Plutôt que partir loin, Marion et Quentin ont choisi de passer leur voyage de noces en France. L’idée les a traversés de l’explorer d’ouest en est. Un été sous forme de carnet de route d’Ouessant, au large de la Bretagne, à San-Giuliano en Corse.

Textes, photographies et illustrations par Marion Scheiff et Quentin Bordet.

Comme les autres voyages, il aura commencé par l’achat d’un carnet « feuilles blanches, grand grammage » et d’un stylo noir. Va-t-on réussir à écrire et photographier en territoire français ? Voici le défi. Va-t-on ressentir le même « attrait », la même surprise, la même curiosité qu’à l’étranger ? Ne va-t-on pas s’ennuyer ? On se demande ce que l’on va trouver dans ce mois français, en territoire connu ou presque. Et pourtant on est excités. Car on reprend la route et il va falloir se réinventer. Départ à 14 heures. Premier théorème du road trip, toujours une heure en retard.

DU PLUS À L’OUEST AU PLUS À L’EST

L’été dernier, pour notre voyage de noces, nous avons décidé de ne pas partir loin. Mais de traverser la France, par la route. De l’île d’Ouessant, au large des côtes bretonnes, à San- Giuliano, une plage corse. Nous, c’est Marion et Quentin, la trentaine, respectivement pari- sienne et chambérien, travaillant à Paris – Marion dans une maison d’artisanat français, Quentin dans le conseil et l’écologie. Nous pas- sons une bonne partie de nos vendredis dans des trains, pour la Bretagne ou pour la mon- tagne. Passionnés de ski, d’amis, de pain et de photographie. Mais toujours à la recherche de nouveaux projets ! Depuis plusieurs années, nous privilégiions les week-ends en France plutôt qu’à l’étranger : notre rencontre s’est faite lors de vendanges à Bordeaux, nos pre- mières vacances en Balagne, la demande en mariage à la Mer de Glace, notre mariage en Bretagne. Mais nous n’avions pas fait, depuis longtemps, un été français. Long comme des grandes vacances…

1-Ouessant
1LasVegas
2BouledeFort
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STATIONS DE LA LOIRE | Maine-et-Loire (49). Station-garage fermée depuis 2017. « Vivez la vie en Firestone », clame encore la seule publicité debout à l’intérieur. Dehors, la nature reprend petit à petit ses droits.

SOUS LES PAVÉS, LA PLAGE
Marseille, Bouches-du-Rhône (13)
Il n’est pas huit heures du matin et la plage révèle déjà sa magie. Kaléidoscope
de couleurs. Rituelle recherche du meilleur endroit, organisation des affaires. Désinhibition. Les corps encore ensommeillés s’exposent. Et à la plage, on ne se comporte pas comme dans la rue. On ose. Se montrer, se rouler, s’avachir, se contorsionner. Les corps, à nu, prennent alors parfois une tournure humoristique. Comme si le sable et l’eau jouaient un rôle de murs transparents, on est parmi la foule, mais plus que jamais dans sa bulle.

PARTIR POUR RESTER, QUAND VOYAGE DE NOCES RIME SOUVENT AVEC LOINTAIN ET EXOTISME

« La Déroute » est née comme ça ! Mêlée à une résolution : ne pas prendre l’avion. Et surtout à une volonté de se réapproprier nos terres, de « donner sa chance au pays » – que l’on adore, que l’on critique parfois à souhait, que l’on ne connaît finalement que par bribes. Nous voulons découvrir de nouvelles régions, faire des rencontres, voir ce qu’il s’y trame. Un certain éloge de la lenteur aussi : se laisser un mois et tout un territoire pour une (re)découverte ! Habitués à écrire, à photographier, à dessiner, la question est posée : serons-nous capables d’enfiler l’habit du voyageur pour cette traversée ? Et si rester chez soi était le nouvel exotisme ?

NOUS ABANDONNONS WAZE DÈS LE 2e JOUR: AUCUN INTÉRÊT DE SUIVRE LE TRAIT VIOLET

Nous voici à ressortir la carte Michelin, à chercher les petites routes sous la forêt, car c’est cela « rentrer dans les terres ». Nous avons pisté, autant que nous le pouvions, des lieux authentiques, responsables, qui avaient une histoire à nous raconter, et qui nous parlaient. Sans guide, nous écumions Internet et avons beaucoup compté sur nos intuitions et le hasard. Pour trouver où dormir, l’un appelait quand l’autre conduisait. La route parfois ça dure, alors nous avons relu l’histoire de la marquise de Pompadour, découvert des châteaux abandonnés, empilé sur la plage arrière plus de livres qu’elle n’en pouvait contenir.

PAR LES CHEMINS OUBLIÉS, S’ÉMERVEILLER, ARPENTER, ÉCOUTER LES HISTOIRES DES GENS

Plus de 5000km parcourus, et un regard renouvelé sur la France. À quoi s’attend-on à ces croisements de France ? Nous avons aussi découvert des endroits magnifiques, étonnants, d’autres très simples mais émouvants. Ouessant la sauvage à la lande battue par le vent. Quiberon de l’Océan. Béhuard, petite île sur la Loire. Le Lot, département coup de cœur. Uzès perle du Sud, aux murs de pierres et aux figuiers colonisant les fissures. Nous nous sommes réappropriés des lieux de notre enfance. Avec ce plaisir de se recouler dans la Dordogne vingt ans après. De passer au Festival Photo La Gacilly. De revivre le départ d’un ferry. De sentir l’odeur du maquis corse. Traverser la France, adulte, permet aussi de se replonger dans l’enfant que l’on était. Nous avons adoré pouvoir entendre les gens et leurs histoires. Sans barrière de la langue, dans toute leur entièreté. Nous avons remarqué que les Français n’aiment pas vraiment être photographiés. Et pourtant ils sont beaux. Nous nous sommes émerveillés de cette quantité de nature, et de sa diversité. Nous avons parfois roulé des heures entre les forêts et les champs, nous imaginant qu’à une époque tout le territoire devait être boisé ! Nous avons vu les couleurs changer. Les laiteux gris et émeraude de Bretagne ont laissé place au brut de terre et de vert de la Dordogne, puis à l’or et le bleu du Sud et de la Corse. Nous avons remarqué avec tristesse qu’au bout de plusieurs milliers de kilomètres, le pare-brise était impeccable. Plus de moucheron à l’horizon.

NOUS AVONS VU DES PLEINS, NOUS AVONS VU DES VIDES

En particulier des hôtels, chambres ou campings que nous n’avions pas réservés. Nous pensions que voyager serait simple comme bonjour. Qu’armés de notre passé de back­ packers, nous ferions de la France une bouchée de pain. Mais le voyage domestique est tout aussi expérientiel. Il faut s’accrocher, en août, sans réservation. Si au bout du monde la solution arrive souvent par miracle, dans la campagne française, quand les chambres d’hôtes sont complètes, c’est complet.
En parallèle, nous avons vu des villages qui se désertifient, des volets fermés, du temps suspendu. Où, à 14 h30, il n’y a plus rien à grignoter. Des endroits où nous ne nous arrêtions pas forcément, mais que nous gardions toujours à l’esprit en nous demandant ce qu’ils allaient devenir. Finalement, le plus surprenant est ce contraste. Cette alternance continue entre des zones désertes auxquelles succèdent souvent des lieux bondés. Cela repose aussi la question du tourisme et de ses tentacules.

NOUS AVONS VU LES ÉNERGIES DÉBORDANTES DE LA FRANCE
EN TRANSITION

Un « truc de bobo » comme on l’entend souvent ? C’est une tout autre image que ce voyage nous a donnée. Nous avons aussi remarqué que les personnes engagées avaient un « petit plus », une sorte d’aura. Comme si se mobiliser pour une cause positive donnait du rayonnement, de l’optimisme et de la confiance. Alors, oui, c’est loin d’être gagné, et les années qui viennent demanderont des efforts inédits, mais le monde d’après, peut-être encore balbutiant, est déjà enraciné, car partout des graines sont semées. Ce sont les indices d’une grande chaîne, d’une transition en marche. Ils sont tellement nombreux à prendre ces chemins de traverse.

La France nous a insuflé beaucoup d’énergie, offert des surprises et donné mille idées. Mais la traverser et découvrir ces vies a surtout renforcé notre conviction qu’il faut chérir ce territoire et le valoriser. Nous avons moins ralenti que prévu, ne passant quasiment pas deux nuits au même endroit. Mais nous nous y sommes amusés, nous nous sommes (un peu) disputés, et nous nous sommes aimés. Aujourd’hui le monde reprend son souffle, à peine debout et déjà pressé. L’occasion peut-être de changer. Alors, à l’heure de choisir votre été, pourquoi ne pas choisir de rester ? Pourquoi ne pas miser sur la France ? Alors, bel été !

12-SanGiuliano
7-Garage
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LA FÊTE DES FOURS À PAIN
Saint-Denis-lès-Martel, Lot (46)
Le conseil du jour : bien regarder les petites pancartes au bord de la route qui indiquent des « animations » locales. Certaines vous mèneront sûrement à des pépites. Comme celle-ci, petite et jaune fluo, qui indiquait entre deux lacets de la Dordogne «Fête des fours à pain». Nous voici donc partis pour une escapade improvisée. Nous arrivons trop tard (comme d’habitude !) pour la cuisson dans les neuf fours traditionnels), mais un boulanger d’un jour, torse nu et debout depuis trois heures du matin, nous redirige vers le « centre bourg ». Nous débarquons sur une pelouse
où se côtoient buvettes, stands de produits locaux, banderole du Crédit agricole, et une tripotée de voitures de collection. On s’en tire avec une des dernières miches, cramée. L’ambiance (à l’ombre) est bon enfant. Des anciens descendent du rouge ou font la sieste, les jeunes déambulent, smartphone en main. Dans quelques heures, ça va taper sur les tables, chanter, s’enivrer, draguer. Belle France à découvrir. Celle du pain, des banquets, des maisons de pierres, des rivières et de la camaraderie.

BERGERS, RÉSISTANTS, ET LE LOUP
Massif du Vercors (26, 38)
Ici on s’est battu. Aujourd’hui le calme est revenu. Ou presque. Les bergers se battent contre un nouvel assaillant : le loup, réintroduit depuis quelques dizaines d’années. Nous croisons un berger. Il porte des clôtures mobiles sur son sac à dos. Réponse à notre interrogation naïve sur le loup : « Vous attaquez directement par les sujets qui fâchent. » La bergère, rencontrée un peu plus tard, nous avouera que plus de 100 moutons sur 2 000 ont été pris cette année. Depuis le retour du loup, le métier de berger a changé ; il faut maintenant protéger les troupeaux. En les rapatriant dans les enclos, et en ajoutant au fidèle chien de berger une troupe de patous, ces chiens aux airs de peluche mais qui sortiront les crocs si les moutons se voient être approchés. Nous montons le camp pour bivouaquer ici cette nuit. Nous sentons que le loup est là. Une sensation inexpliquable, mais bien réelle. La nuit, en se levant, le cœur bat
la chamade. Pas de peur, au contraire, car voir le loup serait le plus beau des cadeaux.

Fragments de France

LE POINT LE PLUS À L’OUEST

DERNIÈRE TERRE FRANÇAISE AVANT L’AMÉRIQUE

Ouessant, Finistère (29)
L’extrémité. Une plage de galets secoués par le vent. Un phare (Nividic) aujourd’hui automatique mais autrefois accessible par « télésiège » (histoire vraie, voyez donc les deux pylônes intermédiaires). Une autoroute à cargos et pétroliers : ici on appelle le courant le « rail », les navires l’empruntent dans un sens puis dans l’autre au rythme des marées. Certains qui s’y sont aventurés à l’envers reposent
par le fond.

LE POINT LE PLUS À L’EST

LA FIN

San-Giuliano, Corse (2B)
Voilà l’autre Finis-terre. Non, ce n’est pas en Alsace. Et d’ailleurs si nous n’avions pas inclus la Corse dans le terrain de jeu, nous aurions aussi atterri dans le Sud-Est, vers Menton. On vous l’accorde, ce n’est pas la plage de Corse « idéalisée », bleu caribéen et rochers torturés. Voici plutôt le grand infini. Mais c’est l’extrémité est de la France, et c’est comme ça, a priori ça ne changera pas. On a le goût du périple accompli et ça n’a pas de prix. Et puis nous voici là à sept heures du matin, à l’heure où l’on croit encore que la plage nous appartiendra pour toujours. Mais des groupes commenceront à arriver quelques heures plus tard, par petits paquets. Et le silence se repeuplera, pour une nouvelle journée. Et Pace è Salute.

WELCOME TO VEGAS

Trébeurden, Côtes-d’Armor (22)
Premier soir. Nous avons cru ne jamais trouver de restaurant ouvert dans un rayon de 10 km. En fait de Vegas, nous sommes à Trébeurden. Le vent de sable nous fait plisser les yeux. Le manège fermé nous les écarquille. Depuis combien de temps est-il là ?
Le progrès s’accélère, nos Nokia 3310 sont devenus des iPhone X, les dessins
animés sont devenus des séries Netflix. Mais l’objet fête foraine, lui, traverse les âges et est toujours debout. Vaille que vaille. Pour combien de temps encore ?

CUEILLETTE

Maine-et-Loire (49)
Sur le bord de route : groseilles, mûres, tomates. Alternative aux supermarchés,
les fruits et légumes que l’on ramasse soi- même dans les cueillettes, chez le producteur. Ici aucun traitement. Vous en avez forcément une proche de chez vous.

LE MÖLKKY C’EST HAS BEEN

Montreuil-Bellay, Maine-et-Loire (49)
Ici, en Val-de-Loire, on joue à la boule de fort. Petite explication de ce jeu traditionnel. Techniquement, la boule utilisée a son centre de gravité légèrement décalé (côté fort) par rapport à la bande de roulement (cercle de métal), ce qui a pour conséquence qu’elle ne suit jamais une trajectoire rectiligne, tandis que le terrain aux bords relevés, extrêmement « roulant », la fait en outre lentement zigzaguer. Vous n’avez peut-être rien compris. Dans ce cas-là, passez dans la région. Rien ne vaut une démonstration !

LA STATION-SERVICE, FUTUR VESTIGE DU PASSÉ?

Bientôt nous ne passerons (peut-être ?) plus à la pompe ! À l’heure où la thématique de l’après-pétrole est dans toutes les discussions, les stations sont-elles comme le cheval avant la voiture à moteur : à l’aube d’une grande extinction ? Espaces- temps qui découpent nos voyages, de manière plus ou moins contrainte. Espaces primaires : se reposer, manger, boire…

Espaces de vie : pour les voyageurs, pour cinq minutes ou pour une heure, lâcher le cocon de l’habitacle et se remettre dans le bain social. Marqueur d’une époque que nous devons mettre derrière nous. De toute manière : morceaux d’histoires. De celles qui accompagnent de grands voyages et des plus quotidiens. De celles qui montrent notre inventivité et nos limites. Vous rappellerez-vous de l’odeur de l’essence ?

STATION À PALABRES | Rocamadour, Lot (29). En Afrique, l’arbre à palabres est un lieu traditionnel de rassemblement, à l’ombre duquel on s’exprime sur la vie en société, les problèmes du village, la politique. C’est aussi un lieu où les enfants viennent écouter des histoires contées par un ancien du village. C’est ce que nous voyons en premier de Rocamadour. Sa station-service bien vintage, à l’ombre d’un grand arbre, qui lui survivra. Et des habitants qui y passent une n d’après-midi tranquille. Place du village, le futur des stations ?

UNE STATION PAS COMME LES AUTRES | Saint-Géry, Lot (46). Encore
un bel exemple de station de caractère. Au début, on se demande si elle n’est pas abandonnée. Les Megane éventrées côtoient des Laguna plus entières,
des motos, des pompes d’un autre temps, et même un Christ en cuivre. Mais Denis, le propriétaire, est aux affaires dans son bureau, sorte de caverne d’Ali Baba remplie de papiers, de trucs et de cambouis. On papote une vingtaine de minutes. « Toutes les voitures sont en réparation : il y a du boulot. » On continue de zigzaguer entre turbos, affiches et pièces de carrosserie au son de la popote derrière les volets fermés, puis on redécolle.

CES RENCONTRES (ET TANT D’AUTRES) QUI ONT JALONNÉ LE CHEMIN

Lucrèce, notre première hôte à Trégastel, nous servit un petit déjeuner complètement local, nous raconta son histoire (descendante de familles nobles de Florence et fille d’ouvrier). Son mari rentra de la pêche après le déjeuner. Monique. Après le café elle a envie de parler. Sa famille arrive la semaine prochaine. Depuis que son mari est décédé, elle doit s’occuper de tout. 60 % des maisons ouessantines sont achetées par des Parisiens, alors que les familles d’ici se déchirent pour les garder.
Janne, notre hôte à Béhuard, la toute première chambre d’hôtes écolabel en France, qui nous a raconté avec émotion ses engagements écologiques et les inondations qui arrivent parfois jusqu’au torse.
Judith, une Hollandaise égarée à l’énergie faramineuse qui a ouvert une chambre d’hôtes dans une ancienne boucherie sur la route de Meuzac. Jérôme, gérant d’une station-garage de Dordogne. Nous parlons de la réinvention nécessaire des garages, de la voiture électrique, de la vieille 2 CV, de la mercerie de Cahors (« un monument de l’histoire locale »), d’un film qui a été tourné ici, des vieilles pubs Renault… avant qu’il ne me congédie « sinon, ça va être le bazar cet après-midi ».

Gégé, qui nous bloqua la route.
Gaby, octogénaire et gérante d’une aire de camping à Rocamadour, dont la voix chantante du Sud et la blouse bleue sans âge nous ont indiqué le meilleur emplacement pour la nuit : un champ avec vue sur la ville médiévale qui s’éclaire. Nos 50 jours de mariage ne l’ont pas effrayée : elle va sur ses 60 années de noces !

Gwladys et Jérémy, jeune couple installé depuis peu dans une ancienne ferme. Lui photographe équin, elle aventurière à cheval et ancienne de l’hôtellerie. Nous étions leurs premiers clients, une chambre d’hôtes qu’ils sont en train de compléter d’un haras et d’un centre de formation. Nous faisons le tour des enclos et apprenons ce qu’est une gonnelle.
Deux pizzaïolos de Marseille et frères avant tout. « 75 heures par semaine, mais on adore ça.» Leurs doigts préparent des pizzas à la vitesse de la lumière, ils sont au four et au moulin. On attend, bien sûr, mais c’est bon enfant, ça sent le feu de bois, et « c’est ça l’authenticité ».

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Aux portes de Paris, à quelques kilomètres du péage de Fleury-en-Bière, Valentine de Ganay, l’une des héritières du domaine de Courances, engage ce patrimoine à la conquête d’une production végétale novatrice qui mêle les exigences du bio et de l’agriculture de conservation. Un dé à grande échelle qui pourrait bousculer, enfin, les pratiques d’exploitation conventionnelles.

Par Marie Aline. Photographies Eva Donckers.


Oiseau agile, aux longues jambes et au regard vif, Valentine de Ganay allonge sa silhouette filiforme dans l’herbe, à l’ombre d’un platane planté ici aux alentours de 1782. Elle plonge la main dans son sac, en sort du tabac et se roule une cigarette. Tout en la fumant, elle regarde au loin. Les 75 hectares du parc de Courances, où elle se trouve, abritent ses plus tendres souvenirs d’enfance. Depuis toujours, elle nage dans le Miroir, le grand bassin de pierre au pied du château, alimenté par l’une des quatorze sources du domaine. Depuis toujours, elle part à la chasse aux morilles dans ses bois. Enfant, elle marchait dans les betteraves plantées sur la plaine de Chalmont pour lever les faisans à la saison de la chasse.
« Courances était le territoire de tous les possibles », songe Valentine comme pour elle-même. Sensations physiques indélébiles, ses expériences ont marqué la petite fille devenue femme d’action au contact d’un père aristocrate et pourtant très attaché au caractère agricole de la terre. « Il venait sur la plaine avec sa DS pour se ressourcer. Je me souviens de lui cueillant un épi de blé et le frottant entre ses paumes pour que la balle s’en détache. Il prédisait ainsi la qualité de la récolte à venir », souffle-t-elle – encore bercée par le son de la peau rugueuse effritant la paille dorée – entre deux taffes.

Ce sont en tout 1 800 hectares dont Valentine et ses neuf cousins ont hérité. Des bois, des champs, deux parcs et deux châteaux. Un patri- moine historique. Il est 17 heures, la boutique des Jardins de Courances a ouvert il y a une heure. Comme tous les vendredis, Valentine a fait la tournée des clients, des bises, des sourires, tout en installant les eurs fraîchement coupées par sa main dans de gigantesques vases en fer blanc.

Devant nous, elle jongle. Entre le rôle de la dame du château et celui de la productrice qui vend ses légumes en circuit court. Dans la boutique, des bouquets de coriandre en eur font un peu d’ombre aux bottes de carottes, alors que les radis explosent de couleurs.

le territoire des possibles

Valentine de Ganay en est fière : ces légumes joyeux sont l’expression du travail qu’elle a entreprise il y a cinq ans maintenant. Alors qu’aucun des héritiers ne savait quoi faire de ce domaine agricole géré par un chef de culture incontrôlable, cette femme s’est jetée dans une aventure dont elle ne connaissait rien : « Je ne pouvais que dire oui puisque je ne savais pas à quoi je disais oui ! » Circassienne depuis l’âge de 37 ans (elle est née en 1962), écrivaine, adepte de boxe thaï et des équilibres tête en bas, Valentine vit chaque jour cette pensée de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.»

Elle fait honneur à Courances, ce « territoire de tous les possibles », et propose à ses cousins de s’occuper elle-même du domaine agricole. Ils acceptent à la condition qu’elle se forme, qu’elle soit accompagnée techniquement, qu’elle continue à payer les loyers qu’un fermier leur aurait payé et qu’elle ne s’endette sous aucun prétexte. En un an, elle répond à la première exigence. Et elle revient vers sa famille avec une idée quasi pharaonique : transformer ces 500 hectares de terres agricoles à moins de 50 kilomètres de Paris, au bord de l’autoroute A6, en bio ! Pour convaincre ses cousins, elle mise sur la portée économique du programme. Ils sont d’accord. Elle redouble alors d’audace et expérimente une nouvelle agriculture. Elle la nomme « ABC », pour Agriculture Biologique et de Conservation résiliente au climat. Une telle pratique consiste à allier les deux grands principes du bio et de la conservation des sols, à savoir : zéro pesticide et zéro labour, que cela soit pour le maraîchage ou pour les grandes cultures céréalières. Valentine commence par tâtonner. Elle essuie les plâtres sur le maraî- chage et, en quelques années, avec l’aide de Béranger Dauthieux, Gaby Moire et Lukas Gburzynsk, met en place un maraîchage 100 % bio et 2 hectares en maraîchage sur sol vivant (un système qui s’inspire de la forêt pour faire pousser les légumes sur une terre toujours couverte). Résultat : 1 800 arbres sont plantés sur 70 hectares de grandes cultures, à quelques centaines de mètres du péage de Fleury-en-Bière, une publicité vivante pour l’agroforesterie ! Des brebis paissent dans certaines cultures…

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En 2018, Valentine décide de changer d’échelle : l’agriculture de ses rêves devra se pratiquer sur 550 hectares à partir de septembre 2019. Pour l’accompagner, et répondre à la deuxième exigence de ses cousins, Valentine embauche Bruno Saillet, qui a été son professeur lors de sa formation agricole. Lorsqu’il a su qu’elle cherchait un chef de culture pour ce projet, il s’est porté volontaire tout en la prévenant : « Ça va être comme l’ascension de l’Himalaya sans oxygène, il y aura des moments où il faudra redescendre au camp de base, il y aura des avalanches et on n’est pas sûrs d’arriver au sommet.»

Qu’à cela ne tienne, Valentine et Bruno ont pris leur piolet et entrepris de monter. Nous sommes en septembre 2018. La première étape aura été de s’équiper de machines peu coûteuses et adaptées (ou adaptables) à la vision des deux loustics. Bruno Saillet, dont on passe les faits d’armes, car trop nombreux (il a travaillé avec le CNES pour répondre aux questions des pratiques agricoles dans l’espace, il est maître-nageur et fondu d’apnée…), bricole les engins pour pouvoir semer sous couvert. Il observe l’environnement pour comprendre comment s’y adapter et n’oublie pas d’aller nager à la piscine. Car s’il est d’accord avec Valentine sur l’ABC, il a lui aussi inventé un acronyme rigolo qui définit sa pratique agricole : l’agriculture du RESTE, Responsabilité, Environnement, Social, Territoire Et santé. Il soutient qu’il ne faut pas trop travailler pour bien travailler. Il défend les 35 heures pour les employés et ses 166 jours de congé parce qu’il veut continuer à nager, ou bien à « s’hydrater » comme il le dit dans un rire contagieux.

l’agriculture de la bricole et du pragmatisme

Lorsqu’il est aux champs, Bruno observe. Lorsqu’il est face à un pro- blème, il s’astreint à le résoudre. Il avance, pas à pas : « Je suis contraint de dire que je suis dans une agriculture du “je ne sais pas”, car j’applique ce que j’ai vu faire dans des petites parcelles sur une échelle beaucoup plus grande. Ou pire, je m’inspire de techniques qui viennent de l’agriculture pour l’élevage pour faire du céréalier ! Je ne sais donc pas comment je vais récolter… » Rire contagieux. Dans le réel, cela donne des solutions bricolées qui fonctionnent… peut-être. Cas pratique : sur la plaine de Chalmont, les terres sont colo- nisées par les plantes adventices (dites « mauvaises herbes »). Le gibier (sangliers, pigeons, cervidés) exerce une pression d’enfer sur les cultures, et la sécheresse bat son plein. Pour pallier tous ces problèmes, Bruno les décortique un par un. Tout d’abord : limiter l’invasion des adventices sans abus de la chimie (elles domineraient les céréales, leur piquant la lumière et les nutriments dont elles ont besoin pour croître). Il sème alors du trèfle, qui couvre la terre et empêche la levée de coque- licots, chénopodes et amarantes… Sur une autre parcelle, il gratte un peu le sol et sème le maïs, mais voilà le ray-grass (une mauvaise herbe que la chimie des années précédentes n’a pas réussi à éradiquer) qui pointe ! Bruno appelle le berger, qui fait venir ses brebis. Elles triomphent là où la chimie a échoué. Afin que le gibier ne vienne broutter ou picorer les jeunes plants de maïs, Bruno l’a semé de manière aléatoire (plutôt qu’en lignes) et associé à de la gesse, la première légumineuse cultivée par l’homme qui s’est révélée toxique. Alertés par la toxicité, les cervidés du coin éviteront peut-être cette parcelle. Tout en étant répulsive, la gesse apporte de l’azote au sol et donc au maïs, qui s’en trouvera mieux nourri.

Cette vision à la fois systémique et pragmatique est le principe fondateur de la pratique de Bruno Saillet. Depuis le mois de mai, un jeune homme vient l’aider à cultiver les 550 hectares, et lui, l’ancien prof, s’at- tache à lui transmettre non pas des techniques agricoles, mais plutôt un état d’esprit : bosser à la « one again boustiflaille », une expression inventée par la fille de Bruno qui veut dire, en gros, « bosser à l’arrache », avec peu de moyens matériels et beaucoup d’idées, comme celle de mêler le maraîchage aux grandes cultures : planter du navet dans un champ de trèfle afin d’aérer le sol (la racine pivotante du navet va décompacter la terre) ou semer des courges et se servir de leur grande capacité de couverture pour protéger les sols qui accueilleront du seigle ou du blé. Alors que Valentine de Ganay rêve de cette aventure agricole comme étant « l’occasion historique pour la famille de Ganay d’apporter quelque chose à la société », Bruno Saillet parle d’un monde du non-modèle. « C’est à chacun de se poser pour répondre à cette agriculture du RESTE : il faut s’adapter à chaque territoire. Ce que je fais à Chalmont n’est pas forcément reproductible dans le Tarn.» L’agriculture conventionnelle est un modèle de pensée unique. À Courances, les aventuriers de l’agriculture ABC prônent plutôt la diversité des points de vue pour accompagner de façon organique une nouvelle manière de nourrir les hommes.