Entretien

Pierre Rabhi

En 2019, Regain s’était entretenu avec Pierre Rabhi, un visionnaire qui a compris avant bien des gens que l’avenir le plus radical se nourrit des sagesses du passé.

Par Jeremie Attali. Coordination Alexis Margowski. Photographies Jonathan Llense

Le fondateur du mouvement des Colibris, pionnier de l’agroécologie, philosophe du retour à la terre, qui a sans doute inspiré le plus de vocations agricoles en France depuis quelques décennies nous a fait l’honneur d’un échange pour Regain. Il sait mieux que personne combien l’homme tarde à comprendre ce qui lui arrive. Assis sur ses marches en pierre, saluant quelques amis çà et là, il a pris le temps de répondre à nos interrogations, et d’en créer de nouvelles. Bernanos, qu’il cite souvent, a dit : « Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste, un imbécile malheureux. »

Êtes-vous plus optimiste aujourd’hui qu’il y a quelques décennies ?

Je pourrais dire non, surtout quand on voit l’évolution du genre humain. L’espèce humaine dure moins de deux minutes à l’échelle d’une planète de vingt-quatre heures. Quelle est la signification de l’hominisation ? La vie s’est organisée de façon à mettre en place sa propre perpétuation. La formule de Lavoisier « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » amène à comprendre l’économie nécessaire à notre survie. Il y a très peu de dissipation. Quand on parle de la « loi de la jungle », celle des humains n’a rien à voir. Si un lion mange une antilope, il la digère, mais il n’a pas d’entrepôt d’antilopes, il ne fait pas commerce d’antilopes. Il ne chasse pas à temps perdu pour en faire commerce aux copains. Et tout est ainsi.

La protection de l’environnement, l’évolution des esprits et la transmission des savoirs ne vont pas assez vite ? Qui prend le dessus ?

L’évolution des esprits est trop lente, à mon avis. Les dégâts deviennent gigantesques. Pendant longtemps, l’être humain n’était soumis qu’à son énergie et à l’énergie animale. Une paire de bœufs, déjà, fournissait de six à dix fois votre propre énergie. Puis avec l’énergie mécanique, on est passé du cheval animal au cheval-vapeur. La thermodynamique a donné à l’être humain une ef cacité sans pré- cédent, pour le meilleur ou le pire. La technologie peut être merveilleuse ou destructrice. On atteint l’apothéose avec la bombe atomique, le résultat de tout un processus de savoirs et de science qui peut aboutir à la fabrication d’une apocalypse, comme celle des Écritures. Et ça, c’est la science. Dans le langage actuel, dès que l’on dit « c’est scientifique », c’est inattaquable. Mais non, la science peut aussi être con, et elle s’achète. Les compétences s’achètent. Il reste toujours ce clivage entre la voie du bien, qui nous fait évoluer dans le sens positif, et l’autre versant. Comme je n’arrivais pas à trouver de réponse au sens de l’être humain, je suis parti dans un truc poétique : la planète se prépare pendant des milliards d’années. Elle est devenue magnifique après être passée par tous les tourments, les éruptions volcaniques, l’alchimie qui l’a produite, avec des extinctions, toute une histoire. Que l’on peut voir comme une histoire dramatique.

La vie côtoie la mort, alors cela complique notre compréhension. Puis la voilà. Ouf. Elle est magnifique. Il y a des forêts, des océans, des merveilles. Et elle se dit : « S’il n’y a personne pour m’admirer, à quoi cela sert-il ? » Ce sont mes fantasmes. « Ah ! Il y a quelqu’un qui va se rendre compte de tout l’effort que j’ai fait pour être si belle, et le valorisera. » Sauf qu’elle s’est trompée. Et cela repose la question de ce que nous sommes.

Mais nous l’avons admirée, n’est-ce pas ? Les grands auteurs, les artistes, ont su lui rendre hommage, non ?

Oui, mais pas seulement eux. Les hommes que l’on dit premiers avec un certain mépris étaient sensibles. Je cite souvent le discours du grand chef sioux Sitting Bull. Les Blancs étaient forcés de racheter les terres indiennes, ils devaient les acquérir légalement, alors on a proposé à ce chef une grande somme d’argent. Il a répondu : « La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons. Comment pourrais-je vous la vendre ? Nous ne sommes que locataires d’un monde où nous passons.» Cela, c’est la vérité, et si on la comprend on a un autre comportement avec notre planète et avec les créatures.

Pour que l’on adopte ce modèle, si opposé au nôtre, il faudrait une dictature verte, une crise profonde qui nous force à changer ?

Mais la crise est là. Ce que j’appelle la crise, c’est quand on est dans la surabondance, et que l’on n’est même pas heureux. On consomme des stars, des anxiolytiques, du football. Pour fuir une réalité. Le football, je n’ai rien contre, mais tout de même ces stades avec des gens hurlant simplement parce que des gens tapent dans un ballon, ça me rend dubitatif. Il y a quand même des choses bien plus importantes. Et donc on se repose la question : « L’espèce humaine c’est quoi ? » Je n’ai que deux réponses. Celle de Socrate : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » Et Fournier : « On ne sait pas où l’on va, mais on y va quand même.» Voilà des vérités absolues.

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Le mur se rapproche mais on ne ralentit pas, c’est ça ?

Moi, je viens de manger, par exemple. Des millions de personnes n’ont pas pu manger aujourd’hui. Toutes les sept secondes, un enfant meurt de faim. On est dans la surabondance sans joie, et, d’un autre côté, d’autres n’ont pas de quoi survivre. Doit-on se confiner dans notre système ? La civilisation qui prétendait être la meilleure, sortir les humains de l’obscurité, a-t- elle réussi ? Je ne vois pas en quoi. La réussite d’une vie devrait se mesurer à la joie. Certains ont trois fois rien mais sont joyeux. Ils ne se plaignent pas, et même ils remercient Dieu, le destin, la vie. Un toit, de quoi manger, se soigner, voilà ce qui devrait rendre heureux. Mais pour nous, c’est ordinaire. Tu ne seras jamais heureux si tu méconnais tes privilèges. Il faudrait le culte du contentement. Sans cesse, la publicité nous poursuit avec ce qu’on n’a pas. Du harcèlement autour d’un désir jamais assouvi. C’est comme ça que l’on se retrouve avec des tas de choses qui ne servent à rien. Les décharges sont remplies de superflu. On achète, on jette, et ensuite il faut traiter. On m’a poussé à me présenter à la présidence aux élections de 2002. Je me sentais incompétent, mais j’ai fini par accepter. Je n’y croyais pas. Notre programme parlait d’agroécologie, d’éducation à la solidarité, de la place à laisser aux utopies. Les utopies, c’est fondamental. C’est grâce à elles que la société avance. Grâce à ceux qui ne fonctionnent pas seulement à la raison, mais aussi à des sensations, à l’intuition.

Mais justement, parfois les écologistes ne manquent-ils pas d’arguments scientifiques et de crédit, pour convaincre, et se défendre ?

La sémantique, le langage sont très puissants pour faire évoluer les consciences. Il est nécessaire pour rendre une option compréhensible. Et il peut être utilisé pour le bien comme pour le mal. Par exemple, quand j’ai lu Mein Kampf, j’ai trouvé cela très structurant, d’une certaine manière très convaincant. Sauf que c’est écrit pour le mal. Il faut toujours se demander si ce que l’on dit sert à une contribution, même infiniment petite, vers un monde meilleur. Cela me ramène presque toujours à Jésus, dont le seul message était l’Amour. La seule énergie qui puisse nous sauver de cette situation. Ce n’est pas une affaire personnelle, inter-humains. Il ne s’agit pas de l’amour comme nos histoires de cœur, la sentimentalité, le romantisme, qui commencent trop souvent par des promesses d’éternité pour finir au tribunal : « Qui garde les enfants ? » Cela est magnifique, bien sûr, déjà. C’est comme ça que la vie se propage. Elle est maline, d’ailleurs, la vie, car si on n’avait pas procréé dans le plaisir, cela fait bien longtemps que l’humanité aurait disparu. «Ah, il faut que je fasse un gamin quand même » (rires), rien à voir avec la pulsion qui est là… La vie veut vivre. C’est une forme d’intelligence. Elle a mis en place un processus, chez toutes les espèces, pour faire de la survie un but. Et c’est là qu’il faut être capable de discerner de quel amour il s’agit et de ne pas le dénaturer.

Quels conseils donner à un jeune qui se sent perdu, aujourd’hui, face à un monde si triste ? Comment le déculpabiliser et l’encourager à agir ? À quelle philosophie se raccrocher ?

Ce n’est pas simple. Je suis opposé à ce paradigme où le fric a la priorité absolue. Même les religions ne protègent pas l’œuvre de Dieu. Après tout, ce devrait être les premiers écolos. C’est ce qu’ont mieux compris les sauvages, qui n’ont pas fait de théologie, eux. Même le discours de Jésus a été dénaturé. Les croisades en sont l’exemple. Délivrer le tombeau du Christ… Un prétexte, un alibi pour aller piller l’Orient et ses richesses.

Alors, qu’est-ce qui rend heureux, si ce n’est pas l’accumulation de richesses ? L’accomplissement personnel ? Le fait de se sentir utile ?

Je ne peux pas vous dire que je sois moi-même profondément heureux. Pourtant, Dieu sait que je m’implique. Je sais que je ne suis pas sur Terre pour détruire mes semblables ou la vie. Mais pour avoir cette joie que procure le fait de contempler la vie. Je suis une conscience qui essaie de valoriser la réalité, à travers le prisme de ma subjectivité et de ma capacité à admirer, qui n’est pas réservée aux peintres et aux musiciens.

Et l’accumulation de ces savoirs, de ces raisonnements, transmis de père en fils et de voisin en voisin, qu’en reste-t-il, n’a-t-on pas presque tout perdu ?

Oh si, presque tout. La civilisation technico-scientifico-financière s’est décrétée comme l’aboutissement d’une évolution humaine qui va vers les sommets. Sans s’apercevoir de sa chute. Elle dégringole et croit progresser. Lors de mon retour à la terre, je suis allé voir beaucoup de « vrais paysans ». Sans terres, des paysans traditionnels, des montagnes. J’ai eu du mal à mettre de l’ordre dans la première impression qu’ils avaient eue de moi. Je parle bien, je suis instruit, donc forcément, pour eux, je savais. Mais eux ignoraient. On leur avait mis ça dans la tête, aussi à force de rabaisser le terme de paysan. Leurs réponses à mes questions commençaient par : « J’espère que je ne dis pas de bêtises… » Alors que c’était l’inverse, ils avaient bien plus de savoirs que moi. Si aujourd’hui, malheureuse- ment, il y a plus d’exploitants agricoles que de paysans, c’est parce qu’on a mis en place un processus. La pétrochimie internationale fabrique des prescripteurs. L’ingénieur prescripteur d’engrais, le médecin prescripteur de médicaments, et le tour est joué. On fait de la prescription. Sans personnalisation. L’être humain est plus complexe, il est psychique, il souffre d’être contrarié, de commettre des erreurs. Il souffre de son alimentation, de ses transgressions. Il ne peut être appréhendé de manière si mécanique.

Vous-même qui êtes si spirituel, vous considérez-vous comme religieux, au sens de relié au divin ?

Oh oui. Maintenant, bien qu’ayant été musulman et chrétien, je ne me reconnais désormais plus d’aucune structure, organisée, disons. Cela a même avivé mon fait religieux. Car, en passant par ces organisations religieuses, j’ai vu combien on était obligé de se conformer au dogme. C’est ce qui a fait ces catastrophes, ces guerres. On a fait des horreurs, brûlé des gens. Les croyances provoquent des horreurs. Tout comme ceux qui nient toute religion : l’athéisme, dans lequel toute dimension divine est rejetée, où on ne garde que la dimension structurée, comme le communisme de Staline, ou aujourd’hui le capitalisme. On recrée toujours ce même modèle féodal. Il se constitue systématiquement une cellule, plus ou moins visible, de profiteurs. Arrêtons donc de croire en une modification profonde de l’histoire humaine, sans comprendre que tout part de nous. Veut-on être dans le positif ou dans le négatif ? D’où Jésus, qui revendique la force de l’énergie de l’Amour. Je dis toujours que des extraterrestres évolués qui nous observent ne pourraient pas conclure que nous sommes une espèce intelligente. Je les vois s’esclaffer. On détruit tout, alors que l’on a tout. Et on fait des projets pour aller sur la Lune, un caillou tout nu, sans vie. Alors que cette oasis qu’est la planète Terre, au milieu d’un immense désert astral, on n’est pas capable de la préserver. Un soir d’été, au milieu de toutes ces étoiles, on est forcé de réaliser combien on est chanceux, combien tout cela est fragile. Je suis né dans le désert, et elles y sont très visibles, toutes proches. Elles sont l’une des rares choses inchangées par rapport à ce que voyaient nos ancêtres, et nos descendants verront les mêmes.

Qu’y a-t-il après la mort, selon vous ?

« Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien », disait Socrate. Bien sûr, c’est plus confortable d’imaginer quelque chose. Cela soulage de se dire qu’on va renaître. Accepter que notre histoire soit finie, c’est difficile. L’important est de transmettre. On naît innocent, on apprécie la vie telle qu’elle est pendant quelques années, puis on comprend. Les enfants ne sont pas éduqués à la vie. On les enferme, et on en fait des technocrates ignorants, qui n’ont jamais vécu la vie. C’est le conditionnement que veut le système. De la performance dans les aptitudes, de façon à ce que l’organisation ait les compétences nécessaires pour survivre. Sans remettre en question la direction donnée, sans s’interroger sur les raisons de ces guerres, de ces peuples mis au rang de quasi-esclaves, de la disparition des espèces. Pensons à nos enfants. N’est-on pas en train de les mettre dans un vrai traquenard ? Je serais vraiment malheureux de penser que je n’ai rien fait pour améliorer la situation. Même si j’ai enfin la chance d’être écouté, ça ne représente pas grand-chose. Tout le monde me demande si je suis optimiste ou pessimiste. Ça n’est pas important. Ce qui compte, c’est ce que je fais pour améliorer les choses.

Je ne vous cache pas mon inquiétude.Votre génération se sentait coupable, elle tente de réparer ses erreurs, mais la mienne, ne risque-t-elle pas d’être abattue ?

Chaque génération est victime du préjudice qu’ont vécu les générations précédentes. Mais elle est aussi responsable de celles qui arrivent. Je ne sais pas quand je vais mourir, mais cela arrivera. Comme chacun. À partir de là, dans ce court temps qui m’est donné, infinitésimal à l’échelle de la vie de la planète, j’ai la possibilité d’agir et de faire. Mais est-ce que je le fais ?