais bien comme un simple maraîcher.

WWOOFER EN TRAVAILLANT

Et c’est d’ailleurs ce qu’il déplore. Les gens ont perdu leurs repères, mais aussi le goût de l’effort et de la satisfaction du travail accompli. En allant wwoofer, certains ne cherchent plus à rencontrer le monde rural productif mais à se reconnecter à la terre par des pratiques alternatives. Luc n’est pas contre, mais il refuse la confusion ; il souhaiterait que le wwoof clarifie la position des différents hôtes et distingue les « vrais » agriculteurs des autres. Lui n’est ni ésotérique ni dogmatique. Sa spiritualité, il la vit quotidiennement dans son travail. Le rapport à la terre comme une force méditative, la production de légumes sains comme sa contribution au monde.

Le lundi, le rythme de la semaine reprend. Comme une joyeuse famille, nous commentons la matinale de France Inter en beurrant nos tartines de confiture maison. Luc nous informe des tâches de la journée. Il s’adresse à Frederik dans un mélange de français et d’anglais : « You take the little binette and you do the beetroot, ok? » Frederik acquiesce. Ils partagent le même amour de la terre. Ce même rapport ritualisé au travail. Pour Frederik, « Luc is a connecting piece between people and Earth ». Au moulin, entre la nature, les humains et les objets, il règne un joyeux chaos de fin du monde : ici, on ne jette rien, tout se réutilise. Martine accumule les vêtements pour les wwoofers de passage, Luc les matériaux pour les projets futurs. Le temps est gris, les pluies intermittentes, la boue s’en donne à cœur joie. À la ferme, il faut désherber sous les serres, récolter avant le grand froid, bâcher les légumes qui ne sont pas encore à maturité, nettoyer et trier les récoltes avant la vente. On fait le tri aussi parmi les centaines de cagettes qui pourrissent dans les greniers, vestiges d’une époque pas si lointaine où les récoltes étaient foisonnantes. Depuis cinq ans, la production de Luc a diminué de dix à quinze tonnes en raison des changements climatiques.

Au fil de la semaine, je me familiarise avec les travaux des champs : reconnaître les fèves mûres, déterrer les radis violets, couper les repousses de fenouil, cueillir les courges. J’ai le dos rompu, les mains terreuses et entaillées. Les travaux collectifs sont des occasions de discuter de tout et de rien : Macron et EuropaCity, la privatisation de la Française des Jeux, nos relations amoureuses, la vie des uns et des autres. Mercredi soir, j’accompagne Luc à l’AMAP à Sombernon. Vendredi matin, nous nous levons à l’aube pour le marché à Montbard. La pluie ralentit tout, et pourtant j’essaie de suivre la cadence. Le quotidien du maraîcher est éreintant. Les journées sont bien remplies, mais on prend le temps qu’il faut pour tout. La cuisine et les repas sont des moments sacrés. Je passe beaucoup de temps avec Luc, nous conversons en travaillant : le monde moderne, l’individualisme et la rébellion, les rapports féminin-masculin, la liberté, la religion… L’été, les wwoofers sont bien plus nombreux, il a moins de temps pour bavarder. On s’inspire. On échange. De la musique aussi. Je découvre les Tubular Bells de Mike Oldfield. Et je me demande : et moi, que suis-je donc venue faire ici ?

Je pensais simplement prendre un bon bol d’air et m’initier à la bio. J’ai rencontré de sacrés caractères, j’ai débattu, appris sur la nature tout court et sur la nature humaine surtout. Je suis prise dans un tourbillon d’émotions. C’est poli- tique, c’est spirituel, c’est une semaine intense. Samedi, le travail des mains me libère en n l’esprit. Aux champs, tout est silencieux. Je travaille automatiquement, sereinement. La fin de mon voyage approche, Remi, une jeune wwoofeuse japonaise, arrive à la ferme demain. Elle prendra ma place, tandis que moi je m’en retournerai ligne 10, le cœur plein, les ongles noirs et la besace débordante de délicieux légumes.