À 21 ans, Damien Roger s’énamoure d’une parcelle des marais de Bourges. Quinze ans plus tard, devenu paysagiste, il a développé là-bas un havre de création qu’il utilise
pour expérimenter et préparer ses projets d’ailleurs.


Par Daphné Hézard. Photographies Léon Prost.


À l’intérieur, tout le confort d’une maison sans eau ni electricité.

Sai, l’ancienne voisine de Damien, est maraîchère depuis des années dans les marais.

Abel, Alessandro, Antoine, Lucas et Robin s’affairent sur la parcelle, le front bas, les yeux rivés sur les herbes folles qu’ils cherchent à dompter. Ils sont venus prêter main-forte au paysagiste parisien, heureux propriétaire de deux petites parcelles dans les marais de Bourges, Damien Roger. La grossesse de Laura puis la naissance d’Orso, en juin dernier, ajoutés aux deux mois de confinement, l’ont contraint à rester en ville et privé de jardinage pendant presque six mois. Une désertion fatale pour les marais, qui s’en sont donné à cœur joie en son absence… Car en termes de bio- masse, un marais produit énormément. « Si tu loupes mars, avril et mai, quand tu reviens ça a énormément poussé, et ce qui te prenait cinq minutes pour désherber ou pailler te prend un temps monstrueux. C’est un travail de titan », expliqueDamien. Ces 4000m2 de terrain, il les a acquis en deux fois. La première en 2005, alors qu’il étudie aux Beaux-Arts de Bourges. Il a 21 ans. Une soirée sur la parcelle d’amis à manger de la blanquette à côté d’un mini- poêle à bois… « Je ne sais pas ce qui m’a pris, une espèce de lubie je pense. J’étais en mode Walden, je rêvais de me construire une cabane, d’apprendre à jardiner, d’apprendre la botanique. Je me suis très vite pris de passion pour le truc, raconte-t-il. Ça ne coûtait que 1,50 euro le mètre carré. À l’époque, c’était plutôt ce prix-là quand tu achetais des terrains très très en friche.»

À la bourse aux parcelles, gérée par une association, il choisit la sienne sur les « marais du haut » parce que c’était la plus arborée, la plus préservée et la plus sauvage. « C’est en ça que c’était un peu une folie. Il y avait des arbres et des saules partout. Uniquement accessible en barque.» Il arrive au début avec simplement une petite faucille à ronce et une binette. « Mais une binette dans une roselière, ça ne sert à rien… J’ai dû apprendre tout l’outillage, les savoir-faire, toutes les techniques de jardinage ici.»

Une fantaisie finalement devenue vite raisonnable puisque c’est une « étude paysagère des marais de Bourges » qu’il présente pour son diplôme, et c’est sur cette friche en plein milieu de cette zone classée de 350 hectares encadrée des coulants de l’Yèvre et de la Voiselle qu’il expérimente aujourd’hui toutes sortes d’idées. « Ici, je faisais beaucoup de photos, d’installations. Après, je me suis mis à faire de la pépinière. J’ai présenté des plantes en production, des miniatures des marais. J’ai décliné toutes sortes de choses autour de cette expérience.» Pour lui, la parcelle devient comme « une espèce de laboratoire de soi ».

HISTOIRE DES MARAIS

Difficile de se représenter les marais de Bourges quand on n’y a jamais mis les pieds. Nombreux sont les Berruyers qui ne les connaissent pas, voire en ignorent l’existence. C’est une ville invisible au cœur de la ville : créée par les jésuites qui, au XVIIe siècle, achètent une partie de ces « marais » et les louent à des particuliers qui les transforment en parcelles cultivables. Jusque dans les années 1950, ces parcelles étaient presque exclusivement réservées au maraîchage professionnel. Le paysage était bien différent, peu d’arbres hormis quelques fruitiers et des saules épars pour renforcer les berges. Les champs étaient plutôt monospécifiques, 200 m2 de poireaux par-ci, 200 m2 de choux-fleurs par-là, de la salade… Des familles entières qui ne vivaient que de ça. Ils partaient en barque le matin, se rendaient sur leur parcelle et revenaient le soir.

Si l’histoire officielle raconte qu’il n’y a plus de maraîchage professionnel dans les marais depuis les années 1970, en l’occurrence, il existe aujourd’hui ici une communauté complètement invisible, dont les membres sont souvent issus de l’immigration : Laotiens, Vietnamiens, Algériens, Marocains ou Cambodgiens arrivés dans l’histoire récente de Bourges. Ils se sont approprié ces marais car les terrains étaient peu chers. En se perdant dans les canaux, à bord d’une plate il est souvent fréquent d’apercevoir au travers des roseaux des chapeaux coniques nous laissant le temps d’un instant oublier que nous sommes au cœur de la ville de Bourges, à quelques mètres seulement de la gare ferro- viaire, et non pas dans les rizières du Laos.

« La vraie agriculture urbaine, c’est ça. Ce n’est pas les projets à la Hidalgo : faire trois pieds de tomates sur les toits dans des conditions impossibles où il faut arroser toute la journée », explique Damien Roger. « Nous sommes à dix minutes de la cathédrale inscrite au patrimoine de l’Unesco, ça ne se voit pas, on n’en fait pas de la publicité, on n’en fait pas des tonnes, mais il y a une réalité productive qui est là.» Sur le marché de la Halle au Blé, six familles de Laotiens vivent exclusivement de la production de leur maraîchage issu du marais. Sans panneau marqué « maraîchage bio local ». Une espèce de modestie que Damien apprécie et qui lui ressemble.

Justement, sa deuxième parcelle, c’est grâce à sa voisine laotienne, Sai, que Damien l’a récupérée, ou plutôt que Laura Roubinet, sa copine, a pu la racheter il y a cinq ans. Âgée et malade, Sai ne pouvait plus prendre sa barque pour rejoindre la digue et a donc été contrainte de vendre son marais pour se rapprocher de la route. À 74 ans, sur son nouveau terrain, elle continue tout de même de cultiver aubergines thaï, piments, châtaignes d’eau, épinards et haricots, qu’elle vend chaque mercredi, jeudi, samedi et dimanche au marché avec ses filles, Tchi et Sy.

« Jusque dans les années 1950, ces parcelles étaient presque exclusivement réservées au maraîchage professionnel […]. Des familles entières ne vivaient que de ça. Ils partaient en barque le matin, se rendaient
sur leur parcelle et revenaient le soir.»


Le pont des amoureux, qui relie les parcelles de Laura et Damien.

RENCONTRE ROYALE

Laura et Damien se sont rencontrés au Potager du roi, l’école de paysage de Versailles. Aujourd’hui, Laura travaille dans le public, elle est responsable des jardins de Matignon. C’est ensemble qu’ils ont réellement mûri et construit un projet pour leur marais. Grâce à la nouvelle acquisition, le petit bout de terre a soudain pris la forme d’un jardin, le cabanon s’est formalisé. « Nous avons construit un pont pour lier les parcelles. C’est le pont des amoureux. Quand on a envie de s’engueuler, on reste chacun sur sa parcelle », sourit Damien.

Au-delà d’un espace domestique, le lieu évolue au fil des apprentissages et au rythme des ateliers jardinages et autres workshops pour devenir le premier né de l’agence créée par Damien il y a cinq ans : Paludes. Le nom est bien choisi. Ce premier week-end de septembre est rassemblée sur place une fine équipe à l’œuvre sur l’important chantier de remise en état. Ils viennent des Baux-de-Provence, de Mayenne, d’Italie et de Paris filer un coup de main à leur copain. Ils dévasent, arrachent la jussie, cette plante envahissante qui a tendance à boucher les coulants, et moto-cultent. Tout ça dans une bonne humeur générale.

En lien avec le CCVS (Conservation des Collection végétales spécialisées), l’organisme qui recense les collections et qui organise les échanges de plantes entre les collectionneurs, l’idée de Damien Roger est de réussir à monter une collection de Lys et de Pétasites du marais de Bourges, de la faire labelliser et d’ouvrir progressivement son jardin au public. Il cultivera des choses assez spécifiques qu’on ne voit pas souvent ailleurs pour les essaimer ensuite, sur les projets de ses clients. Les Troisgros, la Villa Noailles, un château dans la Nièvre ou encore, une propriété XVIIIe avec un vieux parc à l’abandon au bord de la forêt de Rambouillet pourront tous bénéficier de ce qui a poussé ici, dans ce palude.

Dans le texte de Gide du même nom, une mise en abîme compare un homme embourbé dans un marais à la pénible tâche de l’écrivain qui produit. Une image lointaine de celle de Damien pour qui son marais personnel est devenu lieu d’origine, dont tout part.