Plutôt que partir loin, Marion et Quentin ont choisi de passer leur voyage de noces en France. L’idée les a traversés de l’explorer d’ouest en est. Un été sous forme de carnet de route d’Ouessant, au large de la Bretagne, à San-Giuliano en Corse.
Textes, photographies et illustrations par Marion Scheiff et Quentin Bordet.
Comme les autres voyages, il aura commencé par l’achat d’un carnet « feuilles blanches, grand grammage » et d’un stylo noir. Va-t-on réussir à écrire et photographier en territoire français ? Voici le défi. Va-t-on ressentir le même « attrait », la même surprise, la même curiosité qu’à l’étranger ? Ne va-t-on pas s’ennuyer ? On se demande ce que l’on va trouver dans ce mois français, en territoire connu ou presque. Et pourtant on est excités. Car on reprend la route et il va falloir se réinventer. Départ à 14 heures. Premier théorème du road trip, toujours une heure en retard.
DU PLUS À L’OUEST AU PLUS À L’EST
L’été dernier, pour notre voyage de noces, nous avons décidé de ne pas partir loin. Mais de traverser la France, par la route. De l’île d’Ouessant, au large des côtes bretonnes, à San- Giuliano, une plage corse. Nous, c’est Marion et Quentin, la trentaine, respectivement pari- sienne et chambérien, travaillant à Paris – Marion dans une maison d’artisanat français, Quentin dans le conseil et l’écologie. Nous pas- sons une bonne partie de nos vendredis dans des trains, pour la Bretagne ou pour la mon- tagne. Passionnés de ski, d’amis, de pain et de photographie. Mais toujours à la recherche de nouveaux projets ! Depuis plusieurs années, nous privilégiions les week-ends en France plutôt qu’à l’étranger : notre rencontre s’est faite lors de vendanges à Bordeaux, nos pre- mières vacances en Balagne, la demande en mariage à la Mer de Glace, notre mariage en Bretagne. Mais nous n’avions pas fait, depuis longtemps, un été français. Long comme des grandes vacances…
PARTIR POUR RESTER, QUAND VOYAGE DE NOCES RIME SOUVENT AVEC LOINTAIN ET EXOTISME
« La Déroute » est née comme ça ! Mêlée à une résolution : ne pas prendre l’avion. Et surtout à une volonté de se réapproprier nos terres, de « donner sa chance au pays » – que l’on adore, que l’on critique parfois à souhait, que l’on ne connaît finalement que par bribes. Nous voulons découvrir de nouvelles régions, faire des rencontres, voir ce qu’il s’y trame. Un certain éloge de la lenteur aussi : se laisser un mois et tout un territoire pour une (re)découverte ! Habitués à écrire, à photographier, à dessiner, la question est posée : serons-nous capables d’enfiler l’habit du voyageur pour cette traversée ? Et si rester chez soi était le nouvel exotisme ?
NOUS ABANDONNONS WAZE DÈS LE 2e JOUR: AUCUN INTÉRÊT DE SUIVRE LE TRAIT VIOLET
Nous voici à ressortir la carte Michelin, à chercher les petites routes sous la forêt, car c’est cela « rentrer dans les terres ». Nous avons pisté, autant que nous le pouvions, des lieux authentiques, responsables, qui avaient une histoire à nous raconter, et qui nous parlaient. Sans guide, nous écumions Internet et avons beaucoup compté sur nos intuitions et le hasard. Pour trouver où dormir, l’un appelait quand l’autre conduisait. La route parfois ça dure, alors nous avons relu l’histoire de la marquise de Pompadour, découvert des châteaux abandonnés, empilé sur la plage arrière plus de livres qu’elle n’en pouvait contenir.
PAR LES CHEMINS OUBLIÉS, S’ÉMERVEILLER, ARPENTER, ÉCOUTER LES HISTOIRES DES GENS
Plus de 5000km parcourus, et un regard renouvelé sur la France. À quoi s’attend-on à ces croisements de France ? Nous avons aussi découvert des endroits magnifiques, étonnants, d’autres très simples mais émouvants. Ouessant la sauvage à la lande battue par le vent. Quiberon de l’Océan. Béhuard, petite île sur la Loire. Le Lot, département coup de cœur. Uzès perle du Sud, aux murs de pierres et aux figuiers colonisant les fissures. Nous nous sommes réappropriés des lieux de notre enfance. Avec ce plaisir de se recouler dans la Dordogne vingt ans après. De passer au Festival Photo La Gacilly. De revivre le départ d’un ferry. De sentir l’odeur du maquis corse. Traverser la France, adulte, permet aussi de se replonger dans l’enfant que l’on était. Nous avons adoré pouvoir entendre les gens et leurs histoires. Sans barrière de la langue, dans toute leur entièreté. Nous avons remarqué que les Français n’aiment pas vraiment être photographiés. Et pourtant ils sont beaux. Nous nous sommes émerveillés de cette quantité de nature, et de sa diversité. Nous avons parfois roulé des heures entre les forêts et les champs, nous imaginant qu’à une époque tout le territoire devait être boisé ! Nous avons vu les couleurs changer. Les laiteux gris et émeraude de Bretagne ont laissé place au brut de terre et de vert de la Dordogne, puis à l’or et le bleu du Sud et de la Corse. Nous avons remarqué avec tristesse qu’au bout de plusieurs milliers de kilomètres, le pare-brise était impeccable. Plus de moucheron à l’horizon.
NOUS AVONS VU DES PLEINS, NOUS AVONS VU DES VIDES
En particulier des hôtels, chambres ou campings que nous n’avions pas réservés. Nous pensions que voyager serait simple comme bonjour. Qu’armés de notre passé de back packers, nous ferions de la France une bouchée de pain. Mais le voyage domestique est tout aussi expérientiel. Il faut s’accrocher, en août, sans réservation. Si au bout du monde la solution arrive souvent par miracle, dans la campagne française, quand les chambres d’hôtes sont complètes, c’est complet.
En parallèle, nous avons vu des villages qui se désertifient, des volets fermés, du temps suspendu. Où, à 14 h30, il n’y a plus rien à grignoter. Des endroits où nous ne nous arrêtions pas forcément, mais que nous gardions toujours à l’esprit en nous demandant ce qu’ils allaient devenir. Finalement, le plus surprenant est ce contraste. Cette alternance continue entre des zones désertes auxquelles succèdent souvent des lieux bondés. Cela repose aussi la question du tourisme et de ses tentacules.
NOUS AVONS VU LES ÉNERGIES DÉBORDANTES DE LA FRANCE
EN TRANSITION
Un « truc de bobo » comme on l’entend souvent ? C’est une tout autre image que ce voyage nous a donnée. Nous avons aussi remarqué que les personnes engagées avaient un « petit plus », une sorte d’aura. Comme si se mobiliser pour une cause positive donnait du rayonnement, de l’optimisme et de la confiance. Alors, oui, c’est loin d’être gagné, et les années qui viennent demanderont des efforts inédits, mais le monde d’après, peut-être encore balbutiant, est déjà enraciné, car partout des graines sont semées. Ce sont les indices d’une grande chaîne, d’une transition en marche. Ils sont tellement nombreux à prendre ces chemins de traverse.
La France nous a insuflé beaucoup d’énergie, offert des surprises et donné mille idées. Mais la traverser et découvrir ces vies a surtout renforcé notre conviction qu’il faut chérir ce territoire et le valoriser. Nous avons moins ralenti que prévu, ne passant quasiment pas deux nuits au même endroit. Mais nous nous y sommes amusés, nous nous sommes (un peu) disputés, et nous nous sommes aimés. Aujourd’hui le monde reprend son souffle, à peine debout et déjà pressé. L’occasion peut-être de changer. Alors, à l’heure de choisir votre été, pourquoi ne pas choisir de rester ? Pourquoi ne pas miser sur la France ? Alors, bel été !
Fragments de France
LE POINT LE PLUS À L’OUEST
DERNIÈRE TERRE FRANÇAISE AVANT L’AMÉRIQUE
Ouessant, Finistère (29)
L’extrémité. Une plage de galets secoués par le vent. Un phare (Nividic) aujourd’hui automatique mais autrefois accessible par « télésiège » (histoire vraie, voyez donc les deux pylônes intermédiaires). Une autoroute à cargos et pétroliers : ici on appelle le courant le « rail », les navires l’empruntent dans un sens puis dans l’autre au rythme des marées. Certains qui s’y sont aventurés à l’envers reposent
par le fond.
LE POINT LE PLUS À L’EST
LA FIN
San-Giuliano, Corse (2B)
Voilà l’autre Finis-terre. Non, ce n’est pas en Alsace. Et d’ailleurs si nous n’avions pas inclus la Corse dans le terrain de jeu, nous aurions aussi atterri dans le Sud-Est, vers Menton. On vous l’accorde, ce n’est pas la plage de Corse « idéalisée », bleu caribéen et rochers torturés. Voici plutôt le grand infini. Mais c’est l’extrémité est de la France, et c’est comme ça, a priori ça ne changera pas. On a le goût du périple accompli et ça n’a pas de prix. Et puis nous voici là à sept heures du matin, à l’heure où l’on croit encore que la plage nous appartiendra pour toujours. Mais des groupes commenceront à arriver quelques heures plus tard, par petits paquets. Et le silence se repeuplera, pour une nouvelle journée. Et Pace è Salute.
WELCOME TO VEGAS
Trébeurden, Côtes-d’Armor (22)
Premier soir. Nous avons cru ne jamais trouver de restaurant ouvert dans un rayon de 10 km. En fait de Vegas, nous sommes à Trébeurden. Le vent de sable nous fait plisser les yeux. Le manège fermé nous les écarquille. Depuis combien de temps est-il là ?
Le progrès s’accélère, nos Nokia 3310 sont devenus des iPhone X, les dessins
animés sont devenus des séries Netflix. Mais l’objet fête foraine, lui, traverse les âges et est toujours debout. Vaille que vaille. Pour combien de temps encore ?
CUEILLETTE
Maine-et-Loire (49)
Sur le bord de route : groseilles, mûres, tomates. Alternative aux supermarchés,
les fruits et légumes que l’on ramasse soi- même dans les cueillettes, chez le producteur. Ici aucun traitement. Vous en avez forcément une proche de chez vous.
LE MÖLKKY C’EST HAS BEEN
Montreuil-Bellay, Maine-et-Loire (49)
Ici, en Val-de-Loire, on joue à la boule de fort. Petite explication de ce jeu traditionnel. Techniquement, la boule utilisée a son centre de gravité légèrement décalé (côté fort) par rapport à la bande de roulement (cercle de métal), ce qui a pour conséquence qu’elle ne suit jamais une trajectoire rectiligne, tandis que le terrain aux bords relevés, extrêmement « roulant », la fait en outre lentement zigzaguer. Vous n’avez peut-être rien compris. Dans ce cas-là, passez dans la région. Rien ne vaut une démonstration !
LA STATION-SERVICE, FUTUR VESTIGE DU PASSÉ?
Bientôt nous ne passerons (peut-être ?) plus à la pompe ! À l’heure où la thématique de l’après-pétrole est dans toutes les discussions, les stations sont-elles comme le cheval avant la voiture à moteur : à l’aube d’une grande extinction ? Espaces- temps qui découpent nos voyages, de manière plus ou moins contrainte. Espaces primaires : se reposer, manger, boire…
Espaces de vie : pour les voyageurs, pour cinq minutes ou pour une heure, lâcher le cocon de l’habitacle et se remettre dans le bain social. Marqueur d’une époque que nous devons mettre derrière nous. De toute manière : morceaux d’histoires. De celles qui accompagnent de grands voyages et des plus quotidiens. De celles qui montrent notre inventivité et nos limites. Vous rappellerez-vous de l’odeur de l’essence ?
STATION À PALABRES | Rocamadour, Lot (29). En Afrique, l’arbre à palabres est un lieu traditionnel de rassemblement, à l’ombre duquel on s’exprime sur la vie en société, les problèmes du village, la politique. C’est aussi un lieu où les enfants viennent écouter des histoires contées par un ancien du village. C’est ce que nous voyons en premier de Rocamadour. Sa station-service bien vintage, à l’ombre d’un grand arbre, qui lui survivra. Et des habitants qui y passent une n d’après-midi tranquille. Place du village, le futur des stations ?
UNE STATION PAS COMME LES AUTRES | Saint-Géry, Lot (46). Encore
un bel exemple de station de caractère. Au début, on se demande si elle n’est pas abandonnée. Les Megane éventrées côtoient des Laguna plus entières,
des motos, des pompes d’un autre temps, et même un Christ en cuivre. Mais Denis, le propriétaire, est aux affaires dans son bureau, sorte de caverne d’Ali Baba remplie de papiers, de trucs et de cambouis. On papote une vingtaine de minutes. « Toutes les voitures sont en réparation : il y a du boulot. » On continue de zigzaguer entre turbos, affiches et pièces de carrosserie au son de la popote derrière les volets fermés, puis on redécolle.
CES RENCONTRES (ET TANT D’AUTRES) QUI ONT JALONNÉ LE CHEMIN
Lucrèce, notre première hôte à Trégastel, nous servit un petit déjeuner complètement local, nous raconta son histoire (descendante de familles nobles de Florence et fille d’ouvrier). Son mari rentra de la pêche après le déjeuner. Monique. Après le café elle a envie de parler. Sa famille arrive la semaine prochaine. Depuis que son mari est décédé, elle doit s’occuper de tout. 60 % des maisons ouessantines sont achetées par des Parisiens, alors que les familles d’ici se déchirent pour les garder.
Janne, notre hôte à Béhuard, la toute première chambre d’hôtes écolabel en France, qui nous a raconté avec émotion ses engagements écologiques et les inondations qui arrivent parfois jusqu’au torse.
Judith, une Hollandaise égarée à l’énergie faramineuse qui a ouvert une chambre d’hôtes dans une ancienne boucherie sur la route de Meuzac. Jérôme, gérant d’une station-garage de Dordogne. Nous parlons de la réinvention nécessaire des garages, de la voiture électrique, de la vieille 2 CV, de la mercerie de Cahors (« un monument de l’histoire locale »), d’un film qui a été tourné ici, des vieilles pubs Renault… avant qu’il ne me congédie « sinon, ça va être le bazar cet après-midi ».
Gégé, qui nous bloqua la route.
Gaby, octogénaire et gérante d’une aire de camping à Rocamadour, dont la voix chantante du Sud et la blouse bleue sans âge nous ont indiqué le meilleur emplacement pour la nuit : un champ avec vue sur la ville médiévale qui s’éclaire. Nos 50 jours de mariage ne l’ont pas effrayée : elle va sur ses 60 années de noces !
Gwladys et Jérémy, jeune couple installé depuis peu dans une ancienne ferme. Lui photographe équin, elle aventurière à cheval et ancienne de l’hôtellerie. Nous étions leurs premiers clients, une chambre d’hôtes qu’ils sont en train de compléter d’un haras et d’un centre de formation. Nous faisons le tour des enclos et apprenons ce qu’est une gonnelle.
Deux pizzaïolos de Marseille et frères avant tout. « 75 heures par semaine, mais on adore ça.» Leurs doigts préparent des pizzas à la vitesse de la lumière, ils sont au four et au moulin. On attend, bien sûr, mais c’est bon enfant, ça sent le feu de bois, et « c’est ça l’authenticité ».