Dans l’Aisne, entre forêt giboyeuse et grandes céréales, Guillaume Seguin plante des poiriers pour contrer leur extinction due aux contraintes du marché mondial. Histoire d’un regain.
Par Nathaly Ianniello. Photographies Thomas Humery.
LA POIRE FRANÇAISE: LA FIN D’UN LONG DÉCLIN ?
Les surfaces françaises ont chuté de 15 390 ha en 1992 à 5 053 ha en 2013. L’arrivée des nouvelles variétés Sweet Sensation, QTee et Angélys change la donne petit à petit.
Récolte 2019
115 000 tonnes (récolte plutôt
faible en raison des conditions
climatiques). Selon les années,
les résultats sont assez variables.
En 2016, 2017 et 2018, les
récoltes se situaient autour de
135 000 tonnes. Tandis que celle
de 2007 était de 220 000 tonnes.
Production par variété en 2019
Williams : 34 000 tonnes
Guyot : 30 000 tonnes
Conférence : 28 000 tonnes
Comice : 10 000 tonnes
Angélys : 3 000 tonnes
Passe-Crassane : 3 000 tonnes
Autres variétés : 7 000 tonnes
On cueille, on croque
Comice : début septembre/ novembre
Conférence et Concorde : septembre/novembre
Angélys : fin septembre/janvier
Général Leclerc : mi-septembre/novembre
Colette : fin août/octobre
Le poirier a beau « donner » des fruits durant plus d’un demi- siècle et se rebiffer contre le temps, sa générosité n’a pas été récompensée. Il a passé les années sans faiblir depuis que les Chinois le cultivaient, quatre mille ans av. J.-C., mais a failli trépasser à la fin du XXe siècle ! C’était sans compter l’effort d’agriculteurs friands de chair beurrée, de parfum suave et de grains titillant les papilles. Guillaume Seguin, vice-président de l’Association Nationale Pommes Poires (ANPP), boude les premières mais se délecte de ses Conférence, Comice, Concorde, Général Leclerc, Angélys et Colette. Lui qui cultive 11,5 hectares de pommes préfère les blondes poires de ses vergers de Faverolles et de Mosloy (15 hectares). Des rangs de fiers arbres qui furent littéralement sauvés par le Picard. Des poiriers jeunes aux bourgeons saillants et des ancêtres de plus de 60 ans au tronc calfeutré par la mousse, qui auraient dû finir arrachés par un industrialo-agriculteur accro à la drogue de l’Aisne, la betterave. Guillaume Seguin, né dans le village de Dampleux, proche de Villers-Cotterêts, aime les poires depuis son enfance. Le grand-père, Jean, arrivé du Nord après la Grande Guerre, faisait de la polyculture. En 1949, après la Seconde Guerre mondiale, alors que la région résonne encore du bruit des batailles titanesques, c’est l’heure de la diversification. Les pommes et les poires animent le paysage. Le fils Bernard, père de Guillaume, a continué la poire jusque dans les années 1970. « Quand je suis arrivé après mes études agricoles à Angers, vers 1980, les terres alentour ne portaient plus de poiriers », se souvient l’homme des vergers, botte au pied et regard clair portant vers la forêt historique de Retz qui cerne sa ferme – dont un bâtiment remonte au XVe siècle. Ici, la campagne est superbe, mais le climat et les sols forestiers, trop calcaires, ne sont pas toujours propices à la poire. Autour des vergers s’étalent 16 000 hectares de bois privés et de forêt domaniale. « Il y a trop de cailloux, de sable, d’humidité. Il faudrait moins de calcaire porteur de chlorose sphérique, qui bloque l’absorption du fer par la plante.»
REMISE AU GOÛT DU JOUR
Pour conquérir la poire, Guillaume continue de planter de la manière la plus écologique du blé, de la pomme de terre, de l’orge, du maïs, de la betterave et des pommes. « L’ensemble sécurise les risques pris avec la poire. La pomme a profité de son côté esthétique, sexy et coloré permettant toutes les campagnes marketing possibles. De plus, la pomme se consomme dès sa récolte et n’est pas très fragile. La filière poire se fait donc croquer par la globalisation, qui laisse peu de place aux fruits atypiques », regrette-t-il. Atypique, la poire française ? Celle dont la culture fut préconisée par Charlemagne ? Celle qui se coupe au couteau dans les assiettes de l’Hexagone depuis le XVIe siècle ? Celle qui offrait 600 variétés au XVIIe siècle ? Celle qui orne les natures mortes de Paul Cézanne, André Derain ou Édouard Manet ? Celle qui se goinfre de chocolat fondu dans un dessert hommage à La Belle Hélène de Jacques Offenbach ? Atypique, la poire française se heurte à la modernité florissante, aux supermarchés qui éclosent aux abords des villes, aux transports routiers qui prennent racine. Inéluctablement, la poire se flétrit et marque le pas sur son histoire.
Car la poire nécessite des soins quasi manucurés. La taille, l’éclaircissage et la cueillette requièrent 600 heures de travail manuel à l’hectare, soit 100 fois plus que les céréales et 200 heures de plus que les pommes ! Les fruits récoltés sont fragiles et ne sont pas prêts à manger. Le goût et la jutosité de la poire ne se révèlent qu’après deux mois de passage au froid proche de 0 °C dans de grands entrepôts puis une quinzaine de jours d’affinage à 10-15 °C. Investissement à la clé. Guillaume les envoie dans une coopérative dans la Somme, sauf celles qu’il vend en direct dans son magasin de produits locaux. Au supermarché, il faut des personnes compétentes pour les placer et les écouler, car les formes des poires et leurs robes quasiment toutes jaune et vert ne suffisent pas à les différencier et les mettre en valeur. Toutes ces difficultés n’entravent pas l’envie de poire de Guillaume Seguin :
« D’abord j’ai voulu me diversifier car la pomme dépend des marchés internationaux, et il y a aussi la volonté de conserver la poire dans notre patrimoine. On a d’ailleurs assisté à une dynamique il y a quinze ans avec la première création de poire depuis un siècle. La nouvelle Angélys nous a donné envie dans notre région… C’est le regain de la poire du Nord ! Une manière d’assouvir ma curiosité et d’amortir les connaissances et les compétences de mes trois salariés à temps complet. Et puis la rentabilité est meilleure car le marché est très déficitaire en France. On produit moins de la moitié de notre consommation, alors qu’on exporte une pomme sur deux. Le potentiel de développement de la poire française est réel. Les consommateurs qui aiment les poires, surtout celles de qualité, sont plus connaisseurs que les mangeurs de pommes.»
FACE AU MARCHÉ EUROPÉEN
Côté qualité, la France, et en particulier Guillaume Seguin, a effectivement opté pour des poires qui valent bien plus que leurs congénères d’Italie, de Hollande ou de Belgique, les trois premiers pays producteurs en Europe. Mais 85 % des producteurs français sont engagés dans une écoresponsabilité poussée, encadrée par des spécialistes de l’association les regroupant. « Ici, tout se fait à la main ! On récolte les fruits mûrs en un passage par variété. Le fruit est tourné dans la paume et doit s’offrir avec son pédoncule. C’est l’une des exigences de la démarche des vergers écoresponsables.» Il ne suffit pas de consommer des poires biologiques pour sauver ce patrimoine exceptionnel, car beaucoup de fruits vendus en supermarché sont importés. Les Abate arrivent d’Italie, les Rocha du Portugal, mais pire les Conférence de Belgique et des Pays-Bas s’immiscent sur les étals des marchés. Le maintien des bandes enherbées et le sol enrichi par les feuilles et les poires laissées à terre – car piquées par la grêle ou les psylles, moucherons qui pondent leurs œufs dans les gourmands, l’enveloppant d’un exsudat collant et noirâtre – captent une faune favorisant l’équilibre entre les ravageurs et leurs prédateurs. En novembre, les coccinelles profitent d’ailleurs des derniers rayons de soleil entre les rameaux. On aperçoit même des nids d’oiseaux datant du printemps dernier arrimés entre deux branches de vieux poiriers. La pollinisation est l’affaire des abeilles, des bourdons et des papillons.
Guillaume se serait bien vu apiculteur. Il a collaboré durant trois ans avec une start-up apportant des ruches et formant les agriculteurs au fil de la saison. « Mais voilà, les petits jeunes n’ont pas assumé leur rôle. Je suis revenu à un échange local direct avec un apiculteur de Chézy- en-Orxois. Il installe ses ruches sur mes vergers, je vends son miel ! D’ailleurs, j’ai fait l’objet d’une étude de terrain par des entomologistes. J’ai été agréablement surpris d’apprendre que trente espèces différentes d’abeilles sauvages butinent chez moi. Je trouve cela incroyable. La population profite également des nombreuses haies et “hôtels” à insectes disposés entre les arbres, se satisfait le poiriculteur de Dam- pleux. J’ai aussi placé des nichoirs pour accueillir les oiseaux utiles aux poiriers.» Un couple de mésanges peut consommer jusqu’à 10 000 insectes et vers nuisibles. Côté économie d’eau et d’énergie, l’exploitation montre l’exemple. « Les années de canicule, on fait juste de la brumisation. Cet été, le système d’arrosage a été déclenché seulement quatre fois. L’hiver, le poirier, arbre rustique, supporte des températures en dessous de zéro. Et au printemps, quand il y a un risque de gelée blanche spontanée, j’actionne des éoliennes (1 pour 3 hectares) qui, en brassant l’air plus chaud en hauteur, font remonter la tempéra- ture ambiante de deux à trois degrés », précise Guillaume. Il va cependant surveiller l’impact des changements climatiques. Diversifier les variétés de poires. Se méfier des débourrements précoces avec le gel toujours prêt à ruiner l’éclosion. Et, surtout, redouter l’arrivée de nouveaux insectes comme les punaises. Cette année, 20 % des Comice et des Conférence en ont fait les frais sur les hauteurs du Valois. Guillaume le conquérant sera toujours prêt à sortir son bouclier pour sauver son fruit de prédilection.