Village connu pour sa municipalité participative élue en 2014, Saillans a traversé la crise du coronavirus, comme le reste du monde. Comment cette communauté a réussi à exprimer les solidarités dans ce moment de repli sur soi? Regain est allé chercher quelques réponses à cette question.
Par Marie Aline. Photographies Franki & Nikki.
Le contraste est saisissant. Alors que dans les zones dites artisanales, des centaines de personnes masquées font la queue à un mètre de distance pour espérer rentrer dans un Ikea, lieu d’une petite promenade consumériste, à Saillans, à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Valence, au bord de la Drôme, des familles pique- niquent. Les enfants s’égayent dans l’eau proche du turquoise. Des personnes de 7 à 77 ans discutent autour d’une table en bois. Beaucoup sont torse nu, pieds nus, tête nue. Ça déconfine au rythme d’un été précoce dans un cadre aux accents idylliques.
Beaucoup de jeunes gens sont venus s’installer dans le village au cours des six dernières années, après que l’on y a voté pour une municipalité citoyenne et participative. L’histoire est connue. En 2010, le groupe Casino veut installer dans ce village de 1200 âmes un supermarché. Déjà bien achalandé avec une boucherie, un magasin bio, deux boulangeries, quelques snacks et un café, Saillans a le cœur battant. Certains habitants l’aiment ainsi. Ils constituent une liste citoyenne pour contrer le maire pro-supermarché, qu’ils nomment « Autrement Saillans… tous ensemble », et qui repose sur trois piliers : la transparence, la participation des citoyens à la vie de la commune et surtout la collégialité au sein de l’équipe municipale. Pour acter ce dernier point, la tête de liste est désignée alors même que la personne est absente. Vincent Beillard est veilleur de nuit dans une maison pour personnes handicapées et n’a pu assister à la réunion. Il sera pourtant élu à 57% des voix en mars 2014 maire de Saillans. Bien sûr, il n’est pas seul. Avec lui, tous les habitants de Saillans peuvent co-gérer la commune. Des comités de pilotage sont mis en place deux fois par mois, tout le monde peut y participer. Les quatorze élus fonctionnent en binôme pour réfléchir aux thématiques qui préoccupent les Saillanssons. Les indemnités de fonction sont partagées entre toute l’équipe municipale. Une révolution douce est en marche. Un baby-boom local atteste du bien-vivre communal; avant 2015, cinq ou six enfants naissaient chaque année. En 2015, 21 bébés saillanssons ont vu le jour. Saillans se déploie donc, redéfinissant peut-être le sens du mot village. Dans le Larousse, il est un simple « groupement d’habitation permanentes, dont la majeure partie de la population est engagée dans le secteur agricole ». En ce qui concerne Saillans, nous retiendrons le terme « engagé » : engagé dans la communauté pour un vivre-ensemble qui allie social et écologie.
UNE SOLIDARITÉ PROTÉIFORME
Laurence Wylie, un anthropologue américain qui a écrit dans les années 1950 une monographie titrée Un village du Vaucluse, observe que le village français aurait « ce caractère fondamental de la civilisation française : le sens de la dignité de l’homme qui pousse celui-ci à désirer un monde plus juste et à participer à une haute culture tout en préservant farouchement son individualité ». Comment, six ans après son épiphanie collective, en pleine bataille municipale, la communauté saillanssonne a-t-elle relevé l’épreuve imposée par le coronavirus ? Comment a-t-elle allié collectif et individualité ? Comment les habitants de ce village à l’identité solidaire ont-ils réussi à rester tous seuls ensemble ?
Très naturellement. Et un peu comme partout en France, les commerces ont livré les courses directement chez les clients, la pharmacie s’est transformée en drive, la boulangerie a vendu de la farine en provenance directe du meunier. Matthias, premier employé de la librairie Alimentation Générale, a déposé des livres sur les seuils de porte des lecteurs. « C’était plus pour maintenir un lien social qu’autre chose, mais finalement avec la peur du virus, on restait à bonne distance et on ne parlait pas autant que d’habitude », déplore-t-il. Lorsque la librairie a lancé une campagne de soutien en proposant à ses clients d’acheter des contremarques à venir dépenser après le confinement, la communauté a répondu présente. Quelqu’un a même acheté pour 150 € de bons cadeaux pour les cacher au hasard dans les livres de la librairie, histoire de faire naître un sourire sur les visages des chanceux.
Frank n’est pas l’un d’eux, mais il a quand même le sourire. Après des semaines d’attente, le res- ponsable des équipements sportifs de la commune, écrivain fantastique à ses heures, vient de récupérer un roman de Stephen King. Il raconte son confinement : « Je vis dans les hauteurs du village près des vignes. Dès les premiers jours, je suis allé voir les personnes âgées de mon quartier pour savoir si elles avaient besoin d’aide pour les courses ou autre. Mais elles étaient déjà prises en main ! » La solidarité va vite à Saillans.
« Je voyais des maires se démener pour structurer un système d’entraide fonctionnel, raconte Vincent Beillard, maire de Saillans durant le confinement. Pendant ce temps, nous n’avons eu qu’à orchestrer les réseaux de solidarité. D’une certaine façon, lors de cette période étrange, nous avons récolté les fruits de ce que nous avions semés durant les six dernières années.» Le nouveau maire élu le 16 mars, François Brocard, issu de la liste adverse à la liste participative, lui, n’y voit que normalité : « Quand on est à l’intérieur du village, on ne se dit pas que c’est remarquable. C’est naturel.»
Alors que les maires de petites communes sont censés appeler les personnes les plus vulnérables pour recueillir leurs besoins, Vincent Beillard a été relayé par Le Forum. Cette association, qui est au départ un espace numérique et social, est devenue une maison de service au public (MSAP) et a été reconnue comme tiers-lieu d’inclusion numérique. Elle est comme le deuxième troquet du village. Hors confinement, on s’y rencontre entre générations autour d’un envoi d’e- mail. En plein confinement, on s’y procure les « attestations de déplacement dérogatoire ». Une mamie y cherche de l’aide pour faire réparer son téléphone. Une famille y emprunte un ordinateur pour faire l’école à la maison. Et surtout, Philippe Saulnier, président de la structure, lance un appel aux bénévoles voulant assister des personnes en difficulté. Une cinquantaine se portent volontaires pour cuisiner, conduire, faire des courses, garder des enfants… Un réseau de quinze psychothérapeutes propose un soutien téléphonique. Quarante-cinq habitants seront suivis de multiples façons durant toute la durée du confinement, et plus si affinités.
Jordi est l’un d’eux. 91 ans, vaillant dans son short et ses sandales, il se tient assis dans un fauteuil de rotin dont la couleur résonne avec les rayons de soleil qui inondent sa véranda. À sa droite, la photo d’une ruine. C’est la chapelle Ste- Marguerite au Prats-de-Mollo, dans les Pyrénées- Orientales. Il y a dormi une nuit lorsqu’il avait 9 ans. Il fuyait alors l’Espagne. C’était en 1941. « Nous étions deux cents, cette chapelle nous a sauvé la vie » et a peut-être inspiré à cet ancien chef de chantier son métier. Doyen des premiers arrivés à Saillans, il a une définition simple de la solidarité : « C’est Florence ! » Cheveux blancs elle aussi, visage rayonnant elle aussi, Florence sourit à son voisin qui parle un peu fort. Chaque jour, elle est venue frapper à sa porte pour voir si tout allait bien. Elle lui a fait ses courses, a écouté sa tristesse de ne pouvoir aller à la maison de retraite voir sa femme, « la plus belle de Saillans », selon Jordi. « Je me suis simplement rapprochée de lui, ça n’est pas ça la solidarité», dit-elle humblement, en racontant quand même le bazar organisationnel lorsque l’on fait les courses pour plusieurs personnes en même temps, le mélange des sacs, des porte-monnaie, le classement des tickets de caisse… Une des facettes de la « vraie » solidarité serait peut-être cet appel aux dons lancé par le Centre communal des affaires sociales de Saillans (CCAS) pour créer des bons alimentaires à distribuer à qui en a besoin. Neuf mille euros ont été récoltés, quarante personnes en ont bénéficié et pas les plus habituels. Jérôme est l’un d’eux. Père de deux enfants, ancien homme des internets, sans emploi, passionné de vélo et de moto, il vit dans la rue du Docteur Illaire au centre du village. Au-dessus de sa porte nous domine la figurine d’un super- héros. Des chaises sont posées sur le trottoir, les amis s’asseyent, discutent puis repartent. « Ces bons alimentaires m’ont vraiment dépanné. Ils étaient inespérés. Quand on pense qu’ils sont issus de dons privés ! » Venu vivre à Saillans pour la beauté du cadre et la bonne relation entre les gens, il a proposé à la mairie de remercier le village en nettoyant les panneaux d’affichage municipaux et les murs tagués. Sur sa page Facebook, il a proposé à tous les bénéficiaires de bons alimentaires qui en avaient le temps, de se joindre à lui. Pourtant, il gratte tout seul la colle sur les panneaux de la petite place en face de chez lui. « La solidarité a ses limites. Elle s’arrête là où les intérêts de chacun commencent, et malheureusement elle ne peut pas tout résoudre », conclut-il désabusé. Pascal, commerçant dans la même rue, partage cette vision des choses. Vendeur de souvenirs dans ce village assailli de touristes l’été, il a transformé son magasin en primeur durant le confinement. Ami proche d’un maraîcher bio du coin, avec lequel il a des projets professionnels, il vend ses fruits et ses légumes à Saillans afin de pallier le manque dû à la fermeture du marché du dimanche. « Je travaillais énormément, à organiser les caissettes de fruits et légumes pour répondre aux désirs de chacun. Et du jour au lendemain, plus personne n’est venu. Pourtant je continue à vendre les récoltes de Julien. Mais les gens ont retrouvé leurs habitudes… La solidarité n’est allée que dans un sens.»
CONSTRUIRE L’APRÈS
Pour Pascal, tout s’est arrêté du jour au lendemain. Pour Jordi, tout a continué : « Florence ? Elle vient me voir encore plus souvent que pendant le confinement ! ». Pour Jérôme, l’entraide devrait continuer, mais peut-être que l’État pourrait entrer dans la danse.
Monique, une retraitée à fort caractère, qui affectionne avec aussi peu d’entrain «ces jeunes babas tatoués qui fument des pétards et les bobos pleins d’argent venus s’installer ici pour la tranquillité », est pourtant persuadée que l’entraide va aller au-delà de la crise sanitaire. « Les gens se sont organisés comme on sait le faire ici ! La solidarité est spontanée. Mais je crois que sans cette municipalité participative que l’on a eue, on ne serait pas allés aussi loin. Ça va continuer.» Et ce malgré une nouvelle équipe municipale élue juste avant le confinement. François Brocard et son équipe reviennent à des fonctionnements plus traditionnels. Les comités de pilotage ouverts aux habitants laissent la place à des réunions publiques (deux par an), des comités participatifs où les projets soumis seront votés selon leur importance. « Les comités de pilotage diluaient la parole d’opposition dispersée dans les différents groupes thématiques. Là, on se met en difficulté en se confrontant à ceux qui ne sont pas d’accord.» Il annonce la collégialité, mais dès la première semaine de mandature exclut les élus minoritaires (de l’ancienne équipe participative) des réunions hebdomadaires du bureau municipal, ne leur permettant plus d’avoir accès au débat. « On s’est positionnés contre la démocratie participative mais pour la participation dans la démocratie », argumente-t-il.
« Je fais le deuil de la raison pour laquelle je suis venue m’installer à Saillans », s’attriste Josiane, jeune retraitée « bobo », copine de Monique. Fernand Karagiannis, ancien élu, n’est pas aussi défaitiste. Il a la conviction que le confinement a réveillé un esprit de coopération qui va bien au-delà de Saillans. « Il faut maintenant consolider les solidarités qui sont nées durant le confinement pour qu’elles soient fonctionnelles. C’est primordial puisque nous venons d’éprouver que s’il n’existe pas de socle d’entraide, l’urgence de la crise nous fait perdre en qualité de vie.»
Sur sa terrasse, où flottent des drapeaux de prière tibétains, Florence a le regard qui porte loin. Elle vient de finir son yoga. La paix qui se dégage de son visage est aussi contagieuse qu’un virus : « Le gouvernement a enfermé une population saine. On nous a fait peur, on nous a mis dans la confusion, ça nous a empêché de parler. Mais la solidarité, c’est de sentir que nous sommes “un” et qu’il n’est pas question de nous séparer. Durant cette crise nous étions tous dans la même galère.» En aidant ses voisins et ses amis, Florence ne fait que manifester son humanité. En lançant des réunions au bord de la Drôme tous les mercredis à 17 heures pour s’organiser ensemble, elle continue simplement de vivre. Les douze personnes présentes ce premier mercredi ont parlé de philosophie, d’économie résiliente, mais aussi de la création de jardins vivriers pour nourrir l’ensemble du village, ou encore d’un kiosque où ceux qui peuvent donnent des aliments et ceux qui en ont besoin les prennent. « Nous parlons juste de comment faire la bascule vers le monde d’après », dit-elle dans un sourire, avant d’ajouter tristement, « mais la nouvelle municipalité prouve que l’on retourne vers le monde d’avant.» Jean-Pierre Legoff, philosophe et sociologue français, définit dans La Fin du village : « [Le village] renvoie, pour les anciens, à un mélange de souvenirs et de réalités découvertes dans l’enfance, creuset primaire d’expériences qui ont façonné un rapport au monde dont ils ne peuvent complètement se détacher.» Comme dans toutes les contrées traversées par la crise sanitaire liée au coronavirus, comme dans toutes ces villes, comme dans chacune de nos maisons, Saillans est au milieu du gué. Certains de ses habitants s’y tiennent en se disant que la Drôme coulera toujours dans le village, tandis que d’autres s’activent pour préparer le moment où le lit de la rivière serait à sec.