Licence IV

AU CHEVAL BLANC

À 97 ans, Léa Limousin tenait toujours son bar. Le Cheval Blanc accueillit tour à tour une salle de bal, une auberge, un relais de chasse et un restaurant. Après avoir survécu aux grands changements qui ont bouleversé le monde rural, Le Cheval Blanc a fermé ses portes depuis le décès de sa patronne. Sa précieuse licence IV menace aujourd’hui de disparaître.

Par Victor Coutard. Photographies Paul Lehr.


Micheline, une des deux filles de Léa,
et son mari Germain, chez eux, à Mettray.

Rien n’a changé depuis le décès de Léa. Le bar semble vivre dans ses souvenirs en attendant un hypothétique repreneur.

Saint-Symphorien-les-Ponceaux n’est pas un village, mais un petit hameau traversé par une route départementale. Un lieu à l’écart de l’époque se résumant à une église entourée de quelques maisons enduites de crépi, dont les petits jardins cultivés rappellent que l’endroit est bel et bien toujours habité. Par intermittence, la quiétude du bourg est dérangée par le vrombissement du moteur d’une voiture roulant en sous-régime pour aborder le tournant devant l’église sans trop perdre de temps. À première vue, il n’y a rien de particulier à voir ici, et depuis bien longtemps seuls les voisins et les habitués savent situer Le Cheval Blanc. De l’extérieur, personne ne peut soupçonner que cette grande bâtisse blanche abrita un jour les festifs et les gourmands. L’endroit ne paie pas de mine : le toit s’affaisse, les autocollants sur la fenêtre ont trop longtemps été exposés au soleil. Pourtant, sur le frontispice de la porte vitrée, ovale et rouillée, la plaque « Licence IV » est toujours là. Vestige d’une époque révolue faite de petits ballons de vin rouge, de réputations acquises dans la durée et d’une solidarité s’exprimant dans la dignité et la discrétion. Créée sous le régime de Vichy et régie par les articles L3331-1 et suivants du code de la santé publique, la licence IV – dite aussi grande licence ou licence de plein exercice – est un bien incorporel qui appartient à un fonds de commerce domicilié à une adresse précise. Elle permet de vendre toutes sortes d’alcools, à tout moment de la journée et sans forcément servir à manger en même temps (à la différence de la licence III, beaucoup plus contraignante pour les commerçants). Conséquence de la lutte contre l’alcoolisme et d’une forme d’hypocrisie politique, la création de nouvelles licences est depuis longtemps interdite. Le seul moyen d’en obtenir une reste de l’acquérir, soit directement sur la commune concernée par le futur débit, soit sur une commune de la même région, à un autre établissement. Ainsi, quand un bar ferme ses portes et si nul acquéreur ne se présente au bout de cinq ans, dit-on que licence s’éteint. Sachant qu’une licence IV ne peut pas voir le jour à proximité d’un lieu de culte, d’un hôpital, d’un terrain de sport ou d’une école, l’extinction d’une licence dans les petits villages condamne souvent ces derniers à ne plus pouvoir avoir de café où se réchauffer le gosier.

UN LIEU DE VIE

Mère de deux enfants et grand-mère de onze petits-enfants, Léa Limousin est née dans une ferme à 800 mètres du Cheval Blanc. Témoin bienveillant des changements de la région, Léa a tout connu, l’Occupation, la Libération, les trente glorieuses, la grande Histoire, les petites histoires. C’est elle qui organisait le bal des pompiers, le repas des chasseurs et le feu de la Saint-Jean. Fin juin, cette fête traditionnelle rappelait le temps où les domestiques avaient le loisir de changer de patron une fois l’an. Non loin du village, Léa possédait l’étang, la Pertuisière, sur lequel le soir de la fête était poussé le radeau empli des fagots qui seraient enflammés par les archers de l’école de tir voisine. Si l’on tend l’oreille, les cors de chasse et les exclamations moqueuses des spectateurs y résonnent encore – il fallait plusieurs coups dans l’eau pour que les apprentis archers atteignent leur cible. Le feu brillait au milieu du lac, c’était merveilleux à voir.

Léa répétait souvent qu’elle aurait préféré appeler son bar La Jument verte, comme le roman de Marcel Aymé. Fière d’être têtue, elle aimait à lancer goguenarde à ses clients des petites phrases comme «pourquoi changer d’avis quand on sait qu’on a raison ? » ou encore « si je suis gentille avec les clients, les clients seront gentils avec moi ». Sa plus grande fierté ? « Ne jamais avoir eu de patron. » Léa a toujours été à son compte et même son mari Clovis dut s’en faire une raison. Mais Léa était avant toute chose une commerçante. Une commerçante forte de près de quatre- vingts années d’expérience de la clientèle. Installée au bout d’une table en Formica près du buffet Mado, qui abritait la caisse, les verres et les ouvre-bouteilles, Léa connaissait parfaitement l’effet de ses anecdotes sur le chaland. Elle servait ses histoires à qui voulait les entendre tout en remplissant des verres sans faux col, c’est-à-dire pleins à ras bord. D’aucuns se laissaient alors aller à un brin de nostalgie, d’autres à une fascination naïve pour une mise en récit digne d’un roman de Jean Giono.
Léa racontait souvent l’histoire des premiers instants du bar quand, dans les années 1940, elle s’ennuyait ferme en attendant vainement des clients partis à la guerre. Après avoir mis à la porte manu militari un groupe de soldats allemands qui cherchaient un estaminet – tout en récitant, elle ne manquait pas d’ajouter à mon intention : « un estaminet c’est comme un café » –, elle décida de dépenser ses économies dans l’achat d’un transistor. À l’époque, une radio n’était pas un achat anodin. C’était la révolution, l’ouverture sur le monde, l’accès aux informations et à la musique. C’est ainsi que Léa ramassa son pécule, enfourcha son vélo et s’en alla en quête d’un poste de TSF au village voisin. Quelques centaines de mètres plus loin, l’accès au chemin était bloqué par une vache. « Une belle vache blanche avec de grands yeux bruns.» Léa regarda la vache, la vache regarda Léa, et ce fut le coup de foudre. Au lieu d’une radio, Léa revint à Saint- Symphorien avec une vache, ce qui n’était pas forcément du goût de son mari Clovis. Une vache, il faut la nourrir, la soigner, la traire. Mais quand on sait que l’on a raison, pourquoi changer d’avis ?

Avec le lait des traites, Léa se mit à faire des fromages et le temps passa plus vite. Mais quand elle racontait cette histoire – et elle la racontait souvent –, cette vache avait une tout autre importance : elle était à l’origine de la prospérité du Cheval Blanc, l’élément déclencheur qui permit toutes les autres histoires. Dans le fond de la vieille bâtisse, une salle aux murs safran a connu les soirs de bal et les concerts de la fanfare. La pièce est toujours empreinte d’un énergie particulière qui semble se souvenir des nuits de fête et des amours naissantes. Des couples s’y sont rencontrés et peut-être s’aiment encore. Pour Léa, ce n’était qu’une des conséquences de sa rencontre avec la vache.


Edgar, client depuis la première heure.

La caisse, les verres et quelques papiers s’entassent dans cet antique buffet Mado.

Le bar se résumait à une salle unique, trois tables rouges en Formica et quelques chaises.

LOIN DES CHÂTEAUX ET DES VIGNOBLES


C’est dans les années 1950 que l’activité du Cheval Blanc prit réellement son envol. Micheline, la fille de Léa, raconte. «Après la guerre, il y avait plein d’Américains en garnison dans la région. Ils passaient à toute berzingue avec leur char d’assaut et avaient défoncé les routes. Des ouvriers du BTP furent envoyés pour goudronner les axes de circulation. Ils venaient déjeuner au Cheval Blanc et parfois y dormaient à plusieurs dans le même lit.» Plus tard, par le bouche-à-oreille, le restaurant prit du galon. On fit la fête dans la salle de bal ou sur la petite place. Il y eut des débats et des déboires, mais chacun dans les environs garde en mémoire au moins un souvenir lié à Saint-Symphorien- les-Ponceaux, car loin des châteaux et des vignobles de la vallée de la Loire, Le Cheval Blanc fut le lieu de rencontre, et pour beau- coup le même toute leur vie durant : 77 ans ! Ces dernières années, Le Cheval Blanc était l’un des ultimes commerces de proximité sur ce territoire délaissé du nord-ouest de Tours. Le Super U du bourg voisin a peu à peu vampirisé toutes les boutiques aux alentours. Le marchand de journaux et les deux bouchers de Savigné-sur-Lathan ? Volatilisés. L’épicerie de monsieur Goron et la boulangerie de Hommes ? Disparues. Le Relais Clérençois, le garage Marin ou l’Hôtel du Bœuf ? Clos. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Plus de 30 % des Français vivent dans des communes de moins de 3 500 habitants ; 60 % des communes rurales ne disposent plus d’aucun commerce. Pourtant, la disparition des bars n’est souhaitée par personne : édiles et habitants souhaitent l’installation d’un café sur leur commune. Exemple parmi tant d’autres, depuis le décès de Léa, Saint-Symphorien-les-Ponceaux ne dispose plus d’une seule boutique ouverte. Pourtant, de mémoire de Cheval Blanc, le hameau compta jadis plusieurs cafés. On pouvait y boire un coup, mais aussi y acheter des œufs de la ferme, du lait ou du beurre. À l’époque, les cafés étaient des lieux de négoce prompts à monnayer de quoi manger un morceau ou passer la nuit. C’est dans ce modèle multiservice que réside peut- être l’espoir pour le futur des bars de petits villages. Modèle porté par une nouvelle génération fascinée et parfois fantasmant les habitudes des ruraux du début du siècle dernier.

DEUX GÉNÉRATIONS QUI ONT TOUT À S’APPRENDRE


À l’heure où émerge une jeunesse sensible aux questions environnementales et patrimoniales qui cherche les moyens d’échapper aux vicissitudes de la société de consommation, la disparition des bars de village apparaît comme un paradoxe grotesque, un malentendu tragique, une aberration. Le bar permet l’échange et surtout la transmission entre les générations qui ont l’expérience d’un lieu et celles qui veulent y faire leur vie. Ainsi, à bien des égards, la vie de Léa représente un idéal dont rêvent de plus en plus de citoyens désireux de trouver une vie « à taille humaine » et d’échapper aux systèmes mercantiles des grandes villes. Grâce à sa capacité à faire évoluer son commerce, aux relations de proximité qu’elle a su lier avec ses clients et à une hygiène de vie étrangement dans l’air du temps, Léa incarnait une sorte d’icône qui s’ignore. Prendre le temps de la discussion avec elle, c’était prendre conscience du décalage qui existe entre les motivations et les aspirations d’une nouvelle génération, majoritairement urbaine et sensible aux questions d’environnement, et la réalité d’une existence vécue dans une campagne française en crise identitaire.
Comme souvent à la campagne, la lumière viendra peut-être de la société civile. Les initiatives se multiplient pour sauver le cœur des villages et les précieuses licences des bars. À Marray, au nord de Tours, des habitants ont monté une association pour reprendre le café de leur commune. Près de trois cents adhérents y participent bénévolement, ce qui a redonné un coup de fouet à la petite commune. À Guesnain, près de Douai, le photographe Éric Leleu a mis la transmission au cœur de son projet de reprise. À la fois café, galerie, boutique fermière, la Musette est une entreprise culturelle, sociale et récréative. Après six mois d’ouverture, le local donne lieu à des scènes que l’on voudrait revoir à Saint-Symphorien : on s’y rencontre, on y échange, on se rappelle. « Ça arrive que trois générations se retrouvent au bar, c’est sympa. Récemment, une grand-mère de 92 ans est venue prendre un verre avec sa fille et sa petite-fille. La dernière fois qu’elle avait poussé la porte, elle avait 6 ans ! » Les voisins du quartier font ici leurs réunions, d’autres qui s’étaient fâchés se réconcilient autour d’un verre, et un rendez-vous hebdomadaire permet aux anciens habitués de se retrouver pour déjeuner.

À travers les histoires de Léa, du bar associatif de Marray et de la Musette se dessine un modèle d’économie villageoise. Un bar, s’il est bien géré, est une promesse de solutions. Il permet de briser les solitudes et encourager les concertations, de faire marcher l’économie locale et rendre attractif tout un village. Le Groupe SOS l’a bien compris et a récemment lancé l’initiative « 1 0 0 0 cafés », qui propose de contribuer à la revitalisation des petites communes rurales en ouvrant de nouveaux débits de boissons dans 1000 communes de moins de 3 500 habitants. « Nous concevons le café comme un espace de convivialité multiservice qui permet à la fois de prendre un verre, prétexte pour attirer et faire se rencontrer des gens très différents, mais également d’offrir une gamme de services qui n’existe plus dans les petits villages », explique Chloé Brillon, directrice du projet. Un appel à candidatures est en ligne sur le site 1000cafes.org. Pour être retenue, elle doit être déposée par le maire du village où le café est menacé de fermeture ou qui ne dispose plus de café, mais d’un local adapté à cette activité. Faire du bar un espace de convivialité dans la pluralité des services et des attentes, un lieu de vie pensé au plus proche de chaque territoire et avec la participation des habitants de la commune, c’est assurer au village un futur. Dans cette optique, la préservation des licences IV permet d’assurer aux propriétaires la liberté nécessaire au bon développement de leur activité professionnelle.

Espérons que demain on servira de nouveau un verre de bourgueil, une grenadine, un calvados, une menthe à l’eau au Cheval Blanc. Les habitués reviendront discuter avec les petits nouveaux. D’ailleurs, à Saint-Symphorien-les-Ponceaux, on a accueilli trois nouvelles familles. Les enfants prennent le bus ensemble pour aller à l’école et les parents gardent les clés du bar… dans l’attente d’un repreneur pour sauver leur licence IV.