C’est avec une grande tristesse que nous avons appris la disparition de Jacques Massacrier. 

Jacques a été une grande source d’inspiration pour Regain.

Nous lui avions consacré un article dans notre tout premier numéro.

nous vous invitons à le relire ici.

Il est celui qui, à 36 ans, à la fin des années 1960, a quitté Paris pour s’installer à Ibiza et tourner le dos à la société de consommation. Notre rédactrice en chef est partie sur les traces de cet anti-conformiste, précurseur de la décroissance et adepte d’un mode de vie minimaliste.

Par Daphné Hezard.

Cher Jacques,
Je vous ai rencontré dans un livre.
C’était en juillet 2017, nous n’en étions alors qu’aux prémices de Regain et je déjeunais chez Valentine, que mon ami Alain avait tenu à me présenter. Elle retapait la ferme de ses grands-parents. On allait soi-disant bien s’entendre : entre Regain et sa laiterie, on aurait sans doute plein de choses à se dire. Comme sa maison était en travaux, elle avait organisé un déjeuner sur le pouce sous la tonnelle de son garage. C’était joyeux, et chaleureux et c’était simple.
Vers la fin du repas, elle est arrivée avec deux- trois livres, dont le vôtre : Savoir revivre. Un beau titre, et de beaux dessins. Il y avait des étoiles dans les lettres, du mauve, du rose et du orange dans les fleurs, un oiseau bleu et même un ver de terre : «Textes et illustrations Jacques Massacrier, éditions Albin Michel ». Le tout écrit à la main, de votre main. Voilà ce que disait la couverture. J’ai feuilleté ce manuel de 200 pages à la va-vite avant que la pluie cesse et une fois rentrée chez moi, je me suis renseignée sur vous. J’ai tapé votre nom dans un moteur de recherche, j’ai visité le site des éditions du Devin et je vous ai même demandé en ami sur Facebook. J’en ai déduit que vous étiez vivant. Et ça, c’était vraiment une chouette nouvelle. J’ai immédiatement voulu partir à votre recherche, vous qui aviez quitté la ville en 1969 avec femme et enfants, pour vivre plus proche de la nature. J’ai lu les mots de votre première page. « Chaque année, des centaines de milliers de gens prennent conscience de la stérilité de leur vie sociale, éprouvent le pressentiment des grands bouleversements ou des cataclysmes qui n’épargnent que les peuples primitifs et ils partent pour réapprendre à vivre organiquement dans la nature. (…) En retournant près de la nature, nous contribuons à la protéger, nous réintégrons notre élément naturel et cessons de collaborer avec une société dont la vitalité est basée sur le gâchis. Nous sommes peut-être les

pionniers d’une grande migration vers un monde meilleur qui est à notre porte. L’Homme s’obstine à inventer l’Enfer dans un monde paradisiaque.»

Cinquante ans plus tard, ces paroles, écrites en 1973, n’ont jamais résonné aussi juste. Vos mots n’ont pas vieilli et de plus en plus de gens ne rêvent que d’une chose : partir suivre votre modèle. Les années 1970 ont été une période d’exode pour de nombreux idéalistes, venus trouver refuge dans un cadre idyllique. Entre 1967 et 1975, une véritable communauté s’est installée à Ibiza, en parfaite symbiose avec la population locale, qui leur fournissait alors les denrées essentielles pour le quotidien. Des artistes et des penseurs pour qui l’argent était devenu superflu et qui n’aspiraient qu’à une chose : le bonheur.

C’est là où je suis partie vous chercher. Après avoir remué ciel et terre pour récupérer vos cordonnées, nous avons fini par vous parler. Un beau jour, nous avons débarqué sur votre île. Nous étions deux, Alexis, son appareil photo et moi. Nous nous étions donné rendez-vous le lendemain matin. L’excitation montait, lorsque soudain nous avons reçu un message de votre part annulant notre entre-vue, pour souci de santé. Vous avez déjà 85 ans. Né en 1933 à Vincennes, vous dessinez depuis la petite enfance. Vous écrivez aussi beaucoup. Des études d’arts graphiques et d’arts appliqués vous ouvrent les portes de l’agence Publicis, où vous officiez en tant que directeur artistique. Là-bas, vous irez jusqu’à créer des campagnes publicitaires pour Shell… Vous vivez dans les beaux quartiers, roulez dans de jolies voitures, la belle vie finalement… Jusqu’au Noël 1968, où vous découvrez Ibiza. Séduit par la beauté de la nature, la gentillesse et la tolérance de la population, à l’époque, essentiellement rurale, vous abandonnez tout en 1969 pour vous installer en pleine nature avec votre femme Greta et vos deux jeunes fils, Loïc et Joel. Avec vous, partent vos deux singes, Pinpin et Moune.

CHEZ LES MASSACRIER

Le jour de notre visite, sans vous, nous sommes allés jusqu’à San Juan, nous avons déjeuné dans le petit bistrot San Juan Restaurante où vous continuez à venir, chaque matin, pour le café, et chaque soir, pour un petit verre de vin rouge avec Greta. Nous sommes allés jusque chez vous – nous vous avions ramené du pain de France. Nous sommes rentrés bredouilles et n’avons plus jamais eu de vos nouvelles jusqu’à ce qu’un beau matin, mon téléphone sonne. «Allô, je suis la nièce de Jacques. Il va beaucoup mieux. Passez à la maison mardi prochain et j’essaierai de répondre à vos questions. Jacques m’a dit que vous viendriez.» Dans sa maison-atelier de Nogent-sur-Marne, Nathalie, fille de votre frère Pierre, décédé en 2013, me reçoit pour me parler de vous, son oncle qu’elle n’a pas vu depuis sept ans mais avec qui elle communique de temps en temps par e-mail. « Quand il est parti, je devais avoir cinq ou six ans. Il a vendu son appartement parisien et a mis l’argent sur un compte. J’ai lu dans une lettre qu’il avait demandé à sa mère de lui envoyer trois cents francs par mois, pour rester cohérent avec le livre qu’il allait écrire et ne se satisfaire que du simple minimum », raconte-t-elle.

« Le métro-boulot-dodo, ça l’a fait chier. Ils avaient les moyens de le faire et ils l’ont fait.» Nathalie est artiste aussi, « la seule de la famille avec Jacques », précise-t-elle fièrement. Chez elle, beaucoup de toiles, de pots de peinture, un poste de radio branché sur RTL, un chat, un joli jardin et un joyeux désordre au milieu duquel on retrouve quelques reliques excentriques du tonton original, comme des cartes de vœux hilarantes : « Greta et Jacques Massacrier vous souhaitent pour 1961, téléski, c’qui y a de mieux, yeux de biche, bichonné, n’hésitez pas, passez la commande, mandarine, inédit, dis moi oui, whisky… » Vos campagnes de pub sont encadrées sur les murs et vos nombreuses nouvelles, soigneusement répertoriées par le père de Nathalie.

« Les premières années à Ibiza, ils ont dû s’éclater, après ils ont dû commencer à planter des tomates pour les vendre, mais j’ai entendu dire que Jacques avait appelé sa mère pour lui dire : “Ça n’a pas bien marché les tomates sur le marché [tout le monde vendait des tomates au même moment, NDLR], je vais écrire un livre.”»

LA VRAIE VALEUR DES CHOSES

Savoir revivre, votre guide initiatique entièrement dessiné et écrit à la main pour réapprendre à vivre dans la nature et en totale autonomie. En 307 points, vous y expliquez de manière très précise comment construire sa maison, mais aussi le tricot, la couture, le jardinage ou l’élevage de poules. Vous connaissez les vertus des plantes et donnez les bons remèdes pour soigner une intoxication alimentaire ou un rhume de cerveau. En retapant votre finca « Ca’n Tauet », à cinq kilomètres du village de San Juan, vous apprenez et prenez les notes nécessaires pour remplir ce livre et servir d’exemple à d’autres. Aujourd’hui, vous l’avez d’ailleurs ouvert à tous en le rendant accessible gratuitement en ligne, pour que le plus grand nombre puisse encore s’y plonger : « Il faut avoir un puits pour connaître la valeur de l’eau… Il faut faire pousser un arbre pour hésiter avant d’en abattre un autre… Il faut savourer les légumes de son jardin pour savoir à quels succédanés nous étions accoutumés… Il faut couper son bois pour retrouver devant sa cheminée la véritable sensation du confort… Il faut confectionner ses propres vêtements pour ne plus avoir envie de subir les caprices de la mode… Il faut regarder vivre les animaux et les insectes avant d’exterminer quelques soi-disant “nuisibles”… Il faut retrouver la santé du corps et de l’esprit pour réaliser le plaisir de vivre et celui d’aimer.» Dès sa sortie, Savoir revivre tape juste et obtient un énorme succès. On parle de centaines de milliers d’exemplaires vendus et de traductions en six langues qui vous valent, en 1973, la Une de Paris Match. « Changer la vie ? Eux l’ont fait… Histoire vraie d’un cadre supérieur qui a tout quitté pour la nature », titrait l’hebdomadaire. En photo : vous, cher Jacques, avec Greta et Loïc, libres et beaux, dont le sourire, la bonne mine et l’air insouciant laissent rêveur. À l’intérieur, vous expliquez ce changement de vie radical : « Vie infernale. Pas possible. Somnifère la nuit pour dormir. Je gagnais beaucoup d’argent dans une grande agence de publicité. (…) Je menais une vie de dingue. Je travaillais tard la nuit, me levant tôt le matin, pas le temps de déjeuner à la maison, je ne voyais jamais mes enfants, c’était effroyable.»
À Ibiza, du défrichage du jardin à la création d’un potager, grâce aux conseils des paysans de San Juan et aux leçons des livres agronomiques que votre mère vous envoie de Paris, vous êtes de plus en plus autonomes. Vous écrivez d’autres livres : Partir : manuel de vagabondage à voile, Outre-temps, Le Goût du temps qui passe… La vie avance, toutes sortes de légumes possibles et imaginables poussent, des poules produisent quatre douzaines d’œufs par semaine et quelques chèvres permettent à Greta de fabriquer son fromage. Vos seuls achats s’élèvent à 170 francs par mois – sucre, beurre, riz, farine, vin, savon, chaux, fourrage, pétrole, butane, allumettes et cigarettes – et vous vivrez sans eau ni électricité pendant plus de dix-sept ans. Depuis quelques années, vous avez dû quitter votre maison pour un appartement, dans le village de San Juan, avec Greta. C’est là où je suis venue sonner. Au deuxième étage, sur le pas de votre porte, les plantes poussent quand même. Un chat en liberté détale entre nos jambes. Dans une interview récente, vous semblez cynique sur l’avenir : « On est trop nombreux sur cette Terre. Et quand les Chinois et les Indiens auront tous leur voiture qui fonctionnera avec le pétrole du pôle Nord, on suffoquera tous en beauté. Les mentalités ne vont sûrement pas changer en un clin d’œil. À moins… À moins que d’énormes cataclysmes éveillent les consciences. Mais il faut combien de morts pour qu’on rectifie le tracé d’un virage dangereux ? »

Votre nièce me raconte au contraire que vous n’aviez qu’une idée fixe, rigoler : « “Formi- dable”, “magnifique”, ce sont des mots qu’il répétait tout le temps. »

Et moi, cher Jacques, je retiens la fin de votre carte de vœux de 1961 : « Olé olé, l’héritage, âge d’or, dormez bien, Bien à vous… »

Le Mucem à Marseille consacre une grande exposition à Jean Giono. Regain a pu aller, échanger avec ceux qui l’ont construite et ont veillé à peindre la réalité multiple de l’écrivain, bien loin du cliché du Provençal auquel le rattachent parfois ses terres d’origine.

Par Saskia Caracciolo. Photographies Julien T. Hamon.

Dernier bureau de l’écrivain

Sa collection de plumes et une page
du manuscrit Le Poids du ciel.

Sylvie, Jacques et Emmanuelle. Ils sont trois acolytes unis par Giono, ses mots et les lieux qu’il a habités et réinventés dans ses livres. La première est sa fille, Sylvie Giono, 85 ans, grandie ici, dans les pattes de l’écrivain, au Lou Paraïs, à Manosque, leur maison aux volets verts où nous la rencontrons. Le deuxième c’est Jacques (Mény). Réalisateur documentariste, il fait la connaissance de la famille de l’écrivain un an après la mort de ce dernier et décide de lui dédier une part de sa vie, à creuser et disséquer tout ce qui a pu être écrit par et sur lui. Observateur compulsif de ses mots et de ses livres, lors de la visite de Lou Paraïs il ne peut s’empêcher d’attraper et ouvrir les ouvrages à la volée sur les étagères. Il préside aujourd’hui l’association des Amis de Jean Giono, deuxième plus grande association d’amis d’un écrivain après celle de Colette. La troisième, c’est Emmanuelle Lambert. Elle est venue après, alors que Sylvie et Jacques se côtoyaient déjà depuis des décennies : « Quand je les ai rencontrés tous les deux, mon âme d’écrivaine a reconnu d’extraordinaires personnages de roman et des êtres extrêmement généreux. » Auteure, commissaire d’exposition habituée à l’exercice périlleux de rendre visuels ceux qui écrivent, Emmanuelle rencontre Jacques il y a quelques années sur la terrasse du Mucem. C’est lui qui a eu l’idée de raconter Giono dans une grande exposition de 1000 mètres carrés dans ce musée de Marseille.

«ON N’EXPOSE PAS UNE LANGUE»

Aujourd’hui, cela fait près de cinquante ans que Jean Giono est décédé. Le vrai anniversaire de commémoration sera l’année prochaine mais, déjà, les trois complices sont à seulement quelques semaines de l’inauguration de l’exposition qui verra le jour le 30 octobre. Tout n’est pas finalisé. Il reste par exemple à Jacques, conseiller scientifique de la rétrospective, à choisir les pages qu’il veut laisser ouvertes pour présenter la quasi-totalité des manuscrits de l’écrivain. Emmanuelle doit, elle, encore installer les œuvres contemporaines qu’elle a commanditées à quatre artistes venus interpréter certaines facettes symboliques de l’œuvre de l’écrivain.

Son objectif en tant que commissaire ? Casser l’image simplifiée « d’auteur du patrimoine provençal en veston avec sa pipe » qui précède l’écrivain. « Giono a une image en total décalage avec la réalité de son œuvre. Certains ont retenu de lui un proto-écolo un peu rond et terne, alors que Giono était un furieux, explique Emmanuelle. Moi-même, je me souvenais d’un écrivain lumineux mais, en me replongeant dans ses livres, j’ai sans cesse été essorée par des textes d’une extrême noirceur car ce qui l’intéresse, c’est le mal. » « Du coup, pour les cigales et la lavande, il faudra repasser », poursuit-elle en riant.

Elle fait dès lors le choix de ne pas commencer l’exposition avec l’histoire du petit Giono gambadant dans les champs mais par les champs de bataille de la guerre de 1914-1918. « Pour raconter Giono, ce n’est pas la Provence qu’il faut montrer mais comment son regard fictif, sa langue ont transformé la réalité des lieux. Et la difficulté, c’est qu’on n’expose pas une langue », précise-t-elle. Pour rendre un peu concrète cette langue, Emmanuelle prend alors le parti pris d’exposer la quasi-totalité des manuscrits de l’auteur, sortes de fétiches précieux toujours écrits à la main. Elle continue : « Ce qui est magique, c’est qu’à part quelques inédits trouvés dans des ventes, la majorité des ouvrages a été conservée, intacte et ensemble au Paraïs, sans jamais quitter le lieu où Giono les a écrits.»


Le rez-de-chaussée où Giono eut son premier bureau, une pièce qu’il partageait avec la mère de sa femme.

La fenêtre sans volets que l’on aperçoit tout en haut est celle du dernier bureau de l’écrivain.

Sylvie Giono.

UN VOYAGEUR IMMOBILE

On accède au Lou Paraïs par une longue allée étroite, ombragée par de gros buissons de mûres suspendus. Si on tend la main, hissés sur la pointe des pieds, on peut en attraper. Une fois dans la maison, Jacques et Sylvie se meuvent avec l’agilité de ceux qui connaissent chaque recoin, chaque défaut d’une marche grinçante, d’un volet capricieux à refermer après les visites. « C’était une maison immobile où on ne respirait que l’air de Manosque », raconte Sylvie de son enfance. Le lieu fut acheté par son père en 1930, lorsqu’il décide de quitter ses fonctions d’employé de banque et de se dédier à l’écriture après que son grand ami le peintre Lucien Jacques a découvert ses poèmes dans le journal La Criée. Il n’arrêtera plus jamais d’écrire. Sylvie l’appelle « ouvrier de l’écriture » : « Il mettait la même rigueur qu’à être banquier dans son rythme régulier de travail d’auteur, il ne s’arrêtait jamais avant d’avoir terminé cinq pages par jour, et toujours à la main.» Après le choc de la Première Guerre, Giono décide de ne plus quitter Manosque, de s’enfermer au Paraïs pour lire et écrire. « Il pensait qu’il valait mieux être un voyageur immobile », continue Sylvie.

Elle sort un coussin d’un placard pour s’installer plus confortablement sur une chaise de jardin, à l’ombre devant la maison, et raconte comment elle est née ici après sa grande sœur Aline, comment elles y ont grandi avec leur mère et leurs deux grands-mères, une flopée de chiens et de chats et les visiteurs en balade que son père a toujours nourris avec les victuailles des deux fermes qu’il avait achetées. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est ce qui les a sauvés.

Au dernier étage, dans le bureau que Giono a occupé à la fin de sa vie, les vestiges sont simples : un manteau de mouton jeté sur une banquette, un échiquier, une collection de plumes (il n’écrivait qu’à l’encrier et à la plume, donnant les Parker et les Waterman qu’on lui offrait à ses filles), ses buvards, et ses livres, précieux outils de voyage. Par la fenêtre, on admire la vue du clocher. On touche du bout des doigts les fresques des amis peintres qui ornent les murs délavés. « Ici, on assistait aux voyages intérieurs de mon père, qu’il effectuait les yeux plongés dans ses livres ou dans cette peinture de chevaux mongols qui le suivait, comme nous, de bureau en bureau à travers les étages », se souvient Sylvie.

« Ces bureaux ont toujours été un endroit où on pouvait l’interrompre, c’était tout sauf une tour d’ivoire.» Les enfants et les chats y sont les bienvenus. L’écriture n’est pas sacralisée, elle appartient à la vie, au quotidien. « C’était un rituel : quand on trouvait un chaton abandonné, on l’apportait à mon père. Il le glissait près de son cœur, dans le pan de sa robe de chambre. Le chaton passait ensuite deux jours ainsi, lové contre lui pendant qu’il écrivait.» Si la bête survivait, l’écrivain la rendait à ses filles, et elle pouvait rejoindre la kyrielle d’animaux qui tournaient autour du Paraïs.

Les chambres des deux enfants étaient sur le même palier que ce fameux bureau. « Le bon- heur, pour nous, c’était quand on était malades et qu’on avait le droit de rester à la maison. Il nous soignait avec une douceur inégalée. Il aimait s’occuper des êtres. »

Tous les soirs, une fois ses cinq pages écrites, Giono les lit à ses filles. « On avait un feuilleton avec un épisode par jour mais, parfois, papa bloquait et c’était dur car j’étais tout à coup en panne de mon héros.» Le héros absolu pour Sylvie adolescente, c’est Angelo, du Hussard sur le toit, dont elle est évidemment amoureuse. Les après-midi, Giono emmène ses filles marcher sur le mont d’Or et leur raconte la nature, qu’il a apprise de son père à lui. « Il nous révélait un tas d’informations sur la nature, les oiseaux, les animaux, et quand il n’avait pas la réponse, il inventait », explique-t-elle. « Je n’appellerai pas ça des mensonges, mais il a toujours eu un rapport très détaché à la réalité. »

GARDIENS DU TEMPLE

Il y a maintenant deux ans, la maison de Giono a été rachetée par la Ville. C’est désormais main dans la main avec la commune que l’association des Amis de Jean Giono doit faire survivre sa mémoire et ses mots – la collection de manuscrits lui appartient. Depuis le rachat, l’objectif de la Ville a été d’ouvrir plus souvent, de faire entrer les visiteurs, accueillis désormais devant le comptoir moderne fraîchement apposé au cœur de ces murs anciens. Dans les étages, rien n’a encore bougé. Face à ce souhait d’ouverture et de mise au goût du jour, Jacques et Sylvie sont devenus gardiens et arbitres, veillant à protéger les traces tangibles du passage de l’écrivain. Pour Jacques, c’est aussi le berceau de sa passion d’universitaire et de chercheur car, à portée de main, sont nichés ici tous les ouvrages et les inspirations de l’univers de l’auteur. Il prépare d’ailleurs un colloque sur Giono et les steppes sauvages. « Elles l’obsédaient alors qu’il n’y avait pourtant jamais mis les pieds », évoque Jacques. Sans doute grâce à sa passion pour les territoires intouchés, les déserts et les surfaces pelées qu’il décrit encore et encore dans ces livres.

Lorsqu’on conduit deux heures depuis Manosque, on finit par atteindre le sommet du mont Ventoux. Pas une plante n’y pousse, on dirait la lune, et on pense à lui et à son regard sur le plateau de Valensole, quelques kilomètres plus bas :

« Il [le plateau de Valensole] est le mauvais compagnon. Entendons-nous : il est pour moi l’ami magnifique, mais il est le mauvais compagnon de ce paysan des plaines (…). Ce qui inquiète c’est son silence. Il est là-bas, il ne dit rien (…). Et lui, il est là-bas toujours pareil, toujours muet ; il rêve, pensez-vous à regarder à plein visage la belle lune de jour qui vole avec ses deux cornes au-dessus de lui (…).

Il est quand même, pour moi, l’ami magnifique. Qui n’a pas son caractère ? Mais, par les beaux dimanches d’août, quand on lui a rasé sa chevelure de blé, quand il est crâne nu sous le poids de feu qui fait craquer l’argile du ciel, alors il sait, d’un enseignement sûr, vous mener jusqu’au fond sensible de la vie (…). »

Manosque-des-plateaux, texte de 1930

Comme tous les grands poètes, ce qu’il dévoile a parfois quelque chose de prophétique, nous raconte Emmanuelle. Ce qu’il dit déjà de la consommation, du goût du profit, du saccagement de la nature fait écho sans aucun doute avec l’époque actuelle. « Mais son écologie n’est pas réconciliée et sympathique, c’est violent, il dénonce les coupables et assume qu’il faut recommencer à zéro mais que les intérêts d’argent seront toujours contraires à la préservation d’un équilibre de la nature », explique-t-elle, évoquant Que ma joie demeure, qui capture selon elle avec brio des idéaux de société. Dans cet extrait de l’ouvrage, Giono met côte à côte étoile et plante pour créer Orion-fleur de carotte, invention littéraire née du regard poétique de l’écrivain sur une réalité. Et résonnant encore aujourd’hui, ces mots magiques sont loin d’être un mensonge, ils sont un cadeau.

«Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.
– Je me souviens.

– Alors je t’ai dit : regarde là-haut, Orion- fleur de carotte, un petit paquet d’étoiles. Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.

– Et si je t’avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles ça n’était pas la première fois que tu en voyais, et ça n’avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t’avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l’avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t’ai dit : Orion- fleur de carotte, et d’abord tu m’as demandé : pardon ? pour que je répète, et je l’ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.

– Je me souviens, dit Jourdan, à voix basse.

– Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.

– Oui, dit Jourdan. Bobi laissa le silence s’allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n’avait envie de parler.

– De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde.Si je le dis je le donne. Qu’est-ce qui vaut mieux ? Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.

– Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi. Il se dressa. Il se fit voir. Il n’avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.

– Vous n’avez pas d’autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu.»

Que ma joie demeure, 1935