Sensibilisées à l’agroécologie par Pierre Rabhi et bénéficiant du soutien sans faille de l’association Terre & Humanisme, les moniales du Monastère de Solan (Gard) ont ressuscité un domaine d’une soixantaine d’hectares au nord d’Uzès.

Par Jill Cousin. Photographies Olivier Amsellem.

Sœur Ilaria, un rondin de bois sur l’épaule, s’apprête à construire un nichoir à insectes.
La chapelle, seul ajout des moniales à la bâtisse déjà existante, a été construite entre 2013 et 2017.
Dans le petit potager, les légumes sont cultivés sur des planches paillées de 70 cm de large, toutes reliées au goutte-à-goutte.

Dans le potager, qui fait également office de pharmacopée, les plants d’achillées aux sommités fleuries blanches s’épanouissent au milieu des premières courgettes de la saison. La pluie tombée dans la nuit a laissé une lourde rosée redonnant panache aux végétaux. La pépinière, où les sœurs sèment des graines libres, premier pas vers l’autonomie alimentaire, surplombe le jardin vivrier. Soudain, la cloche de 10 heures, qui annonce le deuxième office de la matinée, interrompt la visite. Sœur Iossifia, notre guide pour la journée, se hâte vers la petite chapelle. Sa longue et empesée robe noire ondoie dans l’air, suivant la vélocité de ses pas.
Nous sommes au Monastère de Solan, à 15 kilomètres au nord d’Uzès. En 1992, la communauté religieuse grandissante quitte le Vercors pour s’établir dans cette ancienne ferme viticole du pays gardois. Le Monastère, qui réunit aujourd’hui près de vingt moniales et deux pères, est rattaché à la communauté de Simonos Petra, au mont Athos, la « Sainte Montagne » des chrétiens orthodoxes. Toute l’année, des laïcs, pratiquants ou non, viennent s’y ressourcer le temps d’une retraite. De la vie des moniales, nous n’apprendrons que peu de choses, si ce n’est que ces femmes, avant d’épouser une vie de prière, étaient des citadines et qu’aucune n’avait au préalable reçu de formation agricole. « Notre première expérience de la terre, c’était ce petit carré potager prêté par un voisin alors que nous vivions dans le Vercors », se remémore Sœur Iosiffia, l’une des premières à avoir rejoint la communauté. Leur sensibilité à une agriculture respectueuse des hommes et du vivant remonte à cette époque. « Nous étions en circuit très court. À peine cueillis, les légumes rejoignaient la cuisine. C’était une évidence que, si nous mettions des cochonneries dans le sol, elles finiraient directement dans notre assiette. Alors nous avons décidé de conduire cette petite surface en respectant les grands principes de l’agriculture biologique. Il y a aussi, dans le monde orthodoxe, une grande sensibilité à l’écologie, à l’aspect cosmique du salut.» Selon la foi chrétienne, la nature est l’œuvre de Dieu, exprimant la beauté, la gloire et l’amour de son auteur. L’homme, membre de la création, en est le prince et le prêtre, et son rôle est « d’élever celle-ci vers son créateur afin qu’elle puisse être sauvée de l’anéantissement et de la mort » (Patriarche Dimitrios). En 1989, le patriarche de Constantinople instaure d’ailleurs une journée annuelle pour la sauvegarde de la création. C’est ainsi que les moniales de Solan, lorsqu’elles arrivent en 1992 sur cette terre abîmée par des années d’agriculture intensive et d’utilisation à outrance de produits phytosanitaires, font vœu de coopérer avec la nature, plutôt que de la dominer, et de cultiver avec soin le jardin d’Eden dans lequel elles ont été placées. Mais passer de l’entretien d’un carré potager de 150 m2 à la gestion d’un domaine d’une soixantaine d’hectares de terre d’un seul tenant répartis entre vignes, abricotiers et forêts n’a pas été une mince affaire. «À notre arrivée au village de la Bastide d’Engras, nous avons tout de suite voulu régénérer les sols et les convertir à l’agriculture biologique. Mais malgré toute notre bonne volonté, l’agriculture ne s’improvise pas… Les vignes avaient été plantées dans les années 1960 dans une logique productiviste sans aucune analyse préalable des sols », raconte Sœur Iossifia avec une pointe d’accent brésilien. « Sans la béquille que constituait la chimie et faute de connaissances suffisantes, la première année, nous avons perdu la totalité de notre récolte de raisins… »

L’autonomie financière du monastère ébranlée, les moniales demandent conseil à leur entourage. En 1991, pour la seule région du Gard, ce sont plus de 500 exploitations agricoles familiales qui mettent la clé sous la porte. L’heure est à la prudence, et nombreux sont ceux qui les pressent de laisser leurs terres retomber en friches. Mais, signe de la providence, un de leurs amis leur parle de Pierre Rabhi et propose de jouer les entremetteurs. Les moniales n’ont jamais entendu parler de cet homme, mais il est leur seul espoir. «À l’été 1993, Pierre Rabhi nous a rendu visite. Nous lui avons présenté nos problématiques. Il nous a immédiatement sommées de ne pas abandonner notre projet. La terre, c’est l’avenir, nous a-t-il rétorqué », se souvient Sœur Iossifia, dont le voile laisse dépasser quelques cheveux grisonnants. Naît alors une vive amitié entre les moniales de Solan et celui qui, depuis plusieurs dizaines d’années maintenant défend une société plus respectueuse des hommes et de la terre, et soutient le développement de pratiques agricoles accessibles à tous, tout en préservant les patrimoines nourriciers. Pierre Rabhi leur distille une série de conseils avisés : « Partir de l’existant et transformer le fruit même des récoltes pour assurer la pérennité économique du monastère. » Mère Hypandia, l’higoumène (l’équivalent d’une abbesse) et les religieuses, se mettent au travail avec le dessein de restaurer l’harmonie et la fécondité du domaine. La communauté dresse un inventaire de toutes les ressources à leur disposition et façonne, en tâtonnant, leur ferme de demain. « Dans tous ces travaux, nous avons reçu le soutien sans faille de l’association Terre & Humanisme. Créée à l’initiative des proches de Pierre Rabhi, ses équipes nous ont initiées à de nouvelles pratiques agricoles. Traditionnellement, les paysans se transmettaient le savoir de père en fils. Nos anciens, c’est un petit peu Terre & Humanisme », confie Sœur Ilaria, en charge du potager. Vingt ans plus tard, l’intuition du paysan philosophe s’est largement vérifiée. Le potager-vivrier de moins d’un hectare suffit à fournir vingt mille repas chaque année et assure aux moniales une quasi autosuffisance. « Les légumes sont cultivés sur des planches de culture de 70 cm de long. À leur pied, un système de tuyaux déverse goutte à goutte de l’eau. Depuis 2016, nous n’utilisons plus de gros tracteur au potager, seulement un petit engin léger qui permet de passer entre les planches sans compacter les sols, qui désormais sont tous paillés. Cela permet de limiter l’évaporation rapide liée aux fortes rafales de mistral et à l’ensoleillement », détaille Sœur Ilaria.

«À l’été 1993, Pierre Rabhi nous a rendu visite. Nous lui avons présenté nos problématiques. Il nous a immédiatement sommées de ne pas abandonner notre projet. La terre, c’est l’avenir, nous a-t-il rétorqué.»

Mauves, coquelicots et mélilot sèchent plusieurs jours sur claies avant de rejoindre la pharmacie.

BEAUCOUP À FAIRE

Après le déjeuner, pris en silence à 10 h 20 et constitué essentiellement de légumes, Sœur Iossifia poursuit la visite et nous conduit au verger. Se profilent des allées de pommiers taillés en espaliers et voilés pour éloigner le gourmand carpocapse. « La région n’est pas réputée pour ses pommes, et pourtant nous arrivons à récolter des fruits sublimes d’excellente conservation. Preuve que rien n’est impossible ! »

Un petit peu plus loin, les vignes, elles, enherbées d’engrais verts, sont choyées avec des préparations à base de plantes médicinales : des décoctions de prêle ou de sauge pour prévenir le mildiou, de consoude… Les bonnes années, ce sont près de 25000 bouteilles de vin labellisé bio qui sortent du chai, le tout sous l’œil attentif de Sœur Nicodimi, en charge des vignes et de la vinification. « Nous avons parcouru beaucoup de chemin en vingt ans, mais il nous reste encore beaucoup à faire. Certains sols ne sont toujours pas régénérés », rappelle Sœur Iossifia avant d’ajouter que « sans compter que chaque jour, il nous faut nous adapter au réchauffement climatique dont les effets sont protéiformes. En juillet 2013, quelques minutes ont suffi à ce qu’un violent orage de grêle ravage 60 % de notre raisin ». Alors, celles qui sont devenues un modèle pour les autres prieurés français et reçoivent régulièrement des laïcs en stage pour assurer la diffusion de l’agroécologie n’ont jamais cessé de se renouveler et d’apprendre. Ces dernières années, la communauté a diminué sa surface viticole, agrandi le potager et mise désormais sur la polyculture. Dans la boutique du monastère, vinaigres, confitures et sirops concoctés à partir des surplus du potager côtoient les bouteilles de vin. La communauté n’est pas riche mais s’en sort. À travers cette œuvre de diversification et de restauration du vivant, les moniales de Solan ont vérifié la parole de Pierre Rabhi : la terre, c’est l’avenir. Plus encore pour les religieuses, dans une vie de prière intense et de recueillement, le travail de la terre est pour elles un facteur d’équilibre.