Pêche

FINES MOUCHES

Les pêcheurs à la mouche rêvent de poissons sauvages et de rivières propres. Le no kill, une pratique au plus proche de la nature, convainc une nouvelle génération soucieuse de l’environnement.

Par Victor Coutard. Photographies Léon Prost.

« Allo, bonjour, vous êtes bien sur le portable d’Olivier Masmonteil, je suis en train de peindre ou à la pêche, vous pouvez me laisser un message. » Pour ceux qui la pratiquent, la pêche à la mouche est souvent bien plus qu’un hobby. Une vraie passion qui pousse les aficionados à voyager à la recherche des meilleures rivières et, sur ces rivières, à partir en quête des meilleurs spots. « La pêche à la mouche est mon deuxième travail », rigole Olivier Masmonteil, artiste peintre français connu pour ses paysages et ses palimpsestes pictu- raux. Pour admirer le geste et prendre un cours d’initiation halieutique, rendez-vous est donné Moulin de Chaise-Dieu-du-Theil, un parcours de pêche clos sur 3 km de rivière situé dans l’Eure, en Normandie. Sous un soleil radieux, nous retrouvons Olivier entouré de sa compagne, Émeline Aubry, cheffe privée demi-finaliste du championnat du monde de pâté en croûte, et d’Amandine Chaignot, cheffe du restaurant Pouliche à Paris. Si Olivier et Émeline ont souvent pêché ensemble et aux quatre coins du globe, pour Amandine comme pour nous, c’est une première.

10 HEURES, 10 H 10

Équipé de lunettes polarisées pour mieux voir les poissons dans l’eau, d’un gilet à poches, de bottes montantes, d’une épuisette et, bien sûr, d’une canne, Olivier Masmonteil choisit ses mots pour transmettre son amour de la pêche. Il existe tout un vocabulaire d’initiés : on parle de « pêcher l’eau » quand la rivière est trouble, de « streamer » pour l’imitation d’alevin ou encore de tricot pour l’action consistant à ramener le fil, pardon, la soie, par tirées successives. Le matériel de base est constitué de cinq éléments : une canne en carbone ou, pour les puristes, en bambou, aussi appelée « fouet ». Un moulinet qui joue à la fois le rôle de réserve de fil et de frein en cas de combat avec un gros poisson. Une soie, fil synthétique ou originellement, comme son nom l’indique, en soie, dont le poids et l’épaisseur servent à propulser la mouche au moyen du lancer dit « fouetté ». Un bas de ligne, fil de nylon communément appelé « queue-de-rat », qui fait la transition entre la soie et la mouche. Et donc, la fameuse mouche, qui imite un insecte (la mouche imitative) ou qui provoque, par son animation et ses couleurs, un réflexe d’agressivité du poisson (la mouche incitative). Ces cinq éléments connaissent d’infinies variations dont chaque pêcheur garde le secret. «Tu choisis ta canne et ta soie par rapport aux conditions climatiques. Tu sélectionnes ta mouche en fonction de ce que tu crois que le poisson veut manger… ce qui dépend aussi des conditions climatiques. C’est au feeling », détaille Olivier.

Plus que des mots, la pêche à la mouche est avant tout une question de mouvement. «Toute la difficulté est de lancer loin une mouche qui ne pèse rien. On est aidé dans cette entreprise par une soie qui est plus lourde que l’air.» Un beau lancer consiste à faire croire au poisson que la mouche est bien réelle. Il s’agit donc de déposer celle-ci au bon endroit, délicatement et avec un minimum d’éclaboussures. D’une main, Olivier tient sa canne, de l’autre il donne du lest à la soie. « Il faut réaliser un mouvement ample : 10 heures, 10 h 10. » La soie s’envole au-dessus du pêcheur et trace dans l’air de grands « S » aussi sonores qu’élégants. La mouche doit atterrir au niveau du poisson, dans son champ de vision. Le pêcheur « anime » alors le leurre en tirant à lui la soie de sa main libre. Une fois le poisson mordu à l’hameçon, le pêcheur doit le ferrer en donnant un coup sec à la ligne. Olivier devance notre question embarrassée. « Selon de récentes études, il n’y aurait pas de terminaisons nerveuses dans la bouche des pois- sons, mais surtout du cartilage. Si le poisson avait mal, il ne se débattrait pas autant.» Une fois le poisson ferré, le pêcheur fatigue l’animal, le remonte à la surface et l’accompagne doucement

jusqu’à l’épuisette à moitié immergée. Délicatement, le moucheur ôte l’hameçon de la gueule du poisson, prend une photo et… le libère aussitôt.

La pratique du no kill fut développée au siècle dernier par les pêcheurs sportifs américains. Elle consiste à relâcher vivants les pois- sons capturés. De plus en plus courante, cette « graciation » est plébiscitée par une jeune génération pour laquelle la pêche à la mouche est à la fois une activité de pleine nature, un loisir et un sport. Une nouvelle génération à la conscience écologique qui souhaite préserver les réserves halieutiques et affiche son respect pour les poissons. Le discours des pêcheurs est néanmoins modéré, la pratique du no kill n’est pas sans risque pour les animaux et implique une philosophie de pêche que tous les moucheurs ne partagent pas encore. « Ce n’est pas anodin de prendre un poisson, explique Olivier. Il y a des précautions à prendre avant de le manipuler : se mouiller les mains, par exemple, afin de ne pas abîmer la couche de mucus qui le protège des attaques de champignons et des bactéries pathogènes.» Quelques lancers plus tard, il confie : « J’ai eu de grandes engueulades avec d’autres pêcheurs. La technique du no kill sert parfois de cache-sexe à une pratique sportive qui consiste à “scorer”: à attraper le maximum de poissons. Il faut s’autodiscipliner. Par exemple, je pêche moins en juillet et en août, car les poissons ont chaud et sont fatigués. » Aujourd’hui, seuls 5 % des rivières françaises seraient en bonne santé, principalement dans la Creuse, en Corrèze et dans les Pyrénées. Envahies par les espèces invasives (l’écrevisse américaine, le silure ou encore le cormoran, qui pêche de plus en plus loin de sa zone d’habitat), elles se vident de leurs poissons alors que les barrages empêchent les migrations des saumons et des anguilles. Mais le gros des dégâts provient de l’agriculture inten- sive, qui pollue l’eau et assèche les réserves. « La rivière est le témoin de la santé écologique d’une vallée. Si les poissons ont une mycose, c’est qu’il y a pollution. Si l’eau est trouble, c’est qu’il y a eu déforestation… » plaide Olivier.

Pour tenter d’enrayer la destruction des rivières, certains pêcheurs militent pour un système de jachère sur trois ans. La première année, on entretient la rivière, la deuxième on la laisse tranquille, la troisième on pêche. Toutes les études le montrent, la meilleure manière de protéger les poissons, c’est de sauvegarder leur habitat naturel : des berges propres, des graviers nettoyés et des herbiers, essentiels garde-manger piscicoles, multipliés. « L’intérêt du pêcheur, c’est d’avoir les rivières les plus sauvages possible pour pêcher des poissons les plus sauvages possible », insiste Olivier, qui mise sur l’existence d’une véritable prise de conscience écologique des moucheurs. « Nous fûmes parmi les premiers à nous émouvoir du sort des rivières et à s’apercevoir que les insectes disparaissaient.» Il confesse avoir pleuré de tristesse quand il s’est aperçu que la rivière dans laquelle il pêchait enfant dans l’Aube était désormais à sec. Comme tant d’autres, elle avait été abandonnée.

UN MOMENT DE DÉTENTE SUBLIME

Moulin de Chaise-Dieu-du-Theil, le reflet de l’eau sur le tronc des arbres, le bruit des flots et l’onde furtivement laissée par un poisson surgissant à la surface de la rivière appellent à la quiétude. Le parcours de pêche clos pourrait être comparé à un
practice de golf. Les meilleurs s’y entraînent, les petits nouveaux y viennent apprendre. Ici, on pêche toute l’année des poissons d’élevage stériles dans l’eau claire de la rivière Iton, qui arrose notamment la ville d’Évreux. Chemise saumon et
bretelles accrochées aux épaules, Monsieur Jean Pucci, propriétaire des lieux, se réjouit de voir disparaître l’aspect élitiste qui collait à la pêche à la mouche en même temps qu’augmente le nombre de pratiquants. « La pêche est un moment de
détente sublime, on est vraiment en contact avec la nature. C’est à la fois une pratique solitaire et conviviale : on pêche seul et on se retrouve entre amis pour le casse-croûte.» Dans le bar qu’il a aménagé au milieu de la propriété, les vitrines
regorgent de mouches de toutes formes et de toutes couleurs. « Il y a une vingtaine d’années, on avait touché le fond… On a laissé tomber des rivières », raconte Mon-
sieur Pucci avant de conclure, flegmatique: «Vous savez, jeune homme, quand on est vraiment pêcheur, quand on aime la nature, on est forcément écolo.»