Puisque transformer la terre c’est aussi y vivre, nous sommes partis dans le nord-ouest de la Corse, à la rencontre d’Alain, qui imagine sa vie comme on cultive son jardin, la nature pour seule règle.

Par Oscar Coop-Phane. Photographies Vladimir Consigny.

Je ne sais pas comment m’y prendre. C’est terri ant d’écrire sur les personnes que l’on aime, sur les moments de bonheur aussi. Il m’est tellement plus simple de parler d’eau sale et de bière chaude, de mélancolie tenace et de salopards en scooter. Il faut que je vous explique. Je connais Alain depuis treize ans. C’est un ami. J’ai toujours voulu écrire sur lui mais je n’y suis jamais arrivé, comme si les bons souvenirs ne méritaient pas qu’on les archive, comme si les joies simples n’étaient pas à la hauteur des textes lourds, la prose qui pèse, tout ça, une idée tordue des lettres et des mots qu’on imprime.

Peut-être dois-je déjà planter le décor, comme on dit. Nous sommes en Corse, la Balagne, baies calmes et montagnes douces, les odeurs du maquis, les roches beiges, grises et pastel, des pierres rondes et accueil- lantes, le souf e des précipices pourtant et quelque chose de la nature qui doucement explose, la chaleur des étés qui brûle les ronces, les assèche à demi, des rivières çà et là, des vues pleines, étalées et des petites routes qui, au milieu, serpentent.

Ici, ni plage ni village. À toute berzingue dans les virages, 205 déglin- guée, le chien, Jesse, sur la banquette arrière, coffre en bordel, bidons vides, sécateur et housses d’oreiller, palettes sur le toit – à gauche, un chemin de terre sans pancarte, le bruit acide des branches qui rayent le pare-brise, frein à main, les clefs restent sur le contact –, on arrive. Enfin, pas tout à fait. Il faut marcher cinq ou dix minutes. Voilà un petit chemin dégagé. Quelques pierres, des vaches corses, plutôt robustes, pas aussi creusées en tout cas que celles qui peuplent mes souvenirs d’enfance, maisons de vacances en Castagniccia. Jesse les taquine, les fuit quand elles chargent. Nos dos se courbent par instants, les ronces toujours, qui semblent couler des arbres comme des lianes minuscules.

Ça sent l’anis et la terre brune. Mes chevilles parisiennes se tordent sur quelques pierres. Je regarde les mocassins du photographe qui glissent sur la poussière, puis les tongs d’Alain qui ne touchent pas terre. Alain est le seul type que je connaisse dont les tongs n’ont ni l’air de se traîner comme on frotte le sable chaud, ni de claquer aux talons, comme une rengaine agaçante. Dieu, il vole en tongs l’animal, me disais-je, et je savais que j’allais arriver.

Maigre portail en bois sombre et on y est. L’herbe est verte. C’est idiot, direz-vous. Peut-être pas tant que cela. De l’herbe verte, en Corse, au pli du mois d’août, ça ne court pas les champs. Puis, quand mes yeux en ont eu assez de balayer la pelouse, ils sont tombés nez à nez, si je peux m’exprimer ainsi, avec le tipi magnifique. Large toile blanche, huit mètres de haut, les perches qui dépassent au sommet et les montagnes en arrière-plan, tant d’images qui montent à la figure, les films du dimanche soir et les rêves de gamins, au fond du jardin, deux chaises renversées, un drap troué et c’est le calumet que je fumais dans des brindilles.

Mais, avant de descendre au tipi (il faut dire « wigwam », paraît-il), on fait le tour par la droite. Une maison minuscule, beige ou jaune, une ruine quand Alain l’a trouvée, une chambre coquette aujourd’hui, cheminée et toiture impeccable. Un peu plus bas, le potager, tomates, courgettes à gogo, poireaux, pommes de terre et oignons pour l’hiver, des aromates bien entendu, de la verveine qu’on reni e à trois bornes. On croirait un potager sauvage, tant il est vert, tant il paraît désordonné. On est loin des tristes alignements des jardins partagés.

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Au pied de la source qu’ Alain a captée, grâce à la cuve qui déborde, le potager s’offre et s’étale. Il y en a un autre, au replat infé- rieur, pieds de tomates gigantesques et courgettes colossales. Des arbres jeunes s’étirent un peu partout, voilà des gues, des amandes et des poires, des pommes et du combava.

«S’il tombe dans un trou de serpent, il ressortira avec une paire de santiags»

Il faut imaginer tout cela sans un bruit, sans un voisin, au creux d’une vallée du maquis, une maison à ciel ouvert, des chambres çà et là, autant de lits à l’ombre des feuillages, un salon, une terrasse, des chiottes (Alain est le seul de mes amis que j’ai aidé à construire des toilettes – ce n’est quand même pas rien) et la vie qui circule, au milieu de tout cela, avec une poésie in nie, un amour sans nom.

Ce qui fait la beauté de l’endroit, ce n’est pas tant ces montagnes habitées, les roches éternelles ou le vent de la Corse. Il y a dix ans, une amie me parlait d’Alain en me disant cela : «S’il tombe dans un trou de serpent, il ressortira avec une paire de santiags.» Voilà où je voulais en venir.C’est le caractère d’Alain, sa force de travail, son obstination et son dévouement qui ont fait de cette parcelle de ronces ce qu’elle est devenue. Il y avait un autre terrain avant, la grotte, qui fonc- tionnait de la même manière. Alain avait, comme ici, tout fait seul. J’y ai passé les meilleures mois de ma vie, de mes dix-huit ans à aujourd’hui. J’ai compris que l’on pouvait vivre comme ça, sans électricité et sans eau courante, sans argent, à la force des poignets, comme les fourmis, un geste après l’autre, bosser sans cesse pour aménager son territoire. Y vivre ensuite, pleinement et avec calme, au son des légumes que l’on cultive, des dîners que l’on partage et des amis que l’on accueille.

En dormant là quelques jours en août, on oublie facilement tout le travail qu’il y a derrière, cet acharnement taré qu’il y a à vivre en dehors des clous. Il ne s’agit pas seulement de cueillir ses tomates quand elles sont mûres. Il faut porter sans cesse, s’arracher les bras aux épines du maquis, mordre la terre, dormir sous une bâche quand l’orage cogne et souffrir la solitude in nie des nuits d’hiver. Ce serait tellement plus facile de trouver un job et de louer un appart à deux rues de la cita- delle. Mais non. Pourquoi alors ? Pour vivre autre chose, quelque chose qui vaille le coup, qui ait un sens, tout simplement.

Alors je sais qu’ Alain sera déçu que je n’aie pas parlé de Pierre Rabhi, qu’il a lu bien après avoir commencé à vivre comme ça. Mais il n’y a pas besoin là d’un mentor ou d’un maître. Ce que j’aime chez mon pote, c’est justement l’inverse ; il n’a eu besoin de personne pour vivre comme il l’entendait, à vingt mille bornes de tous les autres. Je ne l’ai jamais remer- cié, alors je voudrais le faire ici. J’ai appris tant de choses à ses côtés, je me suis tant poilé aussi que je n’arrive toujours pas à décrire la puissance de ces moments vécus si loin des autres, si loin du monde. Foutue bière chaude, salauds en scooter, pourquoi écrire sur vous quand certains, à l’ombre des regards, vivent comme ils l’entendent, à la lumière des bou- gies, dehors, avec un âne, un chien et les bruits doux de la nuit qui tombe.